Un corps en mouvement, des notes en harmonie, une émotion, un savoir, une porte étroite vers une idée nouvelle, un moteur inhérent à la vie, à la survie même des êtres humains, la science et l’art entretiennent ensemble une relation intime, deux miroirs qui s’observent avec en focale minuscule, l’espoir de la création.
Au Massachussetts Institute of Technologie (MIT), un professeur vient d’ailleurs de donner au Covid19 une existence musicale, semblable à l’œuvre d’un compositeur, une mélodie exceptionnelle qui pourrait aider la science à mieux comprendre le fonctionnement et les faiblesses de ce virus ravageur.
L’art au service de la science, la science au service de l’art.
Ce regard croisé entre ces deux domaines n’est pas étranger à Olivia Tournay Flatto.
Scientifique elle-même et Présidente de la Pershing Square Foundation, elle a développé un fonds de soutien à de jeunes chercheurs aux idées risquées et nouvelles pour lutter contre le cancer. Passionnée d’opéra et de ballet, elle est membre du Conseil d’Administration des Amis de l’Opéra de Paris et préside à New York la fondation des American Friends of the Paris Opera & Ballet (AFPOB) créée sous l’impulsion de Rudolf Noureev, il y a 35 ans, pour soutenir une tournée du ballet dont il avait la direction, aux États-Unis.
Les salles du Palais Garnier et de l’Opéra Bastille sont aujourd’hui fermées jusqu’à nouvel ordre, les laboratoires ne concentrent pratiquement plus leurs recherches que sur celles d’une thérapie du Covid19. Pourtant, la science et l’art—cerveau et cœur—restent plus que jamais l’essence même de nos vies.
The Art of the Virus ©️ Marion Naufal
Merci de ne pas me recevoir chez vous Olivia, dans votre bureau d’appartement, semble-t-il ?
Cette pièce a toujours été organisée comme un bureau lorsque je travaillais à la maison pour ma première fondation. Elle sert aussi de chambre d’amis et c’est là que les enfants faisaient leurs devoirs.
C’est très organisé !
Je viens de tout classer, de tout ranger. Dès le premier weekend du confinement, j’ai replacé dans ma bibliothèque tous mes livres par ordre d’importance et par catégorie de santé, de recherche, de romans, de biographies, de livres français, de livres d’enfance. J’ai jeté des boîtes entières de papiers. Il y en avait tellement. J’essaye de soigner mon trouble obsessionnel compulsif pour ces choses-là, soit je suis très organisée, soit cela peut-être très désorganisée. J’ai des piles de trucs et j’adore ranger. C’est intéressant tout ce que l’on peut découvrir chez soi.
Des souvenirs qui sont remontés à la surface ?
J’ai réveillé les états d’âme du passé. J’ai retrouvé mes livres d’écoles, ma thèse universitaire, mes notes de laboratoires lorsque j’étudiais pour mon PHD au Memorial Sloan Kettering. J’ai même retrouvé les mesures pour mes expériences, une incubation avec les picomoles d’une enzyme. Cela m’a fait un bien fou, mais je n’ai pas fini.
Un vrai retour vers le futur ? Est-ce que vous referiez tout de la même manière ?
Je me pose souvent cette question, et je me la pose encore plus maintenant. Je reviens toujours à la même idée : avec l’information que j’avais au moment où j’ai pris une décision, je crois avoir pris la seule décision qui était logique à ce moment-là dans le contexte de mon éducation et de ma famille.
Est-ce qu’être scientifique permet de mieux appréhender la crise que nous vivons ?
Nous allons apprécier d’une nouvelle façon tout ce qui est scientifique, médecin, personnel médical. Lorsque j’avais 17 ans, je voulais déjà amener des médicaments en Afrique, faire de la recherche, je pensais pouvoir ainsi changer le monde. Mais j’ai toujours été surprise que ces gens-là ne soient pas autant reconnues que les stars, les athlètes ou les étoiles de cinéma.
Cela explique votre travail actuel à la tête de la Pershing Square Foundation et la création d’un programme de soutien pour des jeunes chercheurs en cancérologie.
J’ai voulu mettre en contact ces jeunes scientifiques avec les grands philanthropes et les dirigeants de Wall Street, leur donner une plateforme, de la visibilité et permettre à tous de comprendre leur travail. L’univers de la science et des laboratoires est tellement déconnecté de celui du commerce et de la finance. C’est un monde à part, un travail dans un espace-temps différent.
Olivia Tournay Flatto et les lauréats 2014 de la Pershing Square Foundation Sohn Cancer Research Alliance
Cela change-t-il avec le Covid19 ?
En ce moment, tout le monde travaille autour d’un même projet, d’un même problème, avec un calendrier super stressant. Scientifiques, financiers et philanthropes travaillent ensemble. C’est unique.
Pourquoi est-ce que cela ne s’est jamais passé auparavant ? Ce n’est pas la première apparition d’un virus très dangereux et mortel. Prenons-nous à ce point la médecine pour un acquis, trouvant normal de ne plus être menacé par des maladies autrefois dévastatrices ?
C’est notre faute. Nous ne nous sommes pas préparés malgré Ebola, MERS et SARS, tous étaient des signes. Il fallait faire quelque chose. Beaucoup de personnes comme Bill Gates avec son TED talk de 2015 avait essayé d’attirer notre attention sur la possibilité d’une pandémie. Si nous avions dépensé l’argent qu’il fallait pour ce genre de recherches, nous n’en serions pas là.
La coordination est ici le mot clé ?
Souvenons-nous de la découverte du vaccin de la polio grâce au crowd sourcing de l’époque, un véritable effort communautaire. On a pu ainsi vacciner très vite des milliers de personnes.
Est-ce que la crise du Covid19 nous permettra de transformer durablement les politiques publiques sur la santé ou assistons-nous juste à une épiphanie momentanée de la coordination des scientifiques, financiers et politiques ?
Cette crise est un accélérateur des problèmes sous-jacents et difficiles à gérer. C’est le moment de mettre les choses à plat et de changer le système. Que ce soit dans la science ou la presse, une nouvelle génération va vouloir devenir chercheur ou journaliste, être le ‘Sanjay Gupta’ de demain.
Les media jouent un rôle clé ?
Un rôle même essentiel pour mettre cette communauté sur un piédestal. Avant de suivre un PHD en biologie moléculaire, j’ai travaillé à Philadelphie pendant un an en partageant mon temps entre le laboratoire et un studio de télévision. Je voulais être journaliste et parler de science au monde entier, je rêvais de créer une rencontre entre ces deux mondes, traduire le jargon, souvent difficile à comprendre, des chercheurs.
Et pourtant, vous mentionnez le TED Talk de Bill Gates. Des grands professeurs français comme Jean-François Delfrayssi et Didier Raoult ont eux aussi participé dans le passé à des conférences—comme celles de S3 Odéon au cœur de Paris ; les vidéos sont disponibles sur YouTube sans pourtant attirer l’attention continue des media, sans faire avancer des politiques publiques ou inciter les électeurs dans les démocraties à répondre à ces menaces. Ce qui est vrai d’ailleurs dans la santé l’est tout autant dans l’écologie et la menace climatique.
Un certain nombre de personnes entendent ces experts, mais la conséquence de cette écoute reste une question de priorité des systèmes. C’est en train de changer. Un groupe de milliardaires américains vient de créer une coalition et dispose d’une oreille pour centraliser et faire avancer les thérapies, vaccins, les idées scientifiques… Ce groupe rassemble des prix Nobels, des chercheurs de Harvard et de Cambridge, une volonté d’interactions entre le privé et le public. Le problème réside dans les budgets. Celui du NIH—un peu plus de 35 milliards de dollars dont 5,5 pour la recherche contre le cancer—n’a pas changé depuis de nombreuses années. Le budget pour les maladies infectieuses est bien moindre. C’est une question d’importance, de valeur et de calendrier.
Et en dehors du Covid19, que se passe-t-il dans la recherche en ce moment ?
Les laboratoires sont fermés. Toutes les autres recherches, autres que celles pour combattre le Covid19, ont été mises en attente.
Toute l’attention a été portée sur un seul problème. Tout le reste semble avoir disparu ?
Et les autres maladies, ces besoins dans la santé sont toujours là. Une de mes amies vient de m’écrire pour me dire, ‘Je suis dans le Dutchess county avec mon bébé de cinq mois. Je ne trouve aucun pédiatre pour lui faire ses vaccins, aucun pédiatre ne veut venir chez moi. Qu’est-ce que je fais ?’
C’est à croire qu’un autre virus se cache derrière le Covid19, celui du confinement, et dont on ne connait pas tous les effets secondaires ?
Il y a les risques mentaux, les dépressions à cause de l’économie, l’augmentation de la prise de substances et d’opioïdes.
Existe-t-il un confinement psychologique, indépendant de la qualité du lieu où nous sommes isolés—car cette situation accentue davantage nos immenses inégalités ? Sommes-nous également prisonniers d’un confinement mental ?
C’est un point très important. J’adore les contacts et je m’intéresse beaucoup aux autres. Échanger avec les autres me donne de l’énergie, c’est une source de connaissance. J’aime tellement sortir, voir mes amis et voyager. Pourtant, je me suis adaptée incroyablement bien à cette situation. Les premiers jours, je ressentais par moment beaucoup d’angoisse. Mais j’étais sans le savoir préparée par mon enfance, la solitude, les journées à lire dans ma chambre. J’appartiens à une génération qui ne connaissait ni le téléphone, ni l’email, encore moins Whatsapp. Je passais beaucoup de temps, seule, dans un jardin sans voir beaucoup de monde.
Mais, j’ai maintenant un problème de confiance. Est-ce que l’on va pouvoir faire confiance à une personne qui me dit avoir été en quarantaine confinée ? Est-ce que ces personnes ont la même notion du confinement que moi ? Je le constate avec mes enfants, ma fille vit son confinement différemment du mien. Il va falloir à nouveau faire confiance à l’autre et cette confiance-là me chagrine car nous avions appris à faire confiance à nos amis. Chacun devient aujourd’hui un potentiel ennemi.
Apprendre à nouveau la confiance et la prise de risques ?
Mais des risques qui seront mitigés par la présence d’un antiviral ou d’une thérapie.
Le mot « Science » est souvent associé au mot « Art ». En quoi ces deux matières s’assemblent elles ?
L’art et la science portent en commun les notions de créativité et d’innovation. La musique et la science ont ainsi toujours coexisté. Elles parlent au cerveau de la même manière. Lorsque je vivais à Philadelphie, j’habitais chez un ami de mes parents, Hilary Koprowski qui, avec Albert Sabin et Jonas Salk, a découvert le vaccin de la polio. C’était un grand virologue et en même temps un grand musicien. Cet homme, polonais d’origine, avait étudié au conservatoire de Cracovie et jouait au piano particulièrement bien. Quand on joue au piano, on fait appel à la rigueur, à la mémoire, à la sensibilité et la créativité, des qualités nécessaires et communes à la science.
Olivia Tournay Flatto, Aurélie Dupont ©️ AFPOB / Jared Siskin
Incidemment, un chercheur du M.I.T. a transcodé le Covid19 en musique. Le résultat est une mélodie fascinante, harmonieuse même et, selon le Professeur Markus Buehler qui a accompli cette prouesse, cela permettrait de mieux comprendre les mouvements et les vibrations du virus.
Dans la forme, ce virus est très joli car il a une couronne tout autour, la protéine de pointe. C’est un virus de 30 000 paires de bases, d’une taille très importante. Il dispose ainsi de beaucoup de cibles.
Cela fait très Star Wars, un vaisseau amiral avec des points d’entrés pour le détruire de l’intérieur !
Je pense moi à un film que j’avais beaucoup aimé dans lequel on injecte une navette microscopique avec des humains pour voyager dans le corps humain.
Ah, je me souviens : Fantastic Voyage ! Nous sommes en pleine science-fiction.
J’avais tant aimé ce film. Quand mes enfants étaient petits, je leur montrais les vidéos de la série ‘J’aime La Vie’, avec des lymphocytes, des globules blancs, des globules rouges etc. Tout ce qui se passe en nous est incroyable.
En fait la science est à la fois très compliquée et divertissante.
C’est comme un ballet.
Parlons-en ! Tandis que les chercheurs travaillent sans relâche pour trouver la bonne thérapie, le bon vaccin à ce Covid19 vicieux et invisible, les musées et les salles de spectacles n’ont eu de cesse de nous inviter virtuellement dans les galeries d’art et sur les scènes d’opéra. Nous avons aujourd’hui accès à plus d’œuvres qu’on ne peut en absorber en une journée. Que nous apporte l’art, en plus évidemment du divertissement ?
Nous n’avons pas besoin d’être éduqués, de connaitre un jargon scientifique ou d’avoir fait des études en virologie pour être ému par un ballet, pour être ému par une voix, pour être ému par une histoire, par la complexité de certains opéras, tragiques parfois, reflets exagérés du quotidien. Chacun peut trouver dans ces émotions quelque chose qui parle de notre vie, de nos propres émotions. La musique est un langage universel que nous comprenons tous.
L’émotion, une denrée nécessaire ?
C’est la musique de notre existence, ce qui nous permet d’être plus que la somme de toutes nos cellules. C’est notre esprit d’empathie, de connections, ce souffle de vie dont nous avons encore plus besoin dans cette période de confinement.
Vous représentez ici l’Opéra de Paris. Cette institution créée par Louis XIV il y a 350 ans offre chaque semaine, et exceptionnellement dans le monde entier, accès à quelques-unes de ses plus belles productions (voir en fin d’article pour le programme à venir).
Nous avons beaucoup de chance de pouvoir programmer et transmettre digitalement des œuvres. C’est merveilleux de pouvoir faire participer d’autres publics que celui en France. L’Opéra de Paris étend ainsi son rayonnement à des horizons plus grands et affirme son rôle de leadership, en faisant la promotion de leurs artistes, en leur donnant une présence digitale.
Olivia Tournay Flatto, Aurélie Dupont, Kinga Lampert, Martine et Prosper Assouline ©️ AFPOB / Sylvain GAboury
Et pour les American Friends of the Paris Opera & Ballet ?
Nous essayons de répondre aux questions sensibles du moment et de combler le fossé qui affecte celles et ceux qui ont besoin d’aide, ces jeunes artistes, ces danseurs et chanteurs, dont la carrière débute et qui vont beaucoup souffrir économiquement. Si on peut s’engager à les aider, ce serait formidable.
Est-ce compliqué d’engager nos amis américains autour d’un tel projet, de leur parler d’autre chose que de recherche scientifique en ce moment ? Car si nous résolvons la question scientifique mais détruisons tout par ailleurs dans l’art, l’économie, la vie sociale, à quoi bon ?
Comme pour les restaurants, tout un personnel s’est retrouvé du jour au lendemain sans travail. Les artistes ont décoré tout notre être et lui ont donné une dimension autre que notre confinement. Ils font partie de cette vie que nous aimons tant. Nous devons aider ces artistes, même à petite échelle.
Votre opéra et ballet préférés ?
Un opéra qui n’est pas souvent joué, mais que j’ai particulièrement aimé, Le Dialogue des Carmelites. Je le trouve intense, un mélange de désespoir et d’espoir. Et si c’était un ballet, le Bolero de Ravel adapté par Maurice Béjart… Je l’ai revu lors de la tournée du Ballet de l’Opéra de Paris aux États-Unis en 2012 avec la danseuse étoile Aurèlie Dupont, aujourd’hui directrice de la danse.
Pendant ce confinement, le réalisateur « Franco-new yorkais » Cédric Klapisch a réalisé en visioconférence un clip très partagé et apprécié avec des membres du corps de ballet de l’Opéra de Paris. Pourquoi ce petit film suscite-t-il un tel enthousiasme ?
Car il est d’une grande poésie. Klapisch nous invite chez chaque danseur, dans son environnement. On les voit danser avec leurs enfants, leurs partenaires, et cette chorégraphie choisie par les danseurs et cette musique qui les lie, ces pas de danse chez eux, est une vignette intime. En entrant dans la vie du danseur, on reçoit un message merveilleux. C’est une très jolie histoire dont les seules paroles sont la musique et le mouvement.
Chez les danseuses et les danseurs du ballet de l’Opéra de Paris, donc, Sans moi et sans paroles…
L’Opéra de Paris en streaming :
Du 4 au 10 mai : Le Songe d’une Nuit d’Été, ballet de George Balanchine
Du 11 au 17 mai : Don Pasquale de Gaetano Donizetti
Du 25 au 31 mai : Boris Godounov de Modeste Moussorgski
Jusqu’au 19 Juillet : Bastien et Bastienne de Mozart