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La dépression infantile en Espagne : une crise silencieuse qui éclate au grand jour

En Espagne, la santé mentale des enfants et adolescents traverse une crise d’une ampleur inédite. Depuis la pandémie, les consultations explosent, les services publics sont saturés et les idéations suicidaires connaissent une hausse inquiétante. Les professionnels du terrain alertent sur un phénomène durable, structurel, et encore largement sous-estimé.

Une enfant qui regarde par la fenêtreUne enfant qui regarde par la fenêtre
@Bermix Studio, Unsplash
Écrit par Lisa Taleb
Publié le 8 décembre 2025

Dans les salles d’attente des centres de santé mentale pédiatrique, les parents observent leurs enfants sans trop savoir ce qui leur arrive. Anxiété, agitation, repli, troubles du sommeil : les signaux sont visibles, mais les solutions tardent à exister. Cette vague de souffrance, qui s’est amplifiée après la pandémie, marque un tournant dans l’histoire récente de la santé mentale en Espagne.

« Depuis la crise du Covid, j’ai observé une explosion de souffrance psychique chez les enfants et les adolescents. Les plus vulnérables, notamment les enfants TDAH ou ceux présentant des troubles du spectre autistique, ont été particulièrement touchés par les confinements », raconte Sarah, neuropsychologue à Barcelone. Son constat rejoint celui des professionnels du pays. Selon le ministère de la Santé, les consultations infanto-juvéniles en santé mentale ont augmenté de 24 % entre 2020 et 2023. En Catalogne, les hospitalisations pour motifs psychiatriques chez les mineurs ont progressé d’environ 40 %, d’après l’Informe de Salut Mental 2023 de la Generalitat.

 

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Une réalité chiffrée qui alarme l’Espagne

Les études récentes confirment l’ampleur du phénomène. En 2023, la Fondation FAD Juventud révélait que trois jeunes sur dix estimaient que leur santé mentale s’était dégradée depuis la pandémie. Les appels à la Fondation ANAR, spécialisée dans l’aide à l’enfance, ont connu une hausse spectaculaire, avec une augmentation de près de la moitié des signalements liés à l’anxiété. L’impact sur le comportement des mineurs se traduit aussi par une multiplication des gestes auto-agressifs, une tendance que les professionnels observent depuis trois ans.

Le Centre Reina Sofía, dans son rapport 2024, dresse un tableau particulièrement préoccupant : 48,9 % des adolescents espagnols affirment avoir déjà eu des pensées suicidaires, ce qui signifie que ceux qui y ont déjà pensé sont désormais plus nombreux que ceux qui n’y ont jamais songé. Ce basculement symbolique illustre la profondeur du malaise. Le CIBERSAM, réseau public de recherche en santé mentale, rappelle que les suicides chez les 12-17 ans ont augmenté de 32 % entre 2019 et 2021, faisant du suicide la première cause de mortalité chez les moins de 30 ans en Espagne. Ces données constituent un signal d’alarme que plus personne ne peut ignorer.

 

Les écrans, la comparaison et l’isolement comme amplificateurs

Au-delà du Covid, d’autres facteurs contribuent à alimenter le malaise. L’isolement imposé par les confinements a accéléré un phénomène déjà présent : la construction identitaire à travers les écrans. Les réseaux sociaux sont devenus à la fois un refuge et une source de pression permanente. « Les adolescents se comparent beaucoup. Les réseaux sociaux n’aident pas à construire une identité stable. La pression sociale extérieure n’a jamais été aussi forte », analyse Sarah. Dans les cabinets comme dans les écoles, les enseignants et les psychologues constatent une hausse de la dysmorphie corporelle, de l’anxiété sociale, des troubles de l’estime de soi et des comportements compulsifs liés à l’utilisation prolongée des écrans.

Une étude publiée en 2024 par l’Observatorio de la Juventud montre que la majorité des jeunes reconnaissent que les réseaux sociaux influencent négativement leur humeur quotidienne. Une proportion importante d’entre eux affirme se sentir « constamment jugée » en ligne, ce qui alimente un climat de comparaison permanente, souvent renforcé par les filtres, les retouches et les normes esthétiques inatteignables. 

La dégradation de la santé mentale n’épargne pas les plus de 18 ans. La frontière entre adolescence et âge adulte s’est brouillée, et les jeunes adultes expriment une anxiété nouvelle, marquée par l’éco-anxiété, l’incertitude professionnelle et les difficultés de projection dans l’avenir. « On parle beaucoup des enfants, mais les jeunes adultes sont aussi touchés. Il y a une montée de l’éco-anxiété et des questionnements existentiels. Comme si la pandémie avait réveillé une anxiété latente », observe Sarah.

Des services publics à bout de souffle

Face à cette explosion des demandes, le système de santé mental pour mineurs peine à répondre. Les pédopsychiatres manquent, les psychologues aussi, et les listes d’attente deviennent interminables. « En France comme en Espagne, les services publics en pédopsychiatrie sont saturés. Il n’y a pas assez de places pour accueillir tout le monde, et les délais d’attente peuvent s’étendre entre six mois et deux ans », souligne Sarah. Son constat se répète dans tous les centres de santé publique du pays.

L’Observatorio de Salud Mental España indique qu’en 2024, le pays ne comptait que neuf pédopsychiatres pour 100.000 mineurs, un chiffre nettement inférieur à celui de nombreux pays d’Europe du Nord. Les familles se retrouvent alors face à un choix impossible : attendre des mois avant une prise en charge publique, ou se tourner vers le privé, où les consultations peuvent facilement dépasser 60 euros. Les inégalités sociales s’en retrouvent renforcées, laissant de nombreux enfants sans accompagnement pendant les périodes où ils en auraient le plus besoin.

 

Une réponse politique encore incomplète

Pour tenter de répondre à cette urgence, le gouvernement espagnol a lancé en 2022 son Plan National de Santé Mentale, censé s’étendre jusqu’en 2026. Ce plan prévoit d’améliorer l’accès aux services de psychothérapie, de renforcer la prévention dans les écoles et d’ouvrir davantage de centres spécialisés. Mais les évaluations publiées en 2024 montrent que seuls une partie des objectifs est véritablement mise en place, notamment en raison du manque de personnel qualifié.

Dans les communautés autonomes, les efforts varient. Certaines, comme la Catalogne, ont ouvert de nouvelles unités de psychiatrie de jour pour les adolescents, mais ces mesures restent encore insuffisantes face à l’augmentation massive des demandes.

 

Une génération fragile mais lucide

Si la situation est inquiétante, les professionnels soulignent aussi la montée d’une parole plus libérée. Les jeunes osent davantage demander de l’aide, parler de leurs émotions et mettre en mots leur souffrance. Cela permet d’identifier plus tôt les symptômes, même si le suivi reste difficile à garantir.

Pour Sarah, cette crise révèle avant tout « la fragilité d’une génération exposée à des pressions nouvelles et à un rythme social qui ne lui laisse aucun répit ». Elle insiste sur l’importance d’une réponse collective, impliquant les familles, les écoles, les pouvoirs publics et les professionnels de santé. « On peut agir, mais il faut le faire vite. Les enfants ne peuvent pas attendre des mois pour obtenir de l’aide », rappelle-t-elle.

 

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