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La représentation de la migration interne au Pérou

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© « Nada queda sino nuestra ternura » de Sébastien Jallade.
Écrit par Guillaume FLOR
Publié le 24 septembre 2020

La migration interne est le phénomène social majeur des 70 dernières années au Pérou. Comment l'État prend-il en compte la question migratoire et les récits issus de la migration au niveau national ?

Encore aujourd'hui, tous ces quartiers périphériques que l'on peut voir en sortant de Lima sont nourris par la migration. Est-ce que l'État péruvien considère les migrants comme un apport positif pour la nation ? Sébastien Jallade, doctorant en anthropologie, cinéaste et membre associé de l'IFEA, répond : « C'est une question d'inclusion, or aujourd'hui, je doute que la mise en valeur des chemins incas, c'est-à-dire une vision un peu nostalgique de la mobilité dans le territoire andin soit susceptible de servir la migration d’aujourd’hui. La migration interne n'est pas considérée, elle est un peu invisibilisée ».

Sébastien Jallade nous explique pourquoi il n'y a pas de véritable prise en compte des acteurs de la migration alors que ces derniers pourraient être des relais essentiels pour l’État dans la société.

 

Quelle mémoire valoriser au travers des questions de la mobilité ?

« Au début du 20ème siècle, dans les années 20-30, surgissent les premiers programmes de construction de routes modernes. Dans les Andes, il y avait juste des chemins pédestres ou de muletiers. Cet essor va générer une mutation profonde de l'histoire de la migration et donc une transformation profonde de la perception du territoire andin ».

La question de la mobilité dans les Andes reflète des regards sur le territoire andin profondément antagonistes comme avec l'exemple des ponts sur les chemins incas.

« Le pont Pachachaca près d’Abancay, qui veut dire en quechua “le pont sur le monde”, est un pont colonial magnifique qui est devenu un lieu important du patrimoine régional. À l'époque, c'était le dernier des ponts de la région qui n'avait pas été détruit par le Sentier Lumineux durant le conflit armé (ce qu’ils faisaient pour empêcher les gens de s'enfuir). Ce pont témoigne aussi de ce que les migrants forcés, ceux qui ont fui le conflit armé, ont vécu à cette époque. Ces migrants, qui vivent dans certains quartiers d’Abancay, souffrent encore aujourd'hui d’un sentiment de discrimination et de rejet, assimilés à des terroristes alors qu’ils ne faisaient que fuir ».

« Le Ministère de la Culture va préférer promouvoir le pont Q'eswachaka, en l'appelant le dernier pont inca et donc ils vont préférer insister sur une histoire plus lointaine, en général l'histoire inca avec une construction et un jeu autour de l'identité nationale mais qui ne répond pas forcément aux besoins et aux exigences des citoyens dans le présent, c’est-à-dire à questionner aussi la mémoire récente et les traumatismes liés à la migration forcée ».

« La question des chemins et de la mobilité est le reflet de mémoires, il y a une grande diversité de mémoires dans ce pays et pourtant l’État tend à promouvoir une vision un peu stéréotypée, une mémoire du passé centrée sur l'héritage inca qui ne répond que de manière imparfaite aux exigences de citoyenneté aujourd’hui ».

 

Une absence de prise en compte des acteurs issus de la migration

« Ce qui caractérise toutes les associations de migrants avec qui j’ai travaillé, c’est de jamais être considérés comme des acteurs à part entière par l'État. C'est plutôt surprenant, car s'il y a bien un phénomène social majeur au Pérou depuis 70 ans, c'est bien la migration. Il n'y a pas de reconnaissance institutionnelle et structurelle des acteurs de la migration à l'intérieur d'une politique publique alors que le Pérou se pose la question depuis longtemps de l'interculturalité et de la participation ».

« Sauf dans le cadre institutionnel de la migration forcée puisqu'il existe des lois liées aux réparations depuis un certain nombre d’années, il y a des réparations individuelles, collectives, santé, logement... la migration forcée est donc une catégorie reconnue par la loi. Toutes les villes du pays ont connu une très forte croissance au moment du conflit armé, les faubourgs ont considérablement grandis du fait de la migration vers les villes, les gens fuyaient la violence latente de deux décennies de conflit ».

La migration interne est un phénomène massif qui existe depuis très longtemps qui s'est accéléré avec le conflit armé et qui continue. « C'est pour ça que Lima est ce qu'elle est aujourd'hui, un tiers de la population du pays, et pourtant dans les récits narratifs que développe l'État, dans ce qu'on pourrait appeler la patrimonialisation de la migration, c'est-à-dire comment mettre en valeur l'expérience migratoire, ses traumatismes, ses zones d’ombre, ses fragilités... et bien, il n'y a pas grand-chose, il n'y a pas de grand musée dédié à la migration, il n'y a pas de grandes politiques publiques visant à valoriser les acteurs de la migration, les associations de migrants et les considérer comme des interlocuteurs officiels, donc il n'y a pas de prise en compte de l'expérience migratoire comme un phénomène majeur qui permettrait en plus de développer une politique interculturelle parce que ces gens-là viennent d’Amazonie, des Andes… C'est assez étonnant, [cela vient] peut-être du fait du caractère très centralisé du pays, du fait que le Ministère de la Culture est très récent et du fait des failles de l'organisation de l'État ».

« Il y a une telle diversité dans ce pays que des politiques publiques centralisées sont condamnées à refléter finalement les imaginaires des élites qui les promeut, avec l’exemple typique de tout ce qui est d'origine inca, on ne fait que perpétuer un discours centré sur l'identité nationale et sur une vision héroïque de l'histoire ».

 

Quelle influence a la crise actuelle sur la question de la migration au Pérou ?

« C’est trop proche, on ne peut pas voir… Ce qui est triste, c'est que l'État est désarmé. D’un coup, des dizaines de milliers de personnes partent à pied en plein désert pour rentrer chez eux, dans leur région d’origine, parce qu'ils n'arrivent plus à vivre. Dès le lendemain de l'annonce de l'état d'urgence, les gens commençaient déjà à marcher. On est dans un monde sans assurance, les gens vivent au jour le jour, donc le jour où la machine s'arrête et bien ils doivent retourner dans leur communauté ou dans leur territoire d'origine et l'État n'avait même pas mis en place des procédures ».

« Tout ça, c’est temporaire, tout simplement parce que les gens n'ont plus les moyens. Je ne pense pas que ça influe sur la question migratoire. Ce n'est pas lié à la crise d'aujourd'hui, celle-ci ne fait que refléter un impensé autour de la migration interne ».

 

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© « Nada queda sino nuestra ternura » de Sébastien Jallade.

 

Article : Sébastien Jallade, « La migration en héritage » (15/09/2020).

Documentaire : Sébastien Jallade, « Nada queda sino nuestra ternura » (2017).

 

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