Aussi incroyable que cela puisse paraître, la France et l'Espagne n'avaient pas de traité d'amitié. C'est chose faite depuis le mois dernier. Acteur privilégié de ce moment historique, l'ambassadeur de France en Espagne, Jean-Michel Casa, est revenu pour lepetitjournal.com sur les points forts de ce traité.
Comment qualifieriez-vous l'ambiance autour de ce sommet ?
Le sommet à Barcelone s’est très bien déroulé. C’était pourtant un défi pour le gouvernement espagnol que de choisir Barcelone, notamment en raison de la mobilisation des indépendantistes catalans. Mais finalement, cela a été un échec pour ces indépendantistes, puisque la place d'Espagne (en contrebas du Musée des Arts de Catalogne, où se tenait le sommet) était aux trois-quarts vide.
Autrefois les traités entre pays, c’était des échanges de territoires et des mariages de princesses, alors que maintenant, ce sont des accords à tous les niveaux, commerciaux, industriels, culturels, éducatifs, etc.
Le sommet franco-espagnol a été marqué par une excellente ambiance, avec une importante délégation, dix ministres aux côtés des deux Présidents. Après des mois de travail, le traité qui a été signé à cette occasion, et dont la préparation avait été décidée à Montauban, a été rédigé à la fois de façon très sérieuse, très fluide et en un temps record ; il y a eu une excellente collaboration entre les équipes française et espagnole. De plus, le Président Macron était vraiment ravi de pouvoir rencontrer la communauté française de la circonscription consulaire de Barcelone.
Le sommet de Montauban a permis la signature de la convention de double nationalité. Quels sont les points à retenir de ce traité ?
En fait, le traité d’amitié et de coopération signé à Barcelone le 19 janvier n’est pas comparable à une convention spécifique, à caractère consulaire, telle que celle relative à la double nationalité signée à Montauban. Le Traité de Barcelone est un traité d’amitié et de coopération, un traité plus "politique" qui vise à structurer et à amplifier les relations existantes dans tous les domaines. On peut le rapprocher du Traité de l'Élysée signé avec l’Allemagne il y a 60 ans, traité de l’Elysée complété par le traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, et avec le traité du Quirinal signé avec l’Italie en 2021. Il s’agit avant tout d’un traité entre pays européens, destiné à renforcer la coopération dans un cadre européen. Comme le dit le traité de Barcelone "l’amitié et la coopération étroites" entre la France et l’Espagne "prennent leur pleine signification dans, par et pour l’Europe".
Comme l'a souligné le Président Emmanuel Macron, on se demande comment on a pu vivre sans!
Mais pourquoi était-il nécessaire maintenant ?
Et bien, justement parce qu’il n’y en avait pas! Disons que maintenant il existe un véritable cadre pour nos relations: jusqu’ici, il y avait une série de textes qui dataient, curieusement, pour la plupart, d'avant l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne (1986). Comme l'a souligné le Président Emmanuel Macron, on se demande comment on a pu vivre sans ! Il était important de consacrer la qualité de nos relations et c’est aussi une manière pour la France de consolider une forme de position centrale dans l’Union européenne.
Nous ne pourrons pas évoquer tous les sujets de coopération bilatérale, puisqu'il y en a seize principaux, mais pouvez-vous citer les axes les plus importants?
Quelques exemples concrets, oui. Dans le secteur de l’éducation, des campus des métiers vont être mis en place (dans l’hôtellerie par exemple). Des avancées tangibles dans la reconnaissance des diplômes vont également être recherchées, même si c'est un sujet compliqué, puisque les compétences en matière d'éducation en Espagne dépendent des communautés autonomes. Nous allons aussi avancer sur le modèle de l'alternance, un sujet sur lequel la France peut apporter à l'Espagne. Enfin, un conseil franco-espagnol de la jeunesse va se mettre en place pour favoriser les échanges.
Je crois pouvoir dire que les relations entre la France et l'Espagne, dans le cadre européen qui nous réunit, ont rarement été aussi intenses et heureuses qu’aujourd’hui.
Dans le domaine de la santé, un mécanisme mutuel d’assistance sanitaire va être instauré et, de la même façon, nous travaillerons plus activement sur une reconnaissance mutuelle des diplômes médicaux et paramédicaux. Un autre point important est le renouvellement de l’accord de défense et de sécurité, qui datait de 1983 et que nous avons remplacé par un traité ad hoc, qui comprend une série d'objectifs très ambitieux et une nouvelle feuille de route pour la relation bilatérale entre les deux pays. La France et l'Espagne partagent les mêmes priorités en matière de défense, sans parler des projets communs, à trois, avec l’Allemagne, tels que le Système de combat aérien du futur (SCAF).
Il était important de consacrer la qualité de nos relations et c’est aussi une manière pour la France de consolider une forme de position centrale dans l’Union européenne.
En matière de sécurité intérieure aussi, la coopération est très importante?
La coopération est effectivement très forte avec plus de 3.000 actions de coopération franco-espagnole opérationnelles annuelles, qui vont de l’échange d’informations à la lutte contre les réseaux de passeurs et à la traite d'êtres humains. Et précisément, les frontières doivent être contrôlées pour prévenir des risques d’infiltration terroriste, mais aussi, les flux secondaires de migrants qui entrent en Espagne pour ensuite aller vers le nord. Il y a actuellement neuf points de passage frontaliers qui sont totalement ou partiellement fermés (9, sur 39 au total tout le long de la frontière entre les deux pays); nous, nous avons rétabli les contrôles Schengen, à la différence de l’Espagne, qui a décidé de ne pas le faire. Mais signer un traité, ça ne veut pas dire qu’on est d’accord sur tout. Il s’agit justement de trouver des compromis sur les sujets, au cas par cas. En travaillant ensemble, on essaie de préfigurer des accords au niveau européen, parce qu’il y a une dimension fondamentalement européenne dans ce traité.
Un bon exemple de cette dimension européenne sont les interconnexions?
Les interconnexions sont en effet un sujet européen, et non bilatéral, d’autant que de telles infrastructures sont extrêmement coûteuses et exigent un financement de l’UE.
Signer un traité, ça ne veut pas dire qu’on est d’accord sur tout. Il s’agit justement de trouver des compromis sur les sujets, au cas par cas.
Pourtant, l'Espagne a souvent accusé la France de ne pas vouloir d'interconnexions?
Ce n'est pas le cas. Mais il y avait, c’est vrai, avant Barcelone, deux désaccords: un sur la répartition des surcoûts pour le projet d'interconnexion électrique dans le golfe de Gascogne et un autre sur la définition de l’hydrogène. En ce qui concerne le golfe de Gascogne, on a rencontré un problème avec "Mère nature", un obstacle naturel: nous avons dû contourner la fosse sous-marine de Capbreton, ce qui suppose un surcoût très élevé. Le Président de la République, Emmanuel Macron, a simplement rappelé que c’est aux régulateurs, de chaque côté, de trouver entre eux une solution pour répartir ce surcoût.
Nous n'allons pas changer les traités européens, qui garantissent le "mix" énergétique de chaque État membre, ni nous faire renoncer au nucléaire.
Ce qui n’est pas normal, en revanche, c’est la caricature parfois dans le débat actuel sur le rôle du nucléaire. On ne va pas pouvoir regarder la couleur des molécules d'hydrogène, pour voir si elles sont vertes ou roses! Il est bien écrit dans la déclaration conjointe adoptée à Barcelone, en parallèle au traité, dans le paragraphe 16 pour être exact, que l’hydrogène peut être produit à partir d’électricité d’origine renouvelable, mais aussi "bas carbone", c’est-à-dire nucléaire, et le Président du Gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, a été d’accord pour souscrire à ce texte. Il ne faut donc pas compliquer les choses. On ne va pas changer les traités européens, qui garantissent le "mix" énergétique de chaque État membre, ni nous faire renoncer au nucléaire. Le problème des renouvelables, aussi c’est que ce sont des énergies discontinues. Notre énergie nucléaire rend ainsi service à tout le monde en Europe.
On ne va pas pouvoir regarder la couleur des molécules d'hydrogène, pour voir si elles sont vertes ou roses!
Et pourquoi le Midcat a-t-il été définitivement enterré?
Le projet du Midcat avait été abandonné par l'Espagne, comme par nous, en 2019, sur décision des régulateurs; et la réponse face à l'urgence causée par la guerre d’Ukraine, en 2022, n’était évidemment pas de relancer le Midcat. Par ailleurs, le problème n’était pas de traverser les Pyrénées, mais le manque d'interconnexions à travers la France. Cela aurait coûté des milliards pour remonter le gaz vers le nord, au-delà de Carcassone, des dépenses énormes qui n’auraient pas pu être financées par l’Union européenne (qui ne finance plus les infrastructures d’énergies fossiles) et, de plus, en traversant la France, il aurait fallu passer par plusieurs parcs nationaux. Alors H2med, qui est une initiative de la France, et qui associe l’Espagne et le Portugal, autour d’une énergie du futur, l’hydrogène, représente la meilleure solution. Il y en a pour une dizaine d’années pour le concevoir et le construire, et pour aller plus vite, on va passer sous la mer.
Et les interconnexions ferroviaires? Ne pourraient-elles pas être bien meilleures?
La question que l'on devrait se poser est: pourquoi n'y a-t-il pas eu de véritables interconnexions jusqu'ici? C’est parce qu’il y a un écartement distinct entre les rails de l'Espagne et du reste de l'Europe. Et ça, c’est l’Espagne qui a choisi de le faire, pour des raisons sans doute historiques.
Actuellement cela prend plus de 10 heures pour effectuer le trajet Paris-Madrid en train, et de plus, il faut changer de train à Barcelone. Cela changera à l’horizon 2030, lorsque la portion grande vitesse qui manque entre Perpignan et Montpellier sera réalisée, mais on gagnera juste 1h30 à 2 heures. Il faut donc aussi que ce soit "rentable" pour les usagers. Quant au réseau TGV Sud-Ouest - Pays basque, le tronçon n’est pas non plus terminé dans le Pays basque espagnol. Et côté français, dans le Sud-Ouest, c’est compliqué pour des raisons d’environnement urbain, du moins au-delà du tronçon TGV de Bordeaux jusqu’à Dax, dont la construction est déjà prévue.
La question que l'on devrait se poser est: pourquoi n'y a-t-il pas eu de véritables interconnexions jusqu'ici?
La France a présidé il y a peu le conseil de l’UE. Ce sera le tour de l’Espagne en juillet prochain. Quelles seront les principaux dossiers de cette présidence espagnole?
Tant qu’une autre présidence est en cours (actuellement la suédoise), il est d’usage qu’on ne dévoile pas trop le programme, mais on sait qu’il y aura 25 réunions informelles de Ministres européens, des rencontres réparties sur tout le territoire espagnol.
Pour la présidence espagnole, les priorités sont dictées par l’actualité: il y a bien sûr les réponses de l’Europe à la guerre en Ukraine. De plus, c’est la dernière présidence complète avant les élections européennes, en mai 2024, et il y aura donc beaucoup de travail législatif à terminer. Un autre sujet est celui de la réforme du marché de l'énergie, qui tient vraiment à cœur à l’Espagne et nous sommes très en phase avec elle sur ce sujet.
Le Président Macron était vraiment ravi de pouvoir rencontrer la communauté française en Espagne.
Un autre sujet important à l'ordre du jour est celui de l’immigration, où nous essayons, au niveau européen, d’avancer sur la dimension extérieure, c’est à dire la politique de prévention des départs de migrants et d’aide en matière de coopération économique avec les pays d’origine et de transit. C’est un thème qui nous rapproche des Espagnols.
Enfin, il y a l’autonomie stratégique de l’Europe, déclinée en termes d’autonomie industrielle, technologique et numérique, mais aussi militaire. La pandémie a mis en lumière la dépendance de l’Europe dans la maîtrise nécessaire des chaînes d’approvisionnement. Cette notion d'"autonomie stratégique", d’abord promue par la France lors du sommet de Versailles en mars 2022, est maintenant pleinement partagée par l’Espagne. Le Président du Gouvernement espagnol, Pedro Sanchez s'y est d'ailleurs référé à plusieurs reprises, ainsi encore au début de ce mois de février, à Madrid ; et c’est à ce sujet qu’il va dédier la réunion informelle des chefs d’États et de gouvernements européens, en octobre prochain, en Espagne. Nous serons fortement en appui, car cela rejoint notre niveau d’ambition.
Cette notion d'"autonomie stratégique", d’abord promue par la France lors du sommet de Versailles en mars 2022, est maintenant pleinement partagée par l’Espagne
Pourriez-vous quantifier l'importance des relations économiques entre les deux pays?
L’Espagne et la France restent des partenaires commerciaux de premier plan. En ce qui concerne la présence de la France en Espagne, on compte presque 3.000 filiales françaises, avec un chiffre d’affaires de 90 milliards d’euros et qui emploient environ 400.000 personnes dans tous les domaines, de la grande distribution à l'automobile ou encore aux télécommunications, donc c’est un niveau d’intégration remarquable. Les échanges commerciaux franco-espagnols sont aussi particulièrement impressionnants, puisqu’ils atteignent presque 80 milliards d’euros. C’est l’équivalent pour la France de son commerce avec la Chine, et pour l'Espagne, c'est un montant supérieur à son commerce avec tout le continent américain, de l’Alaska à l’Argentine!
Combien y a-t-il de Français en Espagne?
Beaucoup des Français résidant en Espagne ne s’inscrivent pas dans les consulats. Officiellement, au 31 décembre 2022, on comptait 82.500 Français inscrits. Mais en réalité, c'est beaucoup plus. Quoiqu'il en soit, après la baisse qui s’était produite suite à la pandémie, on a enregistré une hausse de 5% du nombre de Français inscrit en Espagne entre 2021 et 2022.
Assister à la signature du traité de Barcelone en tant qu’ambassadeur a évidemment été un moment très fort, très émouvant
Le traité de Barcelone fera désormais partie de l'Histoire -avec un H majuscule- des relations franco-espagnoles. Comment l'avez-vous vécu personnellement?
Assister à la signature du traité de Barcelone en tant qu’ambassadeur a évidemment été un moment très fort, très émouvant. On peut être vraiment satisfait du travail accompli et, au-delà du travail technique, il y a la force du symbole. Il s'agit de la consécration de toute une histoire, d'une relation fructueuse, vraiment positive, entre deux grands pays voisins. Le président Macron a d’ailleurs souligné qu'autrefois les traités entre pays, c’était des échanges de territoires et des mariages de princesses, alors que maintenant, ce sont des accords à tous les niveaux, commerciaux, industriels, culturels, éducatifs, etc. Nous avons plus de cinq siècles d’histoire en commun, avec évidemment des phases difficiles mais aussi des moments forts et heureux. Je crois pouvoir dire que les relations entre la France et l'Espagne, dans le cadre européen qui nous réunit, ont rarement été aussi intenses et heureuses qu’aujourd’hui.