Des chiffres parus cet été ont fait parler d’eux : il y a dans le royaume en 2019 plus d’athées, de non-croyants et d’agnostiques que de catholiques pratiquants.
L’Espagne est–elle en train, comme l’annonçait en 1931 un ministre de la IIème République, de "cesser d’être catholique" ?
L’édition de juillet 2019 du baromètre du CIS ("Centro de Investigaciones Sociologicas") a fait réagir la sphère médiatique espagnole. En effet, parmi des statistiques sur des thèmes économiques et sociaux très diverses, les résultats de l’enquête sur les questions religieuses ont fait grand bruit.
On y apprend que, pour la première fois, le groupe formé par les agnostiques, les non croyants et les athées (29%) dépasse celui des catholiques pratiquants (23%). Précisons qu’il s’agit d’une enquête réalisée auprès d’un échantillon d’environ 3.000 Espagnols de plus de 18 ans.
Même partiels, de tels résultats interpellent. L’Espagne, qui est souvent vue de l’autre côté des Pyrénées comme très catholique, deviendrait de plus en plus athée et de moins en moins pratiquante. Si la tendance révélée par les données du CIS est significative, le tableau est à nuancer.
Des catholiques majoritaires mais de moins en moins pratiquants
Notons d’emblée que le catholicisme reste la religion majoritaire de l’Espagne : les Espagnols se définissant comme catholiques représentent plus des deux tiers de la population du pays (67%). Certes, les pratiquants comptent "seulement" pour 22.7% mais il faut y ajouter la cohorte des catholiques non pratiquants (presque 45%). La base catholique du royaume semble robuste.
Toutefois, la chute de la pratique religieuse est incontestable. Si l’on exhume l’édition 2006 du baromètre du CIS, on y apprend que plus de 53% des interrogés se considéraient comme catholiques pratiquants. En moins de 15 ans, le panorama s’est donc sensiblement modifié.
Des disparités régionales
Les données du CIS révèlent de fortes disparités régionales. En effet, croyances et pratiques varient selon les communautés autonomes.
Si l’on considère les catholiques dans leur ensemble (pratiquants et non-pratiquants), la Rioja occupe la tête du classement avec tout de même 90%. Suivent la Galice, la Murcie et les Asturies qui flirtent avec les 80%. Les habitants de ces régions vont, de même, bien plus souvent à l’église que ceux du reste du royaume.
En bas du classement, le Pays Basque et la Catalogne. Les deux communautés autonomes comportent à peine 50% de catholiques. Cela peut paraître faible mais, là encore, le catholicisme est majoritaire. Notons malgré tout que le rapport à la religion y est assez ténu : à titre d’exemple, seulement un catalan sur dix va à la messe de manière régulière.
Un athéisme qui s’installe en Catalogne et au Pays Basque
Effet miroir intéressant : là où la pratique catholique est en dessous de la moyenne nationale, l’athéisme gagne du terrain.
A l’échelle nationale, les athées représentent un peu plus de 13%. Si l’on y ajoute les non-croyants et les agnostiques, on obtient une classe de population de près de 30%. Comme ailleurs en Europe, la tranche des jeunes de 18 à 24 ans y est surreprésentée.
Si l’on place la loupe sur les différentes communautés autonomes, on se rend compte que la proportion d’athées est plus importante que la moyenne au Pays Basque, dans la région de Valence et surtout en Catalogne. Là-bas, il y a, par exemple, cinq fois plus d’athées qu’en Andalousie.
Les raisons de la déchristianisation
Pourquoi un tel changement ?
Une première réponse, d’apparence simpliste, serait d’avancer qu’il s’agit d’une tendance partagée en Europe. Guillaume Cruchet, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris Créteil, va même plus loin en soutenant que le monde a "cessé d’être chrétien". Ses conclusions pour la France sont sans appel : en 1965, 94% des Français étaient baptisés et un quart d’entre eux allait à la messe tous les dimanches. Aujourd’hui, les baptisés ne représentent plus qu’un tiers de la population hexagonale et les églises n’accueillent plus que 2% des Français chaque dimanche.
Le sociologue basque Javier Elzo développe des raisons propres à l’Espagne. Pour lui, le passé franquiste, relativement poche, permet de comprendre en grande partie la situation actuelle. En effet, la religion catholique y était religion d’Etat depuis le concordat de 1953 signé entre le Saint-Siège et l’Espagne du général Franco. Ainsi, note Elzo, la religion est associée, et en particulier pour les plus jeunes, à la droite (voire à l’extrême droite) et, sur le plan des valeurs, à ce qui est vieux, uniforme et imposé.
Une deuxième partie de l’argumentaire du sociologue consiste à avancer que la « rupture » des Espagnols avec l’Eglise réside aussi dans l’hostilité de cette dernière vis-à-vis des questions sociétales comme l’avortement ou le mariage homosexuel. A l’occasion de l’adoption de celui-ci par exemple, des évêques avaient alors défilé dans la rue pour protester. Par ailleurs, et il s’agit là d’un fait partagé par les voisins de l’Espagne, les affaires retentissantes d’abus sexuels impliquant des religieux ont porté un coup sérieux à l’institution.
En effet, comme le note Rafael Diaz Salazar, professeur à l’Université Complutense de Madrid, quand hostilité il y a envers le catholicisme, c’est davantage l’institution ecclésiastique qui est visée et pas vraiment les Evangiles en eux-mêmes.
Les critiques portées à l’Eglise, en plus de celles déjà évoquées, concernent également son patrimoine financier. Suite aux accords de 1979, l’institution jouit d’exemptions fiscales diverses. Surtout, un tiers des Espagnols attribue une partie de leurs impôts à l’Eglise. Ainsi, elle a reçu en 2018 le chiffre record de 270 millions d’euros. La somme, en constante augmentation depuis dix ans nuance le recul du catholicisme en Espagne.
Une présence qui perdure
Il est vrai que le nombre de pratiquants est en forte diminution ces dernières années comme il est vrai que le catholicisme cesse d’être le critère identitaire numéro un pour bien des Espagnols (près de 60% des Espagnols, selon une récente enquête européenne, ne le considèrent pas comme une composante majeure de leur identité nationale).
Malgré cela, force est de constater que la religion catholique conserve une forte présence dans la société espagnole. L’Eglise du royaume quadrille le territoire avec environ 23.000 paroisses. Par ailleurs, près de 4.000 confréries sont recensées. Sur le plan patrimonial et touristique, l’Eglise possède bien des monuments. Les fêtes et processions font partie intégrante du patrimoine espagnol : la Semaine Sainte attire des foules considérables. La richesse tirée de son patrimoine générerait pas moins de 3% du PIB espagnol. Dans l’éducation, la place de l’Eglise est très importante : un élève sur quatre en Espagne va dans un collège catholique et 6 sur 10 assistent à des cours de religion.
Par ailleurs, Alejandro Navas, professeur de sociologie à l’université de Navarre, note que le travail social de l’Eglise n’apparait pas dans les statistiques mis en avant. Près de 10 000 centres sociaux appartiennent à l’Eglise, un chiffre en augmentation ces dernières années. Sur le terrain, l’Eglise est plus présente qu’avant. Pour Navas, ce qu’offre l’Eglise (à travers Caritas notamment) est devenu une de ses fonctions fondamentales : l’assistance. Si l’on en croit les chiffres fournis par l’Eglise elle-même, elle subvient aux besoins basiques de près de 5 millions d’Espagnols en situation de grande précarité.
Perspectives
Selon Javier Elzo, il y a fort à parier que la déchristianisation se poursuivra dans les années et les décennies à venir. D’ailleurs, signe des temps, les rites élémentaires de la vie chrétienne sont de moins en moins observés. Les parents font de moins en moins baptiser leurs enfants : un peu plus de 214 000 cérémonies ont été célébrés en 2018, 110 000 de moins qu’en 2017. Le mariage semble suivre la même tendance : selon la fondation « Ferrer i Guardia », 80 % des mariages sont civils et encore davantage au pays Basque ou en Catalogne.
Plus généralement, on assiste certainement à un changement d’époque où la foi catholique, toute puissante en Espagne pendant des siècles, doit composer avec les caractéristiques d’une société nouvelle, différentes de celle de ses parents et a fortiori de ses grands-parents. Pour prendre pleinement conscience de la nouveauté que représente cette génération, deux chiffres sont à mettre en résonnance : 92% d’Espagnols ont été élevés dans la religion catholique mais seulement 66% se disent catholiques aujourd’hui.