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Quand les Bomonti faisaient "mousser" Istanbul

brasserie Bomonti Turquiebrasserie Bomonti Turquie
Un des débits de bière "brasserie Bomonti"
Écrit par Chantal et Jacques Périn
Publié le 27 juillet 2023, mis à jour le 3 décembre 2023

Bien avant que le vin ne fasse son apparition dans la Turquie orientale, dans le Caucase et le Nord-Ouest de l’Iran il y a environ 8000 ans, la bière, elle, était déjà connue et vénérée à Sumer, à l’extrême sud de la Mésopotamie, 5000 ans plus tôt.

 

bières Bomonti Turquie
Enki, dieu sumérien des agriculteurs et des cultures, père de Ninkas, déesse de la bière

           

Histoire Bomonti Istanbul
Bronze sumérien de la déesse Ninkas

 

Les cultures vivrières n’étant pas encore maîtrisées, les céréales sauvages étaient utilisées pour la fabrication des premiers produits alimentaires tels le pain, les bouillies et la bière. Quand les chasseurs-cueilleurs commencèrent à se sédentariser, les premières cultures d’épeautre, d’orge et d’avoine constituèrent la base alimentaire et permirent l’élaboration raisonnée du breuvage fermenté.

La découverte, en Israël, de mortiers vieux de 13 000 ans et contenant des céréales sauvages atteste de la confection de bière dès cette époque.

D'autres preuves d'existence de la bière à base d'orge remontent au IVe millénaire av. J.-C. au Proche-Orient. Sur le site de Godin Tepe, dans le croissant fertile, des résidus de bière d’orge ont été chimiquement analysés sur des tessons de céramique datant du IVe millénaire avant notre ère.

Il est intéressant et significatif de rappeler qu’à cette époque, dans la province de Sumer, la bière s’appelait "sikaru" ce qui peut se traduire par "pain liquide" et que le breuvage était une partie importante de l’alimentation quotidienne. Fabriquée à base de galettes d’épeautre et d’orge trempées dans l’eau afin de produire la fermentation et la production d’alcool rendant les céréales plus digestes, on complémentait la boisson de miel, de cannelle ou d’épices en fonction du goût du consommateur.

Le brassage de la bière était, à cette époque, l’exclusivité des femmes.

Devenue monnaie d’échange, la bière commença son long voyage vers l’Occident et de récentes découvertes attestent de brasseries en France, en Provence, vers 500 avant J.-C.

Vers le VIIIe millénaire avant J.-C, les premiers habitants d'Anatolie maitrisaient déjà le principe de la fermentation avec la fabrication du boza, boisson à base de millet, de maïs ou de bulgur. Très appréciée de la population et favorite des Janissaires, cette boisson fut cependant interdite au XVIe siècle par le Sultan Selim II en raison de sa teneur en alcool, d’autant que certains fabricants produisaient du boza fortement alcoolisé.

Puis vint la bière, élaborée à Erzurum par quelques petits producteurs arméniens qui la proposaient dans des "jardins à bière" (bira bahçeleri) mais dont la production modeste ne commença à s’épanouir qu’au XIXème siècle.

Le XIXème fut assurément le siècle des grandes migrations européennes. Ces migrations furent la conséquence de la colonisation par les États européens de terres dont les ressources naturelles devaient générer la prospérité des pays colonisateurs.

Quitter son pays de naissance pour échapper à la misère devint l’objectif de millions de migrants qui espéraient trouver dans les "régions lointaines" une chance de vie meilleure.

Soulignons que cela ne se fit pas sans douleur et que des milliers de déracinés périrent durant les voyages, sujets aux naufrages, aux piratages, aux maladies, aux enlèvements et aux exactions de toutes sortes. N’oublions pas non plus les effets dévastateurs subis par les populations autochtones confrontées à cette invasion étrangère soudaine.

 

histoire de la bière
Migrants allemands (Charles Frederic Ulrich)

 

histoire de la bière
Migrants italiens (Angiolo Tommasi)

 

Si les grands pays européens disposant de moyens conséquents et d’accès à la mer furent les premiers à se "tailler la part du lion" dans la conquête de nouvelles terres, un petit pays du centre de l’Europe fit, lui aussi, des rêves de colonisation. Hélas, sans accès direct à la mer et entouré de montagnes, la Suisse, très loin de connaître la prospérité dont elle bénéficie aujourd’hui, vit son rêve d’évasion vers des terres coloniales lui échapper. Le gouvernement suisse avait bien tenté d’acheter un morceau de la Louisiane à la France mais la vente échoua au profit des États-Unis.

Aussi les Suisses émigrèrent-ils majoritairement de manière individuelle, même si certaines petites colonies furent fondées au Brésil, en Ukraine, en Californie et… en Turquie.

 

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Migrants suisses au Brésil

 

À Constantinople, la colonie suisse était loin d’égaler les colonies italiennes, françaises ou anglaises. Elle ne représentait qu’à peine un millier de migrants travaillant majoritairement dans l’horlogerie, la fromagerie, la chocolaterie et la brasserie, secteurs traditionnels d’activités.

Les Bomonti, brasseurs dans l’Empire ottoman

C’est au milieu du XIXème siècle que Christian August Bomonti, dans sa trentième année, partit de Berne pour s’engager comme mécanicien dans une entreprise maritime allemande à Constantinople. Fréquentant, dans le quartier de Galata, le club allemand "La Teutonia", il fit la connaissance de Fanny Meier, une Allemande de Rastatt qu’il épousa en juillet 1856. La même année, le couple quitta Constantinople pour Laganas, une des îles ioniennes où naquit leur premier enfant. L’année suivante, ils reprirent le chemin de la capitale ottomane. En 1872, Christian décida de créer une brasserie artisanale à Phillipopoli en Roumélie orientale (aujourd’hui Plovdiv en Bulgarie).

Avec une population composée à 45% de Bulgares, 20% de Grecs, 20% de Turcs, de 10% de Juifs séfarades et 5% de Latins et d’Arméniens, le potentiel de consommateurs de boissons alcoolisées était donc important et le succès de la bière Bomonti fut immédiat.

Fort de cette réussite, Christian August Bomonti décida, en 1880, de créer une autre brasserie artisanale, cette fois à Constantinople, en y associant ses jeunes fils Walter et Carl. Le premier s’occuperait de la brasserie de Constantinople tandis que le second resterait à Philippopoli. Les deux entreprises fonctionnant à plein rendement, Christian, encouragé par ses fils, décida de créer, cette fois, une brasserie industrielle utilisant les techniques modernes de brassage, comme cela existait déjà dans plusieurs brasseries du nord de l’Europe. C’était le seul moyen d’augmenter la production et de répondre à la demande de la consommation ottomane, de plus en plus importante.

Ainsi, en 1890, la première brasserie industrielle ottomane vit le jour.

 

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Brasserie Bomonti à Istanbul

 

La société multiculturelle de l’Empire ottoman favorisait la consommation de boissons alcoolisées, même dans les régions à forte majorité musulmane. Toutefois les brasseries ne se trouvaient que dans les grandes villes, particulièrement dans la capitale, mais aussi à Izmir, Salonique, Alexandrie, Bucarest, Erzurum, Trébizonde ou Sofia.

Très rapidement, les Bomonti réussirent à supplanter les marques étrangères de bière et, dès 1894, ils devinrent les plus grands distributeurs de l’Empire ottoman. Cependant, les débits de bière, appelés brasseries, bien que très nombreux à cette époque, n’étaient pas suffisants pour écouler l’importante production industrielle. En deux ans, les brasseurs créèrent alors un vaste réseau de points de vente, soit par l’intermédiaire de magasins, soit en créant des "jardins de bière Bomonti" dans tout le pays.

Dépassés par leur succès, car la brasserie construite dix ans auparavant ne suffisait plus à la demande croissante, ils décidèrent, en 1900, de construire une nouvelle usine.

 

Bomonti fabrique bière Istanbul
Nouvelle Brasserie industrielle Bomonti à Istanbul

 

En 1902, la Société Anonyme Brasserie Bomonti fut enregistrée au Registre du Commerce. Ses nouveaux locaux, plus vastes et mieux équipés, permirent une augmentation considérable de la production.

Istanbul, Izmir et Thessalonique comptaient alors de très nombreux établissements de boissons. La production de bière dans l'Empire ottoman était de 1,2 milliard de litres en 1894 et de 9,9 milliards de litres en 1913-1914.

 

bières Bomonti
Jeunes femmes dans un "jardin de bière Bomonti"

 

Si les affaires étaient au beau fixe, il n’en était pas de même du côté de la vie privée de la famille Bomonti.

Carl, qui gérait toujours l’unité de production de Philippopoli, épousa en avril 1894 Margaretha Louise Braun, originaire de Bâle (Suisse) mais eut la douleur de perdre sa mère la même année. Un malheur arrivant rarement seul, un an plus tard, la jeune épouse de Carl décéda à 24 ans en mettant au monde son premier enfant qui ne survécut pas. En 1901, il se remaria avec Marie Anna Ernesta Widmann, née à Istanbul, qui décéda également en mettant au monde un petit garçon, Werner August Josef, qui, lui, survécut à ce drame.

Un an plus tard, le père, Christian August Bomonti, décéda à l’âge de 76 ans, ajoutant un nouveau chagrin à Carl, qui ne supportant pas ces épreuves à répétition, décida de mettre fin à ses jours à l’âge de 46 ans. Sa tombe se trouve au cimetière de Feriköy à quelques distances de la brasserie.

 

Tombe Bomonti au cimetière de Feriköy
Tombe Bomonti au cimetière de Feriköy

 

Le bébé de Carl et de Marie Anna fut confié à son frère Walter et à sa femme Mathilde Jost, une Bernoise épousée en 1894. Cette union donna naissance à un petit garçon prénommé Kurt.

Walter Bomonti, désormais seul à la tête de cet empire de la bière, sut faire face aux nouvelles difficultés qui se présentèrent avec l’arrivée de la concurrence de la brasserie de l‘Allemand Karl Haufner, brasserie installée à Antalya, de la compagnie "Bière & Champagne Olympus" à Salonique, de la "Brasserie Prokopp de Smyrne" et surtout, de la brasserie "Plantes nectarifères" créée en 1909 dans le Haut-Bosphore à Büyükdere, tous des adversaires des plus dangereux.

Plutôt que d’essayer de lutter en baissant les prix de vente de sa bière, Walter Bomonti s’entendit avec la brasserie des "Plantes nectarifères" pour fusionner, et en 1912,  les deux entreprises devinrent la "Société des Boissons Bomonti-Nectar".

 

Bomonti Istanbul
Action de la société Bomonti-Nectar

 

Walter Bomonti, actionnaire majoritaire, profita de l’augmentation du capital pour entreprendre de nouvelles activités. À Izmir, une distillerie de fabrication de rakı fut créée et remporta un franc succès. De la même façon, Bomonti s’associa avec la brasserie "Pyramide" à Alexandrie, et créa la société "Bomonti-Pyramide".

Les guerres des Balkans (1912-1913), puis la Première Guerre mondiale, perturbant largement les affaires de la société, Walter Bomonti songea à se retirer partiellement des différents conseils d’administration et à quitter Istanbul pour s’établir à Berne. Sur un terrain acheté en Suisse en 1910 il fit édifier un manoir qui fut achevé en 1918, et il s’y installa avec sa femme Mathilde et leurs deux garçons. 

 

bomonti Istanbul
Manoir de Walter Bomonti à Bern

 

Après la Première Guerre mondiale, les habitudes changèrent et la consommation de la bière marqua le pas puis diminua sensiblement au profit d’autres alcools importés par les occupants. On put alors enregistrer un retour vers les tavernes et les caves à vin. Néanmoins, la brasserie Bomonti continua ses activités, sous le regard distant mais toutefois attentif de Walter Bomonti.

Dès sa création, la nouvelle République turque instaura un monopole sur le tabac et l’alcool. Le monopole Tekel fut créé et ce dernier autorisa l’exploitation privée de la brasserie Bomonti jusqu’en 1938, date fixée pour le rachat de l’entreprise par Tekel. Malgré les accords entre l’état et Bomonti, la brasserie fut nationalisée quatre ans avant la date butoir, en 1934.

Désormais brasserie d’État, la brasserie Bomonti continua sa production pour le monopole Tekel jusqu’en 1966, date à laquelle elle fut vendue à la société privée Efes-Pilsen, nommée ainsi en référence à l'ancienne cité grecque Éphèse, située près d’Izmir où se trouve la brasserie.

 

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Salle des mélanges et de la pasteurisation - Efes

 

En 1991, la vieille brasserie Bomonti cessa définitivement son activité. La même année, Efes-Pilsen arrêta la production de bière Bomonti mais, à la demande des distributeurs, pressés par les consommateurs qui désiraient retrouver leur bière d’origine, la production fut relancée en 2008, répondant ainsi à cette forte demande.

Aujourd’hui, l’ancienne brasserie Bomonti, classée aux monuments historiques mineurs est partiellement utilisée pour des activités culturelles et de divertissements.

 

Bomontiada Istanbul bière

 

Bomontiada Istanbul

Centre "Bomontiada" installé dans les anciens bâtiments de la brasserie Bomonti

 

Istanbul se souvient de cette famille levantine d’origine suisse, principalement pour sa bière, mais Bomonti est aussi le nom du quartier où se trouve l’ancienne brasserie, et ce nom est encore couramment utilisé comme enseigne de cafés ou de brasseries, non seulement en ville mais aussi dans l’ensemble du pays.

A Berne par contre, le nom des Bomonti est beaucoup moins connu. Le manoir, occupé par la famille jusqu’en 1952, existe toujours ; il est aujourd’hui loué à diverses représentations diplomatiques de plusieurs états. Situé au milieu du quartier des ambassades, le bâtiment est un proche voisin de la représentation turque.

Heureux hasard ou signe du destin ?

 

bière Bomonti
Sous bock ancien

 

Pour information, si la République tchèque est le 1er consommateur mondial de bière, la France se place au 33ème rang et la Turquie occupe la 41ème place.

 

bomonti istanbul

 

AVEC MODÉRATION !!

 

Cet article a été publié une première fois en juillet 2022.

Chantal et Jacques Périn
Publié le 27 juillet 2023, mis à jour le 3 décembre 2023

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