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L’histoire de la lutte pour l’égalité des droits n’est pas écrite au Pérou

L’histoire de la lutte pour l’égalité des droits n’est pas écrite au PérouL’histoire de la lutte pour l’égalité des droits n’est pas écrite au Pérou
Écrit par Le Petit Journal LIMA
Publié le 8 mars 2022, mis à jour le 9 mars 2022

Pour ce 8 mars, journée internationale des droits de la femme, Violeta Barrientos Silva, poétesse et activiste liménienne, nous décrit un mouvement qui est loin d’avoir accompli tous ses objectifs.

 

Les droits de la femme, c’est pour vous, avec la littérature, un engagement de toujours…

« Un engagement commencé dans les années 1980. L’histoire du féminisme au Pérou, qui reste à faire, est singulière, sans rapport avec ce qui s’est passé dans les pays de la région et, si nous fêtons certes le 8 mars, cette année c’est aussi le trentième anniversaire d’événements déterminants qui ont fait que 1992 a été une année très particulière au Pérou. Et celle de mon départ pour la France. En février : l’assassinat de Maria Elena Moyano, une militante féministe, par le Sentier lumineux. En avril : l’auto-putsch du Président Fujimori, appuyé par les forces armées, qui conduira à la convocation d’élections pour une assemblée constituante, laquelle mettra en place une constitution au goût du pouvoir. En juillet : l’attentat du Sentier lumineux dans le centre même de Miraflores, à Lima, causant 25 morts, a été un moment décisif dans le conflit armé ».

 

Je ne voyais pas de futur pour le Pérou et pour moi au Pérou.

« Je venais de terminer ma thèse de licence en littérature, consacrée à l’œuvre d’une femme poète péruvienne, et j’avais en poche mon diplôme d’avocate. Ce fut aussi cette année que je publiais « Innombrable cuerpo del deseo », soit le premier volume de poésie lesbienne au Pérou. Là où la plupart des gens que je connaissais essayaient de partir aux États-Unis pour continuer leurs études, j’ai voulu partir en France, sans inscription dans une université, à l’aventure – j’avais cependant des amis à Paris. Mon rêve était de vivre dans une grande ville cosmopolite et surtout de me rapprocher des théoriciennes de l’écriture des femmes. J’ai pu suivre les enseignements de Julia Kristeva, Hélène Cixous, Luce Irigaray ».

« J’ai trouvé une chambre de bonne dans un beau quartier, où je suis restée 8 ans, partageant mon temps entre des études (un DEA à la Sorbonne Nouvelle puis un doctorat à Paris VIII) et une activité militante, dans des associations des droits de l’homme : par exemple pour l’ACAT (Action des Chrétiens pour l'Abolition de la Torture), ce qui me conduit souvent à Genève, autant que je suis mise en relation avec le mouvement féministe français. J’ai alors fait partie de ces groupes de réflexion sur les droits de l’homme – et sur les droits des femmes ».

 

Qu’aviez-vous apporté comme bagage d’Amérique latine en termes de lutte pour les droits ?

« En fait la réponse est complexe : d’une part j’ai appris à connaître l’Amérique latine depuis Paris, non seulement à cause des latinos que je rencontrais, mais aussi parce que j’ai été plus particulièrement chargée des dossiers du Mexique et de la Colombie. C’est aussi que Paris – et Genève – étaient ces capitales où les horizons s’ouvraient. Paris était ouvert : il n’y avait pas cet anticommunisme qui régnait sur les esprits dans la plupart des pays latino, en tout cas au Pérou où la culture politique est très autoritaire et très puritaine. Il n’y avait pas de tabou dans ce carrefour de cultures – j’ai aussi côtoyé des Africains, et, si je vivais dans le 7e arrondissement, en réalité ma vie tournait autour de Saint-Denis, entre l’ACAT et la fac. D’un autre côté ma culture péruvienne me donnait une sensibilité particulière à d’autres droits pour lesquels on luttait encore peu, dans ces années-là : les indigènes. J’avais une vision décoloniale avant la lettre. Ma famille vient de Cusco, mon grand père et ma mère étaient bilingue en espagnol et quechua ».

 

J’ai avant tout une sensibilité au relativisme culturel à l’intérieur d’une vision universaliste des droits de l’homme. Et l’idée qu’il fallait trouver un équilibre entre les deux.

 Les concepts liés aux droits de l’homme ne se recouvrent pas d’un pays à l’autre ?

« C’est évident qu’on ne peut pas avoir la même vision depuis un pays ex colonialiste comme la France. À Genève, j’ai vu à quel point les droits de l’homme pouvaient être instrumentalisés – les pays occidentaux prenant la posture des « bons ». Les Nations Unies étaient le grand théâtre des croisades de l’Occident contre le reste du monde… Avec mon doctorat, consacré à la question du corps dans la poésie féminine péruvienne, j’avais mis en évidence qu’il ne suffisait pas de promouvoir les femmes. En effet, au Pérou, la possibilité qu’une femme écrive était limitée aux femmes des classes moyennes et hautes. Le livre est un marqueur sûr de l’inégalité, contre laquelle je combats. La lecture et l’écriture n’existaient pas (et n’existent aujourd’hui que faiblement, même si la base s’est un peu élargie) pour les femmes des couches humbles de la société, encore moins pour les Andines et Amazoniennes ».

« Il faut rappeler qu’il y a au Pérou comme deux pays : Lima et la côte, d’une part, qui revendiquent leur occidentalité, leur modernité, et leur couleur de peau (blanche ou métisse) et de l’autre les Andes et l’Amazonie, dont les populations sont racialisées – et féminisées, ou machinalisées comme au temps de la colonie – l’indien reste une bête de charge, et non pas un sujet de droits. Ma thèse commence par l’étude de l´œuvre de Cesar Vallejo, qui prône une éthique de la solidarité. J’étudie ensuite la vision des avant-gardes indigénistes, qui étaient à l’époque d’inspiration futuriste, c’est-à-dire dans l’exaltation de la nature supposée une machine parfaite du corps indien. Je termine ma thèse, après avoir consacré un des chapitres, au surréalisme et à la sexualité, sur une réflexion féministe à partir du corps des femmes. C’est par le corps que j’ai réfléchi sur les inégalités sociales du Pérou ».

 

Vous êtes rentrée au Pérou ensuite ?

« Oui, encore pour des raisons qui tiennent aux responsabilités qui incombent aux femmes : la famille. C’est aussi que j’étais plus intéressée, pour ce qui est des droits de l’homme, par une perspective latino. J’ai eu en charge un projet sur la violence liée à la guerre interne et aux disparitions des corps puis, depuis le Pérou, un autre, sur la sexualité, financé par une organisation nord-américaine, et de niveau mondial. Je faisais partie du mouvement LGTB au Pérou qui était encore quelque chose de clandestin. Aujourd’hui, après avoir enfin réussi à faire valider mes diplômes français, j’enseigne à l’université : violence de genres, droits sexuels et reproductifs, sexualité ».

 

Tout en poursuivant votre carrière d’écrivain ?

« Le rôle de l’écrivain a changé à partir des années 1990, dans le sillage du néolibéralisme. Avant on pensait à une littérature nationale, mais maintenant l’écrivain est une personne qui peut vendre sur un marché mondial. La logique du marché a envahi la littérature qui se soucie plus de marketing que d’enjeux littéraires. Ce n’est pas que je n’ai jamais écrit de livres « à thèse », mon écriture est subtile, mais je vise cependant une forme de littérature engagée, où brillent à la fois l’utopie et l’intérêt pour la situation sociale. En fait, en partie à cause du désastre de l’éducation, sous la houlette du libéralisme qui a conduit au développement des établissements privés, souvent d´une qualité douteuse, au détriment du public, a fait disparaître l’idée d’un projet pour le Pérou. D’où aussi mon engagement pour la laïcité, pour que tous reçoivent une éducation commune. Par le passé, l´Église catholique prenait la place de l’État dans le champ éducatif ».

 

Comment les concepts du french feminism aident-ils à formaliser la situation péruvienne ?

« Le thème de l’abject conceptualisé par Julia Kristeva est particulièrement pertinent ici. Il permet d’articuler la problématique péruvienne dans une perspective intersectionnelle – question de la femme, question de la race. De manière générale, le féministe matérialiste français, de Christine Delphy, Colette Guillaumin ou Paola Tabet, a fait son chemin en Amérique latine, grâce aux traductions de Jules Falquet. Ce féminisme est à la base du féminisme décolonial qui se développe en Amérique Latine depuis 2010 ».

 

Le féminisme décolonial a-t-il beaucoup d´influence au Pérou ?

« Le Pérou est un pays avec une scission en deux morceaux qui communiquent peu. Il n’y a pas vraiment de mouvement « indigène » au Pérou, comme en Équateur ou en Bolivie, de même qu’il n’y avait pas de grand mouvement féministe unifié à la fin du siècle dernier. C’est à partir de 2016, moment des manifestations importantes pour lutter contre la violence qui s’exerce sur les femmes, que des jeunes femmes urbaines et populaires se sont mobilisées pour le « droit à décider » (droits sexuels et reproductifs). Au Pérou, nous avons eu un féminisme institutionnel, apporté de l’extérieur par des ONG et porté par des experts : les femmes pauvres en ont été les principales bénéficiaires. Ce siècle assiste à l´apparition d´un mouvement plus grand, pas seulement à Lima, et pas seulement de femmes qui travaillent dans les ONG. La plupart du temps, il s’agit de mettre fin aux violences contre les femmes, c’est-à-dire de répondre à une demande sociale, et non pas encore de dimension politique nationale ».

« Depuis Lima, on regarde la question interculturelle avec sympathie, la Fédération de Femmes Paysannes du Pérou se dit « féministe » et travaille avec des groupes féministes, mais il faudra qu´on travaille beaucoup plus pour mettre en place un dialogue avec les visions de femmes andines et amazoniennes vers une convergence des luttes. Cela ne peut passer que par une élaboration à partir des droits de l’homme et de la femme, sujet de droits, mais cela reste à faire. De même, il nous faut connaître l´histoire de la sexualité avant les Incas et avant l’arrivée des Espagnols. Nous avons quelques pistes qui évoquent une diversité sexuelle et donnent une idée des rôles de genre dans le passé, mais c’est une réalité que les processus de conquête et civilisation par les Incas ou les chrétiens espagnols ont effacée avec cruauté ».

 

Et la relation avec des femmes de foi catholiques ou évangéliques ?

« Il y a des groupes progressistes et des groupes fondamentalistes dans les Églises. Nous nous battons contre les fondamentalismes. Mais dans le mouvement, nous avons même eu des religieuses catholiques comme Rosa Dominga Trapasso, une théologienne catholique féministe. Elle était en faveur de l´abolition de la prostitution comme une expression du patriarcat. Un autre exemple, est « Catholiques pour le Droit à Choisir », une organisation en faveur de l´avortement ».

 

Pour autant, un chemin reste à faire pour que le mouvement des femmes affecte la vie des hommes…

 

Propos recueillis par Sylvie Taussig, écrivaine et chercheuse au CNRS. Dernières publications : Richelieu (Gallimard, Collection Folio biographies, 2017) ; Sous le nopal (Jingwei éditions, 2017) ; Le Système du complotisme (Bouquins, 2021).

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