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Les Débuts Reportés d’une Maestro à l’Opéra de Paris

Keri-Lynn Wilson MaestroKeri-Lynn Wilson Maestro
La Maestro Keri-Lynn Wilson
Écrit par JC Agid
Publié le 15 mars 2021, mis à jour le 17 mars 2021

Peu de femmes ont dirigé à l'Opéra de Paris, et aucune d'entre elles n'a jamais levé son bâton pour l’Habanera de Carmen, peut-être l'un des plus grands airs d’opéra de tous les temps. La Maestro canadienne Keri-Lynn Wilson devait être la première à le faire, et par la même occasion signer ses débuts à Paris en décembre dernier.

C’était sans compter avec la Covid-19 et les mesures prises à travers le monde pour tenter de contenir et stopper la pandémie. Le calendrier de Keri-Lynn Wilson s’est vite transformé en poussières musicales, réduit à quelques représentations seulement. Son site web énumère les nombreuses annulations : le concert avec l'Orchestre symphonique d'Islande, un Gala au Deutsche Oper Berlin, Carmen à l'Opéra Bastille et Rigoletto avec le Bayerische Staatsoper à Münich... À l'exception du concert d'ouverture de la Semaine de Mozart, diffusé exclusivement en streaming le 21 janvier dernier, Keri-Lynn Wilson n'a en fait plus dirigé d’orchestre pour un public et en direct depuis mars 2020.

 

Femme maestro

Keri-Lynn Wilson à l’Opéra de Paris - Illustration de Marion Naufal

 

Et si, à quelques jours des fêtes de fin d’année, le gouvernement français n'avait pas décidé de fermer tous les théâtres et salles de cinéma, Carmen à Bastille avec Keri-Lynn Wilson à la baguette, en plein Covid-19 et dans une grande ville européenne, serait devenu un symbole, une célébration musicale.

 

La pandémie responsable de ces débuts parisiens stoppés nets

Après être avoir étudié la direction d’orchestre à la Julliard School de New York, Keri-Lynn Wilson a dirigé des orchestres dans le monde entier, de Tokyo à Los Angeles, du Royal Opera House au Wiener Staatsoper.

Lors d’un entretien ‘digital’ avec les American Friends of the Paris Opera & Ballet depuis son domicile new-yorkais, la Maestro partage, affamée de travail, une énergie contagieuse. Dans un français parfait, elle nous dit vivre ‘pour la joie de faire de la musique,’ pour cette excitation vertigineuse d’une performance en direct, et de prendre ainsi tous les risques devant un public.

Après tout, l'art et la culture sont des aliments qui doivent être consommés sur place et en groupe. C'est ce qui se passera bientôt en Russie. Keri-Lynn Wilson répète actuellement avec le Bolchoï Un Bal Masqué de Verdi.

 

JC Agid : Vous étiez à Paris en décembre dernier. En temps ordinaire, j'aurais dit : ‘Fantastique, et alors’ ? Mais pour beaucoup d'entre nous aujourd’hui, je dirais, ‘Quelle chance’ !

Keri-Lynn Wilson : Si l'on met tout en perspective, j'ai arrêté de diriger le 12 mars (2020) : Carmen à l'Opéra de Varsovie. J'ai posé ma baguette sans savoir quand je la soulèverais à nouveau et, évidemment, ce fut pour une répétition de Carmen neuf mois plus tard à Paris.

Il y a tant d'histoires merveilleuses de ce passage à l’Opéra de Paris. Une le résume le mieux : la sensation d’un accueil chaleureux à la première répétition sur scène. Tout le chœur était là ; l'équipe de production, de création, le metteur en scène, les assistants et tous mes assistants sont arrivés avec 200% d'énergie. Malgré les masques, on pouvait sentir une joie de faire la musique encore une fois (en français dans l’entretien ndlr). C'était la chose la plus exaltante qui soit non seulement car je n'avais pas joué depuis neuf mois mais aussi pour les équipes de l'opéra de Paris. Je sais qu'ils venaient de produire des concerts symphoniques, mais le chœur était ravi. Il y avait tellement d'amour—je sais qu'ils seront d’accord avec ça. Tellement de choristes sont venus me dire, ‘Nous sommes si heureux de chanter à nouveau et si heureux de travailler avec vous.’ C'était vraiment un coup de foudre.

 

Voici une courte vidéo de vous dirigeant l'Orchestre de l'Opéra de Paris :

 

 

 

Vous savez il n'était pas permis de filmer à ce moment-là. Un des chanteurs a réalisé cette vidéo. C'était un merveilleux souvenir. Très triste à regarder. La façon dont vidéo s’arrête, c’est ainsi que nos répétitions se sont achevées. Une véritable guillotine.

 

Tout le monde attendait avec impatience vos débuts à Paris en dirigeant Carmen. Que s'est-il passé ?

Vous m'avez écrit à mon arrivée en France, ‘Nous sommes tellement excités’, et je voulais vous répondre, ‘Vous n'avez pas idée de l'enthousiasme que nous ressentons à l'idée de pouvoir jouer à nouveau’. Le couperet est tombé après deux semaines de préparation complète, après des répétitions avec les chanteurs et le chœur, avec l'orchestre seul, deux mises en scène avec l’orchestre avant la Générale. Nous avions juste terminé le premier et le deuxième acte et nous faisions une pause. On est venu me voir dans ma loge pour me dire que le Gouvernement venait d'annoncer la fermeture indéfinie des théâtres. Il y a eu beaucoup de larmes dans tout l’Opéra... Tout le monde venait juste de retrouver de l’espoir, de l’énergie et de la passion, nous faisons tous de la musique, nous étions spirituellement vivants, nos âmes étaient vivantes et puis tout s'est arrêté. C'est très difficile.

 

Comment pouvez-vous diriger en portant un masque ?

Avec beaucoup de difficulté. Diriger est une activité physique qui demande de l’effort. J’avais du mal à respirer. Certains musiciens m'ont dit, ‘Vous pourriez probablement demander d’enlever votre masque’. Mais je voulais être respectueuse, alors je l’ai bien sûr gardé. Toute mon expression d’actrice—les chefs d'orchestre sont des acteurs—montre tellement de choses : l'intensité de nos visages fait partie de notre langage corporel. Ils n'ont vu que mes yeux. C'était un sentiment inhabituel. Mais dès la première minute de musique, nous étions si heureux de faire de jouer. Les musiciens avaient les yeux sur moi. Tout tournait autour de nos regards. C'était magnifique, et quelle meilleure musique que celle de Carmen pour être ensemble ?

 

Vous étiez sur le point de diriger la production de Calixto Bieito, une très belle mise en scène—disponible sur la nouvelle plateforme numérique de l'Opéra de Paris. Pour que nous comprenions quel genre de Carmen vous alliez diriger, voici la bande-annonce du Carmen de Bieito à l'Opéra de Paris. C'est une production assez sexy et contemporaine.

L'opéra Carmen est très sexy. Cette production lui rend donc vraiment justice. Carmen est un personnage très vrai, brut et émotionnel. Cette production lui donne un espace d’émotions et d’atmosphères qui lui permet de s’exprimer. Ce n'est pas une mise en scène typiquement stéréotype autour des gitans espagnols, mais un cadre moderne. On a un ressenti si naturel et plus captivant encore qu’avec toute autre production que j'ai dirigée.

 

L'opéra évoque la liberté d’esprit de Carmen bien sûr, mais il s'agit aussi de Don José éperdument amoureux de cette femme. Le jour où il préfère ses devoirs militaires à la flamme passionnée de Carmen pour lui, celle-ci décide de rompre. Il est si jaloux et frustré que le soldat autrefois charmant et dévoué du premier acte est devenu un homme dangereux et violent à la fin de l'opéra. Toujours d'actualité pour vous ?

Absolument. C'est du verismo. Bizet était un grand génie. Il écrivait pour l'Opéra mais finalement, cette histoire réaliste de cette femme tuée par son amant s'est transformée en ce verismo, bien au-delà de son ambition. Carmen n’est pas tuée par son amant mais par une personne obsédée par elle. Je ne pense pas que l'amour soit le thème de cet opéra. Ce sont l'obsession, la violence, l'émotionnel et une atmosphère très incertaine dont nous faisons l’expérience avec cet opéra.

Grâce à l’incroyable portée de sa musique, Carmen a reçu beaucoup de succès. Il y a tellement de choses dans la joie de vivre, l'amour, les cigarières. C'est un opéra français à part entière. La fumée ! Et puis cet opéra devient sombre, il devient symphonique. C'est en tout point très satisfaisant pour le public—comme pour les interprètes et les musiciens. C'est tout simplement un grand opéra.

 

La télévision française a adoré l’idée de vous voir diriger Carmen à Bastille. Leurs caméras nous ont emmené dans les coulisses. Regardons cette vidéo (disponible sur le compte Keri-Lynn Wilson IG @kerilynnwilsonmaestro). N'est-il pas remarquable que l'Opéra de Paris ait été ouvert pendant quelques semaines à l’automne dernier ? Ici, à New York, tout est fermé depuis près d'un an.

Plusieurs facteurs (ont permis cela). Tout d'abord, le soutien du Gouvernement a permis bien sûr au théâtre de maintenir l’emploi et payer ses musiciens. Alexander Neef (directeur général de l'Opéra de Paris) a été fantastique et a créé des projets de représentations en streaming. Mais avec les représentations en décembre, les spectacles allaient devenir une réalité. Un autre aspect est l’environnement (de travail) très contrôlé. Le chœur, l'orchestre et chaque personne qui entrait dans l’Opéra Bastille étaient testés sans cesse. C'était un environnement sanitaire contrôlé. Nous respections tous les conditions de la Covid-19, donc ça a fonctionné. Entre les répétitions, je sortais pour une pause déjeuner, régler un problème ou acheter quelque chose. Les magasins étaient remplis de gens qui ne respectaient aucune distance entre eux, et je me disais, ‘Quel dommage que nous n'ayons pas d’équilibre entre le culturel et ce qui était permis’. Je veux dire que si les bibliothèques, les musées et les opéras sont fermés, il doit y avoir quelque chose que nous pouvons (faire). La prochaine fois, nous devons nous préparer à cela. Nous n'étions pas préparés et peut-être aussi, cela n'a pas bien été géré. Mais l'Opéra de Paris était, lui, parfaitement préparé.

 

Vous avez par ailleurs pu diriger le Mozarteum récemment pour l'ouverture de la semaine de Mozart à Salzbourg.

C'est un miracle que ce concert ait eu lieu. La Mozartwoche chaque année—‘l‘anniversaire de Mozart’—est une semaine où se produisent des orchestres très prestigieux. La série des 27 concerts, tous de Mozart, a été réduite à sept. Je dirigeai le concert d'ouverture. Il était diffusé en streaming mais sans public. Nous avons pu répéter sans masque parce que tout le monde était constamment testé. C'était la liberté et merveilleux de faire de la musique à nouveau dans un environnement de confiance. Mais ce qui était difficile, c'était l’absence de public, le sentiment le plus bizarre qui soit. Lors de l'enregistrement, après l'énergie et le frisson d’avoir terminé une symphonie, les musiciens se sont regardés, et nous n'étions pas sûrs si je devais les faire se lever ou si nous devions simplement sourire et sortir. C'était un point d'interrogation. Mais nous étions ravis de jouer. Le concert a été diffusé en streaming une semaine plus tard.

 

Quel est le rôle du public, quelle est l'importance de sentir les gens derrière vous quand vous jouez ?

Il y a un vieux dicton qui dit que les orchestres ne se soucient pas des répétitions, ils s’intéressent juste aux représentations, et c'est à ce moment-là qu'ils se donnent vraiment à 100%. Les répétitions peuvent être ardues. Il faut que tout soit techniquement parfait. C'est un processus. En fin de compte, nous le faisons à cause de la représentation, le moment où l'art prend vie. Nous préparons tout dans l'espoir de jouer devant un public.

Personnellement, les gens me demandent toujours, ‘Est-ce que vous êtes nerveuse’ ? Je réponds, ‘Absolument pas’. Recevoir tant d'énergie derrière soi en tant que chef d'orchestre ou devant soi en tant que musicien est un sentiment exaltant. C'est ce qui inspire le fait de jouer, de savoir que nous parlons, communiquons et partageons toutes ces émotions qui, bien sûr, servent au compositeur et sont des conduits du compositeur vers le public. Nous vivons pour jouer. C'est ce qui est incroyablement difficile avec la pandémie.

 

Il faut beaucoup d’entrainement pour se lancer dans ces représentations en direct. Je me demande si les musiciens, les chanteurs, les danseurs pourront se remettre à leur art lorsque les spectacles en direct reprendront.

Ils vont être là les premiers. Ils seront déjà au bord de la scène en train de dire, ‘Laissez-nous entrer’. Nous sommes tous désespérés de travailler, nous sommes désespérés de nous embrasser, nous sommes désespérés de nous cracher et chanter au visage les uns des autres, nous sommes désespérés d'être dans la fosse et de faire ce que nous aimons, c'est-à-dire de faire de la musique ensemble mais en fin de compte pour vous, vous le public.

 

 

JC Agid est Trustee des American Friends of the Paris Opera & Ballet

Pour revoir l’intégralité de ce webinar

Pour lire la version anglaise de cet article

 

 

 

JC Agid
Publié le 15 mars 2021, mis à jour le 17 mars 2021