À plus de 80 ans, Marie-Monique Steckel est une des icônes françaises de New York. Son aventure est, ici, d’abord celle d’un amour jamais démenti avec un avocat américain et une ville découverte dans les années 1960. C’est le temps tonitruant des Fab Four—les Beatles, de la construction du Verrazano Bridge et bien sûr de Joe Cocker et son With a Little Help from My Friends à Woodstock. Une époque, à bien des égards, plus insouciantes que celle que nous vivons actuellement en 2020.
Marie-Monique Steckel a donc tout connu du New York contemporain : sa faillite, sa créativité, sa renaissance, les groupes de musique underground, Basquiat, Warhol et le Studio 54, ses tragédies, le 11 Septembre, l’ouragan Sandy et la marée du pouvoir financier. Depuis sa nomination à la tête du French Institute Alliance Française (FIAF) au début des années 2000, elle déploie une énergie rare à développer les échanges culturels et pédagogiques non seulement entre la France et la mégalopole américaine, mais aussi avec d’autres pays francophones. Ses soirées de gala dans la salle du bal de l’hôtel Plaza, auxquelles j’ai eu l’honneur de contribuer, sont devenues des rendez-vous incontournables de la vie franco-américaine, tout comme ses festivals, ses rencontres cinématographiques, ses discussions sur tous les thèmes et surtout les plus improbables. Sous la présidence de Marie-Monique Steckel, l’école du FIAF devient le premier centre d’enseignement du français en Amérique du Nord.
Mais voilà, comme pour tout le monde, tout se ralentit, s’arrête même mi-mars. Le Florence Gould Hall qui accueille théâtre, débats, concerts et films est vide depuis des mois. Le FIAF s’installe « à la maison » au moyen de nombreux programmes en ligne. L’école s’est adaptée aussi. Le bel immeuble de la 60e rue est fermé. Le réinventer devient un ultime défi pour l’ancienne présidente de France Telecom aux États-Unis, un temps conseillère de Ronald Lauder. Marie-Monique Steckel travaille sans relâche pour traverser cette épreuve et préparer le FIAF à de meilleurs jours.
Nous voilà chez vous, mais sans moi chère Marie-Monique. Comment avez-vous organisé votre vie professionnelle lors de ce confinement ? Où sommes-nous ?
Nous sommes dans ma salle à manger, entourés de mes fleurs, de mon iPad, une bouteille d’eau sur la table. Mon mari est dans son bureau.
Les fleurs ! Éphémères et intemporelles. Sont-elles essentielles ?
Absolument. C’est très important. J'ai la chance de recevoir un très beau bouquet champêtre en cadeau chaque semaine d’une talentueuse fleuriste française à New York, Agnès de Villarson. Elle avait à cœur de soutenir les jardins et pépinières de la région.
Alors que New York entre dans une nouvelle phase de réouverture, comment distinguer ce qui est et n’est pas essentiel ? En France, les fleurs ne l’étaient pas.
Ne rien avoir de vivant dans son appartement le rend stérile.
Évidemment, à quelques exceptions près, personne ne s'attendait à une crise de ce type. Je parle moins du virus que de ses conséquences économiques, sociales et humaines, vivre séparés les uns des autres.
Warren Buffet a dit que le coronavirus est comme une marée, et lorsque la marée se retire, elle nous dévoile l'individu dans sa nudité.
Donc, cette crise nous révèlerait ?
Ce confinement, que j'appelle un enfermement, est compliqué pour de nombreuses personnes de mon entourage. C’est un enfermement personnel et social très difficile à vivre pour beaucoup. Il révèle justement la force intérieure dont nous disposons et notre possibilité de reprendre pied dans le monde de demain.
Qu'est-ce que cela a révélé chez vous ?
J’ai dû mobiliser toute mon énergie pour faire face à cette tempête la tête haute. Cela m’a donné la mesure de la force intérieure que j'ai et de ses limites. Pouvoir être focalisée sur FIAF et ses difficultés a été un excellent fil d’Ariane tout au long de ce confinement. Avant cette crise, j’étais beaucoup tournée vers l’extérieur, à la rencontre d’un éventail de personnalités diverses lors d’évènements mondains très new-yorkais. Cet enfermement m’a poussée à vivre en conformité avec mes propres valeurs, et à définir moi-même les critères de mon épanouissement personnel, sans attendre de reconnaissance extérieure.
De gauche à droite, Didier Fusiller, Marie-Monique Steckel, Franck Reister, l’Ambassadeur Philippe Etienne ©️Elena Olivo
Pourquoi vis-à-vis de vous-même ?
Cette période permet de réfléchir à sa vie, à cette fresque de vie que nous avons vécue et que nous continuons à définir avec une certaine vision de là où on veut aller.
Ça, c’est la force. Avez-vous découvert une vulnérabilité ?
La vulnérabilité, c’est mon corps. Depuis quelques semaines, je vis mal le stress de la situation fragilisée de FIAF. Je vis cela avec sérénité émotionnellement et mal dans mon corps. C’est un talon d’Achille que je ne me connaissais pas.
Depuis combien de temps vivez-vous à New York ?
Depuis 1964, moment où je me suis installée avec mon jeune mari américain et notre premier fils. Nous vivions alors sur Madison Avenue, à deux blocs de FIAF.
Vous avez vu cette ville traverser toutes les crises, toutes les époques, les plus difficiles, les plus heureuses aussi, mais rien de semblable à ce que nous avons vécu à partir du mois de mars ?
En plus de 50 ans, la diversité new-yorkaise a souffert. La préoccupation financière, la place de l'argent dans New York, a pris de plus en plus de place. Manhattan semble maintenant déserté par les jeunes à cause des loyers et du coût de la vie. Dans les années 1960, j’étais membre de Judson Church, un mouvement alternatif de performances artistiques très dans le vent. Il existait à l’époque dans la communauté artistique de New York une grande tolérance vis-à-vis des autres couches sociales, entre ceux qui travaillaient dans un bureau avec un cravate et ceux qui n’en avaient pas. J’ai l’impression qu’aujourd’hui le clivage entre la communauté artistique et créative est plus marqué, du moins en ce qui concerne certaines communautés.
Un clivage ?
Une part de la communauté artistique semble être très méfiante vis-à-vis de l’argent. Le clivage entre l’Upper-Middle class américaine et les artistes semble s’être agrandi à New York. Cela m’attriste. New York était pour moi cette espèce de grande marmite extrêmement diverse, une acceptation de l’autre. Il existait ici, à mon arrivée, une fluidité en contraste avec le Paris d’alors, une fluidité attirante, nouvelle et excitante.
Une fluidité que vous avez essayé de retrouver en développant les programmes culturels du FIAF, notamment le festival Crossing The Line créé en 2007 ?
Nous avons surtout voulu montrer, avec Lili Chopra, ma talentueuse collaboratrice et directrice artistique pendant 13 ans, qu’il existait toute une frange créatrice et innovante en France qu’il fallait promouvoir à New York.
Mais toujours dans le cadre d'un échange avec les New-Yorkais.
Nous rêvions de favoriser les échanges avec les artistes américains. L'idée n'était pas d’être franchouillard. Crossing the Line nous a permis de montrer que tous les artistes ne se considéraient pas comme un peintre, un sculpteur ou un écrivain mais se plaçaient en dehors des cases et de toute segmentation.
Une vision tout de suite saluée par le New York Times comme le festival qui manquait à cette ville devenue « trop propre ». Est-ce toujours le cas ?
Le prochain Crossing the Line qui a été reporté pour 2021 va être un Crossing the Line Africa en parallèle avec la Saison Africa 2020, prévue de décembre à juillet 2021 en France, une saison qui invite à regarder et comprendre le monde d’un point de vue africain. Ce programme était prévu depuis de longs mois et il nous semble particulièrement crucial de le poursuivre dans le contexte actuel et de réaffirmer notre engagement à la diversité.
En fait, FIAF est ainsi devenu un lieu incontournable non seulement de la culture francophone mais surtout des échanges entre cette culture et celle américaine.
À part Crossing the Line, nous avons organisé pendant plusieurs années le festival World Nomads, consacré à la promotion de pays francophones. Nous estimions que ces cultures étaient insuffisamment connues à New York, et étions enchantés de pouvoir mettre en valeur des artistes libanais, haïtiens, marocains ou encore tunisiens.
Ce cosmopolitisme culturel est le meilleur véhicule pour permettre à des communautés de se connaître, de mieux vivre ensemble…
De se respecter et d’honorer ces cultures. La dernière édition de notre festival World Nomads était en 2016 mais nous avons depuis développé un partenariat avec la Fondation Rothschild pour créer un programme de dialogue international sur la diversité et l’inclusion dans les arts, Bridging
La culture a été omniprésente durant le confinement, généreuse même. FIAF a proposé des rencontres virtuelles…
Nous avons créé FIAF à la Maison, et avons offert, gratuitement, nombre de rencontres virtuelles avec de grandes personnalités du monde économique, artistique, musical et même sportif. Nous avons également développé des performances théâtrales avec beaucoup de succès. Nos programmes ont été vus par plus de 20 000 personnes pendant ces derniers mois. Ce tournant digital nous a permis de garder le lien avec notre communauté et de lutter contre l’isolement qui nous frappait tous. N’oublions pas non plus de mentionner notre centre de langues qui a fonctionné, et fonctionne encore, intégralement en ligne avec une très riche offre de cours virtuels.
Les artistes sont aujourd’hui particulièrement frappés par la crise économique qui touche le secteur culturel. Avec la fermeture des salles de spectacle, beaucoup sont désormais isolés et privés de leurs revenus. Comment faire pour les soutenir ?
Je réfléchis à créer un programme de soutien aux jeunes artistes sous la forme de commissions. Je rêve ainsi de proposer à un certain nombre d’artistes de créer des courtes vidéos. Je pense ainsi à Cal Hunt, un danseur et chorégraphe qui a participé à la production des Indes Galantes (Rameau) de Clément Cogitore et que nous avons eu le plaisir de recevoir à FIAF (présenté avec les American Friends of the Paris Opera & Ballet). Nous essaierons de plus ainsi de présenter cet automne de belles performances en ligne et de développer des programmes toujours plus inclusifs, pour offrir une large place à la diversité du monde francophone.
Le côté magique, c'est la réinvention, donner la parole, soutenir la culture et l'apprentissage même du français ; la partie plus difficile, c'est un théâtre fermé pour un temps indéterminé, un système scolaire suspendu et des institutions françaises nécessaires à New York qui font face à une difficulté parfaitement singulière.
Les institutions culturelles françaises de New York, telles que La Maison Française de NYU, celle de Columbia University, Invisible Dog, la French American Foundation, les Services Culturels de l’Ambassade de France et le Lycée Français sont en train, dans un bel esprit de partage, de mettre leurs forces en commun pour mieux promouvoir la culture française dans ces mois difficiles.
Dans l'esprit du partage, il serait bien que les personnes qui profitent et peuvent soutenir ce partage—que ce soit les institutions gouvernementales, les entreprises ou les philanthropes—restent très attentifs à ce que ce monde culturel ne s’abime pas trop. Qu’est-ce que la communauté française peut faire pour le FIAF ?
Le mot clé, c’est la générosité. Les institutions culturelles américaines sont dans une situation très précaire et ont un besoin urgent de soutien des mécènes, entreprises et de leurs communautés. FIAF a la chance d’avoir une communauté de près de 100 000 personnes et nous comptons sur chacun d’entre eux, sur tous ceux qui apprécient nos programmes culturels et pédagogiques.
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Ariane Daguin et Marie-Monique Steckel ©️Sylvain Gaboury