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Chez vous, Sans Moi : Voyage Immobile chez Éric Mourlot, Galeriste

Eric MourlotEric Mourlot
Eric Mourlot dans sa galerie ©️Mourlot Editions
Écrit par JC Agid
Publié le 26 avril 2020, mis à jour le 27 avril 2020

Banquier repenti, carrière politique rêvée mais jamais poursuivie, petit-fils de Fernand Mourlot—un des plus célèbres lithographes de France, Éric a repris il y a une vingtaine d’années la succession de son père, Jacques, et représente depuis le fonds de sa famille—des milliers de lithographies des plus grands artistes modernes et contemporains, de Picasso à Katz, d’Hockney à Le Corbusier, de Françoise Gilot à Man Ray. Dans sa galerie de l’Upper East Side, il continue à dénicher et promouvoir des jeunes artistes. Il y poursuit aussi l’exposition digitale sur Mourlot Editions de lithographies, souvent signées et numérotées. Peu importe le confinement, il (ne) nous ouvre (pas) la porte, habillé comme à son ordinaire : droit dans un blazer bleu marine et pochette blanche, chemise sans cravate, jeans et santiags, une American Spirit allumée et une fiasque de whisky à portée de main. Éric Mourlot a l’image d’un dandy rare dans le milieu de l’art, celle d’un franco-américain un tiers Clark Gable, deux tiers gentleman Farmer.

 

Eric Mourlot

Chez Vous, Sans Moi - Eric Mourlot, imaginé par Marion Naufal ©️Marion Naufal

 

Merci de ne pas m’inviter chez vous. D’ailleurs, où sommes-nous ?

Je vous reçois dans ma galerie sur la 79ème rue à Manhattan, dans l’Upper East Side, au cœur de New York—ce qui n’est d’ailleurs plus le centre de New York puisque tout le monde reste chez soi.

 

Éric Mourlot dans sa galerie ! Il semble donc que si tout change, tout reste identique ?

The more things change, the more they stay the same ! La galerie est évidemment fermée. Plus personne n’y passe. Mais l’amour de l’art reste en tous cas bien vivant. Beaucoup de monde estime que l’art est important pour notre bien-être. Il leur est essentiel de penser à des choses qui nous élèvent.

 

Est-ce que le dialogue avec vos clients amateurs d’art et collectionneurs a évolué depuis le début de la crise ?

Les relations par email ont pris une autre profondeur. Les conversations sont illustrées ; les phrases réfléchies ; et le vocabulaire plus riche. Avant, on nous demandait juste des informations de base sur les œuvres. Depuis le début du confinement, mes interlocuteurs prennent le temps de parler, d’exprimer leurs sentiments, d’échanger ; ils travaillent leur grammaire et le choix des mots. Ils veulent comprendre l’histoire d’une œuvre ou d’un artiste.

 

On vous contacte donc davantage pour parler d’art que pour acheter une lithographie ?

C’est le paradoxe, je reçois toujours des demandes via notre site internet mais le dialogue porte plus sur la qualité et la valeur artistique d’une œuvre que sur son prix. C’est une conversation à la fois patiente et immédiate à la recherche d’un savoir et d’émotions sur une œuvre, un artiste, et même d’un souvenir sur les couleurs et les parfums d’un lieu.

 

Avec qui avez-vous eu ces conversations ?

Avec un Américain d’une soixantaine d’années habitant en Virginie. Cet homme souhaitait des informations sur deux lithographies de Raoul Dufy. Il m’a évidemment posé beaucoup de questions techniques, mais il s’interrogeait aussi sur la signification de l’œuvre et le message que Dufy essayait de transmettre. Nous avons échangé une correspondance épistolaire de six ou sept emails.

 

Qu’est-ce qui l’intriguait chez Dufy ?

Il voulait savoir comment cet homme—un spécialiste de l’art du papier peint—s’était ouvert à une dimension beaucoup plus artistique. Dufy a toujours été un artiste. Il dessinait des papiers peints pour survivre et cela a contribué à le rendre célèbre. Nous avons ensuite parlé de ceux qui ont suivi Dufy—dont Matisse, des artistes qui pensaient que la beauté était ce qu’il y avait de plus important dans leur œuvre. Pour d’autres comme Braque, c’était la spiritualité qui dominait ; pour Picasso, c’était la politique. Mais chez Dufy et Matisse, la beauté devenait l’élément principal de leur art.

 

Avez-vous vendu une lithographie à ce client de Virginie ?

Il a finalement décidé d’en acheter trois. Il m’avait contacté pour une pièce spécifique qu'il avait vu sur notre site internet. Cette lithographie représente un édifice à Nice. Il avait beaucoup aimé cette ville et voulait comprendre pourquoi les couleurs étaient si claires, si profondes et représentatives du fauvisme de Vlaminck et de Matisse. Il a aussi aimé une pièce plus sobre et posée de Dufy qui représente une vue d’une fenêtre sur une rue. Ces deux œuvres s’opposent. La première est un regard de l’extérieur et la seconde de l’intérieur, et les deux sont composées de couleurs totalement différentes, une autre caractéristique du fauvisme.

 

Eric Mourlot

Lithographie de Raoul Dufy ©️ Mourlot Editions

 

Et la troisième lithographie ?

Mon nouvel ami de Virginie a choisi une œuvre totalement différente et abstraite du peintre américain Sam Francis qui, comme Dufy, était un coloriste. J’ai compris alors que mon client adorait les couleurs, ce qui ne me surprend pas car nous sommes bloqués à la maison. Nous avons besoin de couleurs, nous avons besoin de vie, de sortir. Les couleurs de l’extérieur nous manquent.

 

Quels artistes ont également la côte en ce moment ?

J’ai reçu une demande de l’Utah pour un poster lithographique d’Édouard Manet réalisée pour une exposition à Marseille en 1961 et représentant une femme très gracieuse et élégante en haut de forme. Un collectionneur m’a aussi commandé une affiche très rare de Picasso de 1964. Un autre, en Angleterre, vient de m’acheter une œuvre sur Menton de l’artiste anglais Graham Sutherland. Encore des couleurs vives.

 

Menton, Nice, Marseille… Serendipity ! car beaucoup des peintres habitués des ateliers Mourlot aimaient les abords de la Méditerranée.

C’était évidemment le cas de Picasso qui a habité près de la montagne Sainte Victoire à Vauvenargues, mais aussi à Vallauris et Antibes ; Matisse a vécu à Nice, Bonnard au Cannet, Chagall à Saint Paul de Vence ; Dufy bien sûr et même Cocteau passaient beaucoup de temps sur la Côte d’Azur.

 

Vous replonger dans l’inventaire Mourlot pendant ces semaines de confinement vous permet en fait de beaucoup voyager !

J’en profite pour apprendre. Je deviens très sensible aux demandes plus fouillées de mes clients. J’ai beaucoup plus de temps à leur consacrer ; je peux donc faire des recherches plus approfondies.

 

Finalement, vous aimez bien ce temps au ralenti.

C’est le silver lining comme diraient les anglais. Même si c’est une période difficile qui m’attriste beaucoup, on peut profiter de ce qui nous arrive pour apprécier certaines choses qui sont fondamentales et qui, peut-être seront sources d’inspiration pour changer le monde. J’espère que l’on continuera à préférer la qualité et l’émotion de l’art à sa valeur spéculative.

 

Avez-vous déniché récemment des trésors cachés parmi les centaines d’œuvres que vous possédez ?

J’ai retrouvé « ma main » lorsque j’avais un an, immortalisée par Paul Jenkins, cet artiste américain très proche d’Andy Warhol et de Jackson Pollock.

 

Eric Mourlot

Lithographie de Paul Jenkins avec la main d’Eric Mourlot bébé ©️ Mourlot Editions

 

La « main » d’Eric Mourlot ! N’est-ce pas aussi celle qui s’amuse à dessiner sur un projet de lithographie dans le dos de Mirò ?

Ah, ça c’était une grosse erreur. J’étais un gosse de sept ans ! Miró et mon grand-père Fernand venaient de sortir déjeuner. J’ai profité de ce moment d’absence pour gribouiller une cigarette sur une des pierres lithographiques inachevées d’un de ses dessins. Les employés de l’atelier étaient évidemment très embêtés—j’étais le petit fils du patron. Lorsqu’ils ont fini par en parler à mon grand-père, Mirò s’est retourné et avec son accent inimitable de Majorque s’est exclamé : « non, c’est très très bien, c’est une collaboration ». Il a même pris une des lithographies, a ajouté de la fumée à ma cigarette et me l’a dédicacée.

 

Vous avez aussi retrouvé un rare dessin de Cocteau ?

Un fabuleux dessin de Cocteau dédié à mon grand-père. J’imagine qu’ils devaient être ensemble en train de boire un café sur une terrasse de Montparnasse. Cocteau a probablement sorti un crayon et on en a fait une affichette.

 

Cocteau n’était évidemment pas seulement un écrivain, un dramaturge, un réalisateur ; c’était un artiste multimédia, très contemporain.

C’était un être admirable, une personne à fleur de peau, élégante et humble. Lors de l’inauguration de La Chapelle de Saint-Pierre des Pêcheurs à Villefranche, il a quitté les invités et le ministre pour aller discuter avec les pêcheurs sur le petit port. Il avait créé cet endroit pour eux.  

 

Dans son Discours du Grand Sommeil, il écrit ces quelques lignes poétiques qui me font justement penser à votre regard sur la beauté, un peu amère, du ralentissement de notre temps. « Notre vitesse est si forte qu'elle nous situe à un point de silence et de monotonie. Je te rencontre parce que je n'ai pas toute ma vitesse et que la fièvre te donne une vitesse immobile rare chez les vivants. » Finalement la vitesse, ce serait accélérer sa mort tandis que la lenteur ce serait savoir apprécier la vie. Comme l’écrit Cocteau dans ce poème, « C’est bon le relief ».

À force de devoir être immobile en ce moment, on devient plus attentif à tout ce qui nous entoure. Évidemment, je pense à ces mots, encore de Cocteau, rédigés en 1955 sur une de ses lithographies :

 les murs ont des oreilles 

ils ont même des bouches : les affiches
Mourlot vous présente

quelques-unes de leurs chansons,

quelques-uns de leurs cris

 

Ma galerie fermée reste ainsi aujourd’hui plus bruyante, plus vivante que jamais.

 

Pour visiter la galerie d’Éric Mourlot

Pour lire l’article en version anglaise

 

Eric Mourlot

Lithographie de Jean Cocteau ©️ Mourlot Editions

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