Comment cette boutique du quartier de Vefa, ouverte en 1876, est-elle devenue une adresse incontournable de l’hiver stambouliote ? Dans son verre de boza se lit l’histoire d’une ville.


Une institution née à la fin de l’Empire ottoman
Lorsque Vefa Bozacısı ouvre ses portes en 1876, Istanbul est encore la capitale d’un Empire en transition. Les réformes du Tanzimat ont modernisé l’administration, mais la vie quotidienne reste organisée autour des quartiers, des métiers et des liens de voisinage. Vefa est alors un secteur studieux et populaire, entre medreses, ateliers, fonctionnaires et familles modestes. On y circule à pied, on s’y connaît, et les commerces structurent la vie du quartier.
La boza fait partie de ce paysage. Boisson d’hiver nourrissante, légèrement acide, elle tient chaud et rassasie. Les vendeurs ambulants sillonnent les ruelles au crépuscule, leur appel signale l’arrivée des premiers froids. On la boit dans les foyers, dans les cafés, dans les ateliers ; elle accompagne les longues soirées d’hiver.
La Boza, boisson d’hiver qui raconte Istanbul
En ouvrant une boutique, la famille Vefa transforme une pratique jusque-là largement itinérante. Le savoir-faire se précise, la fermentation se maîtrise, la texture s’affine. Ce passage du commerce ambulant au lieu dédié change la relation à la boza : on ne l’achète plus seulement au passage, on s’y rend.
Vefa Bozacısı n’est pas encore une institution. Mais dès l’origine, la boutique s’inscrit dans un tissu de quartier dense, où les générations se succèdent derrière le comptoir et où la clientèle reconnaît une manière de faire. Une adresse qui s’installe durablement dans une ville en mouvement.

Une boutique qui a traversé le temps
En passant la porte de Vefa Bozacısı, l’impression est celle d’un lieu resté à l’écart des modes. La façade a peu changé au fil des décennies. À l’intérieur, les étagères en bois, les grands récipients métalliques, les pots alignés derrière le comptoir témoignent d’une pratique restée intacte. Rien n’est conservé pour l’apparence ; tout est là parce que cette manière de travailler perdure.
Le service est simple, précis, identique d’un verre à l’autre. La boza est versée à la louche, mesurée, servie avec une pincée de cannelle. La scène se répète des centaines de fois chaque hiver.
Les clientèles ont évolué, sans que le lieu ne perde ses habitués. Habitants du quartier, étudiants, familles venues parfois de loin, visiteurs attirés par la réputation du lieu : tous se croisent au comptoir. Certains viennent par habitude. D’autres pour la première fois. Le lieu ne fait aucune différence. On entre, on commande, on boit, puis on repart.
Dans une vitrine, un verre présenté comme celui dans lequel Atatürk aurait bu de la boza lors de sa visite en 1937 est exposé, accompagné d’une plaque datée.
Vefa, un quartier ancien façonné par le savoir et les marges de la ville
Le quartier de Vefa s’est structuré autour de la grande mosquée de Süleymaniye, vaste complexe religieux et éducatif édifié au XVIᵉ siècle par Sinan. Autour de ce centre, s’est développé un tissu de medreses, de bibliothèques, de pensions d’étudiants et de petites fondations pieuses. Pendant des siècles, Vefa a vécu au rythme de l’enseignement religieux, du travail intellectuel et des allers-retours quotidiens vers les grandes administrations ottomanes.
À la fin du XIXᵉ siècle, lorsque Vefa Bozacısı ouvre, le quartier connaît ses premières mutations. Les étudiants côtoient désormais des employés, des artisans, des familles venues des provinces. Comme souvent à Istanbul, des univers sociaux différents coexistent dans un même périmètre. Les petits commerces jouent alors un rôle d’interface entre ces mondes.
Vefa Bozacısı s’insère dans cette géographie composite. Ni café, ni échoppe alimentaire ordinaire, la boutique devient un lieu de passage partagé par des clientèles hétérogènes. Étudiants en robe longue autrefois, fonctionnaires aujourd’hui, voisins de toujours et curieux de passage s’y croisent pour la même chose, à des moments différents.
Le quartier n’est plus le même. La boutique, elle, continue d’ouvrir chaque hiver. Les clients ont changé, l’usage est resté.
La boza, des ruelles nocturnes au comptoir de Vefa
En 1876, Hacı Sadık Bey ouvre à Vefa une boutique entièrement dédiée à la boza. Arrivé quelques années plus tôt de Prizren, au Kosovo, il adapte la boza jusque-là vendue dans la rue, en ajustant une recette plus épaisse et moins acide. Ce goût devient rapidement indissociable du nom de la maison.
Depuis, l’adresse est restée dans la même famille. Les générations se succèdent. On en est aujourd’hui à la quatrième derrière le comptoir, sans transformation majeure de la recette ni du principe de la boutique. Vefa reste ouverte au-delà de l’hiver, mais son cœur d’activité demeure lié aux mois froids. C’est à ce moment-là que l’adresse reprend pleinement sa place dans le quartier.
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