Professeure à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste de linguistique, Sonia Gómez-Jordana Ferary explore depuis près de vingt ans les mystères de la sagesse populaire. Dans son dernier livre, ¿Por qué los refranes siempre tienen razón?, elle s’amuse à décortiquer les proverbes en espagnol et en français, entre bon sens ancestral, héritage culturel et malentendus linguistiques. Rencontre en sortie d’antenne, devant le Teatro Real de Madrid.


Bonjour Sonia ! Nous sommes aujourd’hui devant le Teatro Real, où tu viens de terminer une interview à propos de ton livre Pourquoi les dictons ont-ils toujours raison ? pour Radio Nacional.
Merci pour cette interview ! Oui, je sors à l’instant d’un entretien pour l’émission Un idioma sin fronteras sur Radio Nacional. Je suis ravie de discuter avec toi de mon livre, qui s’intitule en espagnol ¿Por qué los refranes siempre tienen razón? J’aime beaucoup ta traduction en français. Tu proposais Pourquoi les dictons ont toujours raison – ce qui marche très bien aussi, d’ailleurs !
Dix proverbes espagnols pour comprendre (un peu mieux) l’amour
Justement, y a-t-il une différence entre ces deux termes ?
En espagnol, on a deux mots qui sont presque synonymes : proverbio et refrán. Mais dans d’autres langues, comme le français, l’italien ou l’anglais, on utilise en général un seul terme : proverbe, proverbio, proverb…
En français, proverbio et refrán se traduisent donc par proverbe, sauf peut-être dans un cas particulier : les dictons météorologiques. Par exemple : « À la Sainte-Catherine, tout bois prend racine » ou « Après la pluie, le beau temps ».
Les dictons sont des phrases courtes, imagées, souvent liées aux saisons, à la météo ou à l’agriculture. Donc quand on parle de proverbios ou refranes en espagnol, cela correspond en général aux proverbes français… sauf quand il s’agit de météo : là, on parlerait plutôt de dictons.
Les proverbes, ce sont des outils linguistiques puissants. Plus on en connaît, plus on a de ressources pour argumenter et s’exprimer.
Dis-nous la vérité, Sonia, le titre “Les proverbes ont toujours raison”, c’est une vérité absolue ou une astuce éditoriale bien trouvée ?
C’est un peu des deux ! Le titre est volontairement provocateur. C’est effectivement un choix éditorial, mais je défends cette idée dans le livre. Les proverbes, ce sont des outils linguistiques puissants. Plus on en connaît, plus on a de ressources pour argumenter et s’exprimer.
Il est vrai qu’il existe des proverbes contradictoires, comme en espagnol : « A quien madruga, Dios le ayuda » (Dieu aide celui qui se lève tôt), et son contraire : « No por mucho madrugar, amanece más temprano » (Ce n’est pas parce qu’on se lève tôt que le jour se lève plus vite).
En français aussi, on trouve des opposés comme : « Une hirondelle ne fait pas le printemps » vs. « Il n’y a pas de fumée sans feu ».
Le sens d’un proverbe dépend du contexte dans lequel on l’emploie. On choisit celui qui soutient le mieux notre propos. C’est pourquoi, selon moi, ils ont toujours raison.

Comment est née l’idée de ce livre ?
Il y a 25 ans, mon directeur de thèse, Jean-Claude Anscombre (chercheur au CNRS et à l’École des Hautes Études en sciences sociales), m’avait proposé deux sujets : soit la structure en train de (équivalent du gérondif espagnol), soit les proverbes. J’ai choisi les proverbes, car cela alliait linguistique, culture et créativité. J’ai d’abord publié un ouvrage universitaire sur leur sémantique et leur syntaxe. Mais ce livre-ci s’adresse au grand public, avec une approche plus accessible.
Comment ta relation aux proverbes a-t-elle évoluée ? Quels sont tes axes de recherche actuels ?
Les proverbes ont longtemps été au cœur de mes recherches, et je continue à les repérer dans les conversations, les chansons, les films, et même dans les tableaux. Aujourd’hui, je m’intéresse aussi aux marqueurs du discours — ces petits mots comme « justement », « décidément », ou « voyons voir » — qui orientent le discours.
Récemment, j’ai travaillé aussi sur les lettres privées de femmes, comme celles d’Eugénie de Montijo, une Espagnole à la cour de France. C’est un matériau fascinant.
Contrairement à ce qu’ont longtemps affirmé certains linguistes, les proverbes évoluent.
Les proverbes semblent souvent figés, voire archaïques. Évoluent-ils réellement avec le temps ?
Oui, contrairement à ce qu’ont longtemps affirmé certains linguistes, les proverbes évoluent. Par exemple, « Chien qui aboie ne mord pas » était formulé autrement au Moyen Âge, sous la forme « Chascuns chien qui aboie ne mord pas ». Ou alors l’actuel « Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces» existait au XVIème siècle sous la forme : « Tousjours viel singe est desplaisant, Moue ne fait qui ne desplaise. » La forme a évolué.
En espagnol, “En casa del herrero, cuchillo de palo” (littéralement chez le forgeron, couteau en bois ou plutôt Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés) se disait sous la forme “En casa del herrero, badil de madero”, mais comme le mot badil est tombé en désuétude, il a été remplacé par cuchillo ou cuchara. Les proverbes changent de forme, mais leur fonction persiste.
Faut-il les interpréter selon leur contexte ?
Absolument. Par exemple, « Qui aime bien châtie bien » faisait partie de l’éducation dans le passé, mais il ne peut plus être utilisé tel quel aujourd’hui. Il y a quelques mois, dans un train Madrid-Paris, j’ai vu un autocollant dans les toilettes : une princesse couchée sur laquelle un prince semblait vouloir l’embrasser. L’image en question était accompagnée de la formule « Qui ne dit mot ne consent pas », en opposition au proverbe classique « Qui ne dit mot consent. » L’auteur de cette image a capté la forme proverbiale pour la subvertir en ajoutant une négation. Cela montre bien que les proverbes doivent parfois être réinterprétés, voire subvertis.
Y a-t-il un proverbe français souvent mal compris ?
Il y a des proverbes qui sont peut-être plus opaques que d’autres : « L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions », peut-être. Et il existe un cas assez curieux, surtout si l’on compare plusieurs langues. C’est le cas de « Pierre qui roule n’amasse pas mousse ». En français, il est compris comme : si tu bouges trop, tu n’accumuleras rien. Une des hypothèses étant que ce mousse proviendrait de l’adverbe médiéval moult, beaucoup : « pierre qui roule n’amasse pas moult », n’amasse pas beaucoup.
Mais en espagnol, « Piedra movediza nunca de moho se cobija », moins courant que la version française, signifie plutôt que rester immobile provoque de la moisissure. L’un, le français, incite à ne pas bouger, alors que l’espagnol est orienté vers le mouvement. Le même proverbe, interprété à l’opposé selon la langue ! C’est aussi le cas en anglais : « A rolling stone gathers no moss » peut être compris différemment selon que l’on soit en Écosse ou en Angleterre. Ce sont de véritables faux amis.
Vois-tu des différences marquantes entre les proverbes français et espagnols ?
Je pense que les proverbes sont universels. L’idée est la même, bien que les métaphores changent. En espagnol : « Más vale un pájaro en mano que ciento volando » ; en français : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » ; en italien : « Un uovo oggi è meglio di una gallina domani » ; et en anglais : « One bird in the hand is worth two in the bush ». Ce sont des variations culturelles autour de la même sagesse populaire.
Que possède un proverbe que n’a pas un tweet à 100 likes ?
Le format est similaire : court et percutant. Mais le proverbe a un poids historique, un héritage culturel transmis de génération en génération. Certains hommes politiques, voire certains dictateurs, s’en sont servis. Par exemple, Franco, après avoir bombardé Guernica, a lancé sur Bilbao des tracts où il y avait juste écrit : « Cuando las barbas de tu vecino veas pelar, pon las tuyas a remojar. » C’était un avertissement fort, qui tirait sa puissance de l’ancienneté du proverbe, de l’héritage. Il réalise une menace terrible et percutante par le biais d’un seul proverbe. Un tweet n’aurait pas cet impact.
Les emojis peuvent-ils remplacer un dicton ?
Non, jamais. Ils peuvent accompagner un proverbe peut-être, mais pas le remplacer.
Quel proverbe te guide dans ta vie ?
Qui ne risque rien n’a rien.
Schopenhauer aurait-il encouragé les proverbes dans le débat politique actuel ?
Je ne suis pas du tout experte en philosophie, mais je pense qu’il aurait certainement encouragé leur emploi, dans la mesure où les proverbes sont présentés comme étant des vérités générales, que cela soit vrai ou non. D’ailleurs, les proverbes sont très présents en politique. Pedro Sánchez, dans son livre Manual de Resistencia, dit qu’il a changé le matelas à son arrivée à la Moncloa, car « dos que duermen en mismo colchón se vuelven de la misma condición » – « ceux qui dorment sur le même matelas ont la même condition », ce qui a provoqué une quantité de mèmes et a beaucoup fait rire les journalistes.
Il voulait marquer une rupture avec Rajoy. Pablo Iglesias se sert d’adages en latin, tel que « Excusatio non petita, accusatio manifesta ». Et Rajoy est bien connu pour ses tautologies telles que « un vaso es un vaso y un plato es un plato ». D’ailleurs, pour le cas français, le proverbe « On ne tire pas sur une ambulance » a été mis en vogue par Françoise Giroud dans L’Express en 1974. Elle voulait finir de détruire un faible Chaban-Delmas, proche de De Gaulle, et elle a fini son article en énonçant le proverbe « On ne tire pas sur une ambulance », montrant ainsi la faiblesse de l’adversaire de Mitterrand.
Et, selon toi, quel proverbe illustrerait le mieux la crise politique actuelle en Espagne ?
Cría cuervos y te sacarán los ojos — « Élève des corbeaux, ils t’arracheront les yeux. »
Sonia Gómez-Jordana Ferary est Professeure des Universités à l’Université Complutense de Madrid, dans le Département de Philologie française. Elle a réalisé une thèse de doctorat en cotutelle (2006), sur l’analyse linguistique des proverbes français et espagnols, entre l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris et l’Université Complutense de Madrid, dirigée par les Professeurs Jean-Claude Anscombre et Amalia Rodríguez Somolinos. Aujourd’hui, elle travaille aussi bien sur les proverbes que sur les marqueurs du discours et les lettres de femmes.












