Cette année, la Turquie fête la première décennie de la révolte de Gezi. Il y a tout juste 10 ans, l’iconique parc de la place Taksim voyait son pavé et ses gazons foulés par une jeunesse turque qui ne se reconnaissait plus dans le paysage politique imposé par le président Erdoğan, premier ministre à l’époque. En 2023, les stigmates de cette révolte se font encore sentir, dans la vie culturelle, mais aussi dans les discours politiques.
Le parc de Gezi représente un symbole du centre névralgique de la rive européenne ; car la mégapole turque n’est pas ce qu’on peut appeler un "paradis vert".
Le 28 mai 2013, alors que la municipalité a prévu de démolir le parc pour y construire un centre commercial et y reconstituer une ancienne caserne, quelques activistes se réunissent dans ce carré de verdure pour protester contre ce projet d’aménagement urbain. La réponse du pouvoir de l’époque est sans appel : une myriade de camions des forces de l’ordre est envoyée sur place pour sévèrement réprimer les activistes. Ce qui n’était au départ qu’un rassemblement écologiste se transforme peu à peu en une lutte pour la démocratie, la liberté d’expression et contre la répression policière. S’en suit une escalade de tensions, et très vite, ce sont des cocktails Molotov qui sont envoyés sur les canons à eau de la police. Des barricades sont construites en dur, le parc de Gezi est "fortifié". Le mouvement prend de plus en plus d’ampleur, la place Taksim est réquisitionnée et devient un forum où toutes et tous peuvent débattre et échanger sur les problèmes sociaux et politiques du pays. Le mouvement dépasse alors les frontières d’Istanbul, s’étendant au reste du pays, comme à Bursa, Ankara, Trabzon ou Izmir.
Sur les chaines de la télévision nationale, c’est le calme plat, des documentaires sur les manchots sont diffusés… Cet oiseau habitué des banquises, devient alors, ironiquement, le symbole de la lutte, grimé d’un masque et envoyant un bouquet de fleurs.
La répression se fait de jour en jour plus forte, et malgré une très forte mobilisation, les manifestants sont expulsés de leur fortin. Le projet de centre commercial sera finalement abandonné, et cette révolte restera le plus grand symbole de résistance populaire des dernières décennies.
Post Gezi : qu’est devenue la culture musicale ?
"Istanbul est l’héroïne éternelle de l’imaginaire des poètes et des musiciens de Turquie" écrit Nil Deniz dans son livre Chanter Istanbul.
La ville regorge en effet de musicalité. Les rues sont un concert permanent à ciel ouvert, de ce que certains appelleraient de la "pollution sonore". La mégapole turque, autoproclamée capitale du divertissement, est un bouillonnement culturel qui rayonne au-delà des frontières du pays. Du moins, c’est ce qu’elle était avant les évènements de Gezi.
Chris se souvient du mois de mai 2013, il est un tout jeune musicien vivant à Taksim. "C’était un lieu et un moment avec une très grande diversité, il y avait de tout, il y avait même un stand vegan" confie-t-il. L’homme d’une trentaine d’années se remémore surtout l’ambiance bon enfant qui régnait sur la place. Des personnes de tous horizons sociaux, mais aussi géographiques. Il raconte qu’à cette époque, beaucoup de lieux alternatifs se trouvent dans le quartier de Taksim, des bars où les artistes se rencontraient. Les grands noms de cette période sont par exemple le "Leyla Teras", fermé en 2017. Chris nous parle aussi du "Karakedi Kültür Merkezi". Celui-ci aussi a cessé toute activité en 2016, il ne reste qu’une page Facebook et des photographies du dernier concert ayant eu lieu en 2015.
"À la fin de la révolte de Gezi, beaucoup d’artistes ont quitté Istanbul, ils ont rejoint les hipsters à Berlin ou sont partis dans d’autres coins du pays, et certains ont complètement arrêté la musique." Taksim a peu à peu cessé d’être le centre des activités culturelles et musicales, au profit d’autres quartiers de la ville. Comme Beşiktaş, mais aussi comme Kadıköy de l’autre côté du Bosphore.
C’est d’ailleurs là que Gabriel a posé ses valises et a créé sa session, il y a quelques années. Lui est arrivé "après la bataille". Quand il arrive à Istanbul, il se heurte rapidement à une réalité, il n’y a pas ou très peu de lieux où les musiciens se retrouvent pour jouer : "En arrivant ici, je me suis demandé où se retrouvaient les musiciens. J’avais beaucoup voyagé et partout c’était l’habitude, mais pas ici." Alors toujours la même réponse : "Avant Gezi, Taksim était un des centres de la fête, les concerts commençaient à 1h du matin, à 4h il y avait du monde sur des rooftop, des superstars, plein d’étrangers, les gens venaient de partout. Tout le monde le dit clairement, avec Gezi tout a changé." La révolte de Gezi en 2013 est un tournant dans l’histoire culturelle d’Istanbul, Gabriel ajoute : "Les gens ont commencé à avoir peur, puis il y a eu les attentats, puis la crise économique, tout cela a fait que les musiciens ont fini par partir." Pour ceux qui sont encore ici, la réalité a aussi beaucoup changé : "Avec la baisse de la livre turque, peut-être que les musiciens ont plus une logique d’aller vers le rentable, de jouer pour travailler (…) si tu galères, tu utilises toute ton énergie pour gagner de l’argent et de facto, tu arrêtes de juste jouer pour le plaisir. Je n’ai pas vécu le virage, moi je suis arrivé après la bataille."
"Une génération de jeunes s'est politisée à travers Gezi"
Dès le mois d’août 2013, le mouvement s’essouffle, et de moins en moins de personnes prennent part aux forums de débats. Les politiques autoritaires ont finalement eu raison du souffle révolutionnaire. Cependant, tout n’a pas disparu, les cercles qui s’étaient formés place Taksim ont évolué vers des formes plus établies et minoritaires, comme des jardins communautaires, des coopératives ou encore des espaces de défense des zones naturelles du pays. Pour Agathe Fautras, doctorante en géographie à l’Institut français d’études anatoliennes, "Gezi a également renforcé les contacts et les synergies entre différents groupes tels que les agriculteurs qui cultivent des jardins urbains millénaires, et les urbanistes qui défendent un modèle de construction durable."
Les révoltes de 2013 ont profondément marqué le paysage politique turc. On estime que 40% des manifestants avaient entre 19 et 25 ans. Expert en mouvements sociaux, Yunus Turan a pris part aux manifestations en 2013. Pour lui, "Il y a une génération de jeunes qui s'est politisée à travers Gezi, et cela, le gouvernement en place en a peur". Car Gezi a créé une vraie unité dans le pays contre une politique de plus en plus islamiste et répressive, mais aussi contre une politique économique de moins en moins efficace.
"En Turquie, pour pouvoir manifester, il faut demander l'autorisation à la police, comme c'est le cas dans de nombreux pays néolibéraux, mais Erdogan utilise ça pour affirmer son autoritarisme, et la plupart des demandes sont refusées. S’il permet aux jeunes de descendre dans la rue, il sait qu’il perdra le pouvoir", explique Yunus Turan.
Au-delà de cette politisation de la jeunesse au travers de Gezi, Agathe Fautras ajoute que ces protestations ont engendré une distance entre les jeunes et les institutions politiques, ainsi qu’une perte de confiance dans les partis politiques. "Gezi montre qu'il est possible de changer les choses également depuis la société civile de manière indépendante, et cela crée des espaces de débat qui ont des dynamiques similaires au mouvement libertaire, très horizontales et ouvertes à tous", conclut la chercheuse.
Aujourd’hui, la réthorique du pouvoir n’a pas changé. Erdogan établit des parallèles entre les évènements de Gezi et la tentative de coup d’État de 2016. Il affirme haut et fort que ces deux mouvements n’avaient pour seul but que de renverser la Turquie tout entière. Les manifestants sont accusés de "terrorisme", et les journalistes étrangers de vouloir nuire à son système. D’ailleurs les stigmates de cette rhétorique transparaissent dans le discours du ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu au sujet de la coalition d’opposition, qu’il qualifie de "coup d'État politique de l’Occident."