Édition internationale

Tribune : Quand l’Amérique de Trump s’en prend aux expatriés

Cette tribune nous a été proposée par Pierre Duclaux, ingénieur freelance dans le secteur de l’aéronautique, qui collabore avec de nombreux acteurs de cette industrie à Boston et dans l'Etat du Massachusetts.

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Écrit par Rédaction - New York
Publié le 15 juin 2025, mis à jour le 17 juin 2025

Demain, je paierai 35 % d’impôt sur mes dividendes Apple. Non pas parce que j’ai fraudé, ou que j’ai quitté la France sans solder mes comptes. Mais parce que je suis français, et que l’administration américaine a décidé que cela suffisait pour me pénaliser. En tant qu’expatrié vivant aux États-Unis, je découvre aujourd’hui que ma nationalité est devenue un passif fiscal. La raison ? Une nouvelle loi votée en mai 2025 par la Chambre des représentants : le One Big Beautiful Bill Act, et sa Section 899, qui transforme la fiscalité en une arme géopolitique.

 

La Section 899, intitulée « Enforcement of Remedies Against Unfair Foreign Taxes », marque une rupture dans les relations fiscales internationales. Elle autorise les États-Unis à imposer des surtaxes allant jusqu’à 20 % sur les revenus américains de personnes ou entreprises provenant de pays jugés « fiscalement discriminatoires ». La mesure est automatique, sans nécessiter d’aval présidentiel ou de processus diplomatique. En un mot : unilatérale.

 

Derrière le jargon technique, c’est une mutation profonde qui s’opère. Nous sommes passés de la guerre commerciale à une guerre des capitaux. Les conventions fiscales bilatérales, les forums multilatéraux, les mécanismes de conciliation : tout cela est court-circuité. L’Amérique ne négocie plus, elle punit.

 

Salariés d’entreprises américaines, entrepreneurs, investisseurs individuels ou retraités, tous les expatriés français aux États-Unis sont concernés. La surtaxe s’appliquera aux revenus du travail, aux dividendes, plus-values, intérêts, loyers, voire aux revenus générés par des fondations privées.

 

Prenons un exemple simple. Un Français vivant à Boston, détenteur d’actions Apple, voit aujourd’hui ses dividendes soumis à une retenue à la source de 15 %, selon la convention fiscale franco-américaine. Demain, ce taux grimperait à 35 %, sans autre justification que son pays d’origine. Un entrepreneur français installant une filiale à San Francisco se verra imposer des taux BEAT (Base Erosion and Anti-Abuse Tax) jusque-là réservés aux très grandes entreprises. Une taxe de rétorsion fiscale fondée non pas sur les faits, mais sur l’identité nationale.

 

C’est une discrimination légalisée. Le principe d’égalité fiscale entre contribuables résidant aux États-Unis vole en éclats. Les expatriés deviennent des otages de tensions politiques qu’ils n’ont ni provoquées ni choisies.

 

La France est en première ligne. Pourquoi ? Parce qu’elle a maintenu une taxe sur les services numériques (3 % sur les revenus générés par les géants du numérique en France) et qu’elle a pleinement intégré l’impôt minimum mondial (15 %) promu par l’OCDE. Ces deux initiatives, pourtant inscrites dans des démarches multilatérales, sont désormais désignées comme « injustes » par l’administration Trump.

 

La France est ainsi cataloguée comme pays fiscalement hostile. Et avec elle, l’essentiel de l’Europe : Espagne, Italie, Danemark, Royaume-Uni, Irlande… Tous visés pour avoir adopté des mesures que les États-Unis jugent contraires à leurs intérêts économiques. Mais selon quels critères ? Selon une définition floue, discrétionnaire, laissée à l’appréciation du seul Trésor américain.

 

C’est un renversement complet des principes de la coopération fiscale internationale. Les règles ne sont plus négociées entre États. Elles sont imposées. Et les sanctions tombent sans appel, sans dialogue, sans médiation.

 

Les conséquences économiques de cette dérive sont profondes. En pénalisant les revenus américains des Européens, la Section 899 détourne les capitaux des États-Unis. Fonds souverains, fonds de pension, banques centrales : tous les grands détenteurs européens d’actifs américains voient leurs rendements menacés.

 

La suppression de l’exemption fiscale traditionnelle accordée aux entités gouvernementales étrangères (Section 892) est un saut qualitatif inquiétant. La Banque de France et la Bundesbank, qui détiennent à elles deux près de 500 milliards de dollars de bons du Trésor américain, seraient elles aussi surtaxées. Il est difficile d’imaginer un signal plus clair de retrait volontaire du multilatéralisme.

 

Cette stratégie punitive pourrait avoir un effet boomerang : perte d’attractivité du marché américain, chute du dollar, fragmentation des flux d’investissement. La logique d’un monde ouvert cède la place à une logique de blocs, de représailles, de calculs de court terme.

 

La Section 899 ne se contente pas de frapper les grandes entreprises. Elle frappe leurs citoyens, leurs diasporas, leurs investisseurs individuels. Elle nous frappe, nous les expatriés. Elle nous désigne comme leviers de pression, pièces sur l’échiquier géopolitique.

 

Mais au fond, ce que cette loi révèle, c’est un mépris plus large : celui de l’autonomie fiscale des autres nations. Et une dérive unilatérale des États-Unis, qui préfèrent punir plutôt que négocier.

 

Face à cela, il est impératif que la France et l’Union européenne réagissent d’une seule voix. Cela signifie protéger les ressortissants, garantir la continuité des accords fiscaux bilatéraux, renforcer les mécanismes multilatéraux existants. Cela signifie aussi ne pas céder à la division, alors que l’approche américaine vise clairement à isoler les pays les plus « offensifs » pour affaiblir la réponse collective.

 

Je suis expatrié. Pas fraudeur. Pas complice. Pas bouc émissaire.

 

J’appartiens à une génération européenne qui a cru à la mobilité, à la coopération transatlantique, à la circulation des idées et des capitaux. Aujourd’hui, je découvre que cette promesse est menacée — non pas par une crise ou une guerre, mais par une décision législative, prise sans nous, contre nous.

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