La semaine dernière, les représentants des 193 Etats membres de l’ONU se sont donné rendez-vous à New York pour une conférence mondiale dédiée à l’eau. Cela faisait 46 ans que les Nations Unies n’avaient pas consacré un sommet international à l’eau douce, une ressource indispensable à la vie et pourtant loin d’être accessible à tous. En effet, dans le monde entier, l’aggravation des tensions autour de la gestion de l’eau et les changements climatiques inquiètent.
En Turquie, entre octobre et janvier, les précipitations ont chuté de 31% par rapport à la même période l’année dernière. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization), dans le pays, plus de 70% des terres de culture, pluviale ou irriguée, sont soumises à des sécheresses et stress hydriques fréquents. La Turquie, pourtant l’un des pays méditerranéens les mieux pourvus en ressources hydriques, se doit ainsi de relever de nombreux défis dans sa gestion de l’or bleu.
La Turquie au cœur de la gestion des fleuves du Tigre et de l’Euphrate : la naissance du projet GAP (Güneydogu Anadolu Projesi)
Jusqu’au début du XXème siècle, l’Empire ottoman gérait l’ensemble du bassin du Tigre et de l’Euphrate, qui constitue l’essentiel du réseau hydrique régional, garantissant ainsi une unité. Cependant, depuis l’éclatement de l’Empire en 1923, donnant ainsi naissance à de nouvelles frontières, cette unité n’est plus assurée. Par sa position de pays amont, la Turquie conserve, elle, un avantage géographique.
Ainsi, la Turquie demeure un véritable château d’eau du Moyen-Orient, puisque c’est là que le Tigre et l’Euphrate prennent leur source. Ces deux fleuves irriguent non seulement la Turquie du Sud et du Sud-Est, mais aussi la Syrie et l’Irak. Depuis le début du Moyen Age, ces fleuves n’ont pas été véritablement mis en valeur, ni au temps de l’Empire ottoman ni même dans les débuts de la République turque. L’aménagement a cependant été rendu nécessaire par les caractéristiques mêmes des fleuves. De régime pluvio-nival, ils présentent en effet de fortes crues au printemps issues de la fonte des neiges du plateau anatolien.
Depuis plus d’un demi-siècle, l’homme cherche donc à dompter ces fleuves, avec des barrages qui ont un triple rôle : un rôle de fourniture d’énergie électrique, un rôle d’irrigation (En 2020, 13,8% des terres agricoles turques étaient irriguées selon les données de la Banque Mondiale), et un rôle de régulation du débit des fleuves. La maîtrise des fleuves représente également un enjeu géopolitique-clé : la gestion des ressources en eau dans cette région se caractérise par des situations d’interdépendance entre Etats riverains. Elle génère des situations conflictuelles car l’accès à l’eau y constitue un véritable enjeu politico-sécuritaire.
Les bases du projet du GAP (Güneydogu Anadolu Projesi, engagé dans les années 60 dans l’objectif de construire 22 barrages et 19 centrales hydroélectriques) sont nées lors de la présidence du fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk. Celui-ci, conscient du potentiel majeur des bassins du Tigre et de l’Euphrate, soutenait qu’un plus grand contrôle de ces ressources hydriques pourrait conduire à une accélération de la modernisation de la Turquie et à plus de prospérité.
Vue des principaux ouvrages hydrauliques des bassins Tigre-Euphrate
De nombreux enjeux : l’hydropolitique comme pilier d’une politique de développement
L’hydropolitique de la Turquie repose sur deux volets importants. La Turquie cherche tout d’abord à renforcer son rôle politique vis-à-vis de ses voisins du Moyen-Orient concernant l’usage et le partage de l’eau. L’autre objectif consiste ainsi à établir une sécurité et un rôle énergétique pour la Turquie, perçus comme indispensables pour lui permettre de peser comme puissance régionale capable de créer un lien entre l’Asie et l’Europe.
En dehors de son rôle notable dans la distribution d’eau aux populations et dans le développement de l’agriculture, le GAP joue un rôle également stratégique dans la production d’électricité. En 2021, l'hydroélectricité représentait 32% de la capacité totale de production d'électricité du pays. Selon les informations compilées par l'Anadolu Agency auprès de la société turque de transmission électrique (TEIAS), la capacité des centrales hydroélectriques, qui ont la part la plus élevée de sources d'énergie renouvelable, est passée à 31 436 mégawatts au cours de cette période. Ainsi, la Turquie figure parmi les 10 premiers pays au monde en termes de puissance hydroélectrique.
Le positionnement de la Turquie a également beaucoup évolué depuis les premiers travaux du GAP. Si elle a usé de rapports frontaux, la Turquie s’est aujourd’hui attribué un rôle important dans l’hydrodiplomatie régionale. Cependant, si l’évolution des relations internationales pousse à la coopération, la position hégémonique de la Turquie dans ce domaine l’amène à tirer parti de cette situation afin d’avoir les mains libres dans l’élaboration de sa politique régionale.
Les limites de l’hydrohégémonie turque
Compte tenu de sa localisation géographique d’amont sur le Tigre et l’Euphrate, la Turquie a, au cours des 50 dernières années, acquis avec le GAP un contrôle quasi complet de la ressource en eau de ces deux fleuves. Elle a ainsi posé les bases d’une position d’hydrohégémonie régionale sur ce bassin à l’égard des deux pays riverains d’aval, la Syrie et l’Irak.
Cette situation qui engendre une asymétrie des pouvoirs avec les riverains d’aval n’est pas sans conséquences. Le fait que la Turquie dispose de la capacité de bloquer le flux de l’Euphrate et du Tigre pendant plusieurs mois ou de provoquer des inondations majeures en libérant brutalement l’eau des barrages met la Syrie et l’Irak dans une situation d’inconfort notable.
La Turquie fait ainsi pression sur l’Irak via le barrage d’Ilisu sur le Tigre, fonctionnel depuis décembre 2020. Ce méga ouvrage hydroélectrique du GAP, de 12 000 MW de puissance devant générer 4,4 milliards de kilowattheures par an, a des conséquences sur le flux du Tigre en entrée de territoire irakien et se retrouve par conséquent au programme de toutes les réunions diplomatiques, économiques et sécuritaires entre les deux pays.
Au-delà des conséquences diplomatiques, les barrages et les lacs de retenues menacent l’intégrité des écosystèmes, modifient le paysage naturel et induisent la condamnation définitive de la flore et de la faune de toutes les régions submergées. Ces constructions ont également des incidences réelles sur le patrimoine. Par exemple, la ville historique d’Hasankeyf, citadelle vieille d'au moins 10 000 ans, a été engloutie en février 2020 sous les eaux après la construction du barrage Ilisu. Si les autorités ont construit une nouvelle ville un peu plus haut pour reloger les habitants et ont déplacé plusieurs monuments historiques, comme le mausolée de Zeynel Bey (construit par le gouverneur de la région durant la période Akkoyun pour son fils Zeynel, mort en 1473 dans une guerre contre le sultan ottoman Mehmet Fatih), de nombreux autres édifices n’ont pas pu être sauvés. Le comble de cette histoire : les ruines englouties de la cité millénaire d’Hasankeyf réapparaissent avec la sécheresse.
En 1992, le premier ministre turc Süleyman Demirel s’exprimait ainsi : "Les ressources hydrauliques de la Turquie appartiennent aux Turcs comme le pétrole appartient aux Arabes". Selon une étude des Nations Unies, l'eau pourrait devenir, d'ici à 50 ans, un bien plus précieux que le pétrole, montrant toute l’importance de l’or bleu. Ainsi, la Turquie, comme la totalité des Etats du monde, doit-elle aussi prendre davantage en compte cette ressource rare qu’est l’eau et en optimiser la gestion (surconsommation, gestion des eaux usées, pollution, etc).
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