La période des fêtes de fin d'année approche, et l’un de ses symboles les plus populaires dans le monde est sans doute l’arbre de Noël. Cette fête, plus assimilée à une fête chrétienne, à la naissance du Christ, est aussi la fête de la renaissance des anciens Turcs.
Les Turcs, avant de se convertir aux religions monothéistes, croyaient aux esprits de la nature. Il existait pour eux un arbre gigantesque au milieu du monde : l'Akçam, un sapin épicéa blanc. C’est une métaphore : le sapin reste vert toute l’année, donc vivant, et le blanc symbolise la lumière, la pureté et l’espoir. Cet arbre s’appelle aussi arbre de vie : Hayat Ağacı.
Cette figure de l’arbre de vie va se retrouver sur différents supports utilisés par les Turcs : kilims, tapis, bijoux...
Reproductions des représentations stylisées des arbres de vie sur différents Kilim et tapis
La tente des Yörüks (ethnie turque nomade) par exemple, est soutenue par un mât central (en bois de bouleau généralement), qui symbolise cet arbre.
Pour les anciens Turcs, la nuit du 21 décembre est le moment où la divinité du jour et celle de la nuit s’affrontent. Durant cette nuit de fête, appelée Nardugan : Soleil Naissant/Naissance du soleil, (Nar : Soleil - actuellement en turc cela signifie grenade, qui est aussi un symbole de fertilité et de bonheur - et Tugan ou Dugan : Naissance), les Turcs prient le Dieu Ulgen, divinité créatrice, pour qu'il rende le soleil victorieux. Ils mettent des offrandes sous l'arbre pour que leurs prières atteignent le Créateur, ils formulent des vœux pour cette nouvelle année en attachant des bandelettes de tissus sur les branches de l’arbre.
Pour cette nuit, les maisons sont nettoyées, de beaux vêtements sont portés, on chante et on joue autour de l'arbre. Les familles se réunissent pour manger et boire ensemble. Lors de cette réunion spéciale, des fruits frais et secs, des repas spéciaux et des bonbons sont consommés. On pense que si la fête est célébrée en se réunissant avec la famille et les amis, sa vie se prolongera et cela apportera la chance.
A la fin de la nuit, la victoire revient à la divinité du jour. C’est le solstice d’hiver, et à partir de cette date-là, les jours commencent à rallonger.
Ainsi, les Turcs célèbrent la victoire du jour avec cet arbre.
Cette symbolique de prospérité, à travers la représentation d’un arbre décoré appelé le "Nahıl", va se retrouver chez les Ottomans lors d’événements importants et se perpétuer encore dans la ville d’où est originaire ma famille paternelle à Ürgüp en Cappadoce, lors des mariages notamment.
Aux origines du Nahıl
Nahıl signifie "palmier" en arabe. C'est un arbre ornemental, de forme conique, pouvant être constitué de boules superposées, décoré par des fleurs, des fruits, des papiers colorés, des feuilles ou des fils d’or et d’argent. Certains étaient constitués de milliers de pièces, de pierres précieuses, de décorations en sucre, de cadeaux, et éclairés par des bougies sur une structure de bois et de cire.
Par sa forme phallique et ses branchages symbolisant la fertilité et l’abondance, cet arbre a des origines qui remonteraient à de nombreuses anciennes civilisations comme les Assyriens, les Hittites (lors des cérémonies religieuses) les Phrygiens à l’annonce du printemps, les Egyptiens jusqu’à la période de la Grèce antique et même romaine lors des festivités de Dionysos.
Gravure assyrienne représentant l’arbre de vie (exposée à Boston)
Fresque du royaume Urartu représentant l’arbre de vie, exposée à Ankara
Moulures, peintures Phrygiennes représentant l’arbre de vie, exposé à Ankara
Sculpture Seldjoukides représentant l’Arbre de vie, à Sivas
Le Nahıl à l’époque ottomane
A l’époque ottomane, l’arbre est réalisé pour les défilés des festivités des victoires guerrières, des cérémonies de circoncision et des mariages.
Dans l'Empire ottoman, nous retrouvons les premières références à l'arbre Nahıl en 1449, lors de la fête du mariage du prince Mehmet (futur Mehmet II, le Conquérant).
Les arbres Nahıls retrouvés dans l’Empire ottoman ont différents styles de décoration, comme on peut le constater à travers les témoignages, les peintures ou les miniatures ; ils sont portés devant l'enfant circoncis ou la mariée lors des défilés des festivités du Palais.
Miniatures représentant le Nahıl
La grandeur et la décoration des Nahıls étaient un indicateur économique de la situation financière du maître de cérémonie, le Sultan ou le père de famille.
Alors qu'un arbre Nahıl dans une commune rurale peut mesurer environ 2 mètres, nous savons grâce aux différentes sources historiques qu'il y a eu des Nahıls de 25 mètres de haut dans la capitale. Au XVIIème siècle, on comptait 55 artisans fabricants de Nahıls, 4 magasins à Istanbul dans les quartiers de Tahtakale, Aksaray et Odunkapısı.
Pour le mariage de la soeur du Sultan Soliman, la Sultane Hatice, il y avait de magnifiques Nahıls. Certains étaient même décorés d’or et d’autres d’argent. L’un de ces Nahıls valait entre 40 et 50 000 ducats d'or. Deux Nahıls d'argent valaient l'équivalent deux Kösk à Istanbul.
Nous savons que pour la grande fête de circoncision des princes du Sultan Ahmed Ier en 1612, les fenêtres en saillie (bowwindow), les avancées des toitures et même une trentaine de maisons, ont été démolies afin de laisser passer le cortège de grands Nahıls dans les rues d’Istanbul. Mais tous les propriétaires furent dédommagés, soit par la prise en charge des travaux, soit par le rachat de leur maison. Bien sûr, une force humaine conséquente était nécessaire pour transporter ces arbres gigantesques. Jusqu’à deux cents hommes pouvaient être nécessaires pour tirer le char sur lequel se trouvaient les Nahıls.
En 1675, 40 magnifiques Nahıls ont été produits par 150 artisans. En 1720, lors des festivités de circoncision des princes du Sultan Ahmet III, nous savons, grâce aux miniatures de Levni, qu’il y avait aussi de grands Nahıls portés par plusieurs hommes lors des processions.
Miniature de Levni Surname- I Vehbi
Avec l’affaiblissement de l’Empire ottoman et l’européanisation des coutumes dans l’Empire, ce type de cérémonie autour du Nahıl se raréfie et nous fait penser que le Nahıl disparait, à la vue de l’une des dernières gravures retrouvées de Antoine-Ignace Melling, datant de 1792.
Ürgüp et le Nahıl
Ce n’est qu’en 1946 qu’on reparle de Nahil, lorsqu’un instituteur et député d’Ürgüp (ville de la région de Cappadoce) Ali Baran Numanoglu retranscrit dans l’ouvrage Ürgüplü Saz Saiir Mahfi, les premiers textes retrouvés Nahıl Övme ("Louange au Nahıl").
Ces textes, sous forme de “gazelles” (à l'origine, une gazelle est une poésie arabe qui parle de femmes, de vin et de fleurs, où le nom du poète doit apparaître vers la fin) ont été écrits par le barde Âşık Mahfi Baba*, et sont transmis et lus durant les mariages ; cela indique alors que la tradition du Nahıl a perduré dans la région d’Ürgüp vers 1800.
Il faut peut-être rappeler que cette ville était réputée dans l’Empire ottoman pour fournir les meilleurs employés au Palais du Sultan : les personnes étaient travailleuses, dévouées et avaient le sens de la gratitude. D’ailleurs, l’un de mes aïeux, Ibrikçi Basi, était chef des verseurs d’eau au Palais du Sultan. Il n’est donc pas étonnant que certaines coutumes de la capitale, festives ou gastronomiques comme le Zerde (dessert à base de riz et de safran) aient survécu à Ürgüp à travers ces familles qui, une fois leur service accompli, y revenaient.
A Ürgüp, le Nahıl est réalisé sur une structure de bois conique, décorée de papiers crépons, d’oiseaux ou de fruits. Il s’élève à 2 mètres, et peut être porté par un seul homme ou deux.
A l’époque, la tradition du mariage durait une semaine ; le mercredi soir était le soir des festivités du henné. Accompagné du tambour et du Zurna (instruments traditionnels des processions festives), le Nahıl est posé dans la cour de la maison du futur marié ou sur une place appropriée du village. Là, la fête continue pendant que le futur marié se fait raser (moment appelé le Damat Tıraşı). Une fois le marié prêt, cette joyeuse procession "Halay" de jeunes gens portant le Nahıl, conduit le futur marié à la demeure de la future mariée, avec trois plateaux, le premier contenant le henné, le deuxième contenant des baklavas dans lesquels de l’argent ou une pièce d’or ont pu être dissimulés, et un troisième plateau où il y aura un plat de poulet cuit.
Avant que le henné ne soit appliqué sur les mains du futur marié et des célibataires de l’assemblée, le Nahıl sera "promené" autour du jeune marié pendant qu’un barde fera ses louanges avec son baglama (appelé aussi saz, un instrument de musique traditionnel joué en Anatolie, un luth à manche long).
Puis le Nahıl sera "présenté" aux invités, on le fait tourner plusieurs fois sur lui-même avant de le poser en hauteur avec 4 bougies allumées, et on lit les gazelles de Mahfi Baba / Âşık Mahfi.
Dans son livre, Ali Baran Numanoglu explique comment cette gazelle est devenue une tradition : "Dans la semaine des festivités des mariages d’Ürgüp, à la suite des louanges au marié lors de la nuit du henné du mercredi, un arbre d’une hauteur de 1,5 mètre et décoré de papiers colorés avec des bougies appelé Nahıl, était déposé devant le marié. Alors que Mahfi se trouvait dans un mariage, une personne de l’assemblée dit : 'Dis un mot à ce Nahıl pour que je sache que tu es un poète vertueux'. Mahfi répondit à l’invitation en ces mots" :
“Bir acayip nesne gördüm, dallarına aferin,
Beldemizde adet olan yollarına aferin,
Görmedim ömrüm içinde böyle bir dürrü diraz
Elvan elvan ne hoş olmuş tellerine aferin.”
Bir yere mahsus değildir vasfeder illeri var,
Bahcede yeni acilmiş ne tuhaf gülleri var
Meclise ziya verici hesap telleri var.
Kimi sari, kimi beyaz allarına aferin
Asiklar derya misali bulanır umman gibi
Esigine bas keserler hak olan kurban gibi
Meslise verir letafet süphesiz gülsen gibi
Etrafina mumu yanar hallerine aferin.
Mahfi’yanin hizmeti var üstadına pirine
Kimseler agah olamaz âri teki sırrına
Âdet sakin oldu ise gayri kaldır yerine
Bunu yapan ustaların ellerine aferin.”
Traduction :
"J'ai vu un objet étrange, Bravo à tes branches,
Bravo à notre ville qui suit cette tradition,
Je n'ai vu une telle hauteur de ma vie,
Quelle beauté ont tes rubans colorés, Bravo.
Il n’appartient pas à un seul lieu mais aux provinces élues,
Il y a des roses étranges qui viennent d’éclore dans le jardin
Il a d’innombrables rubans illuminant le banquet
Certains sont jaunes, d’autres blancs, Bravo aux rouges.
Comme la mer à l’océan, les amoureux se mêlent
Comme l’offrande méritée, les têtes se courbent devant sa porte.
Comme un jardin de roses, il apporte sa grâce à l’assemblée
Avec ses bougies allumées autour de lui, Bravo à ton allure.
Les Mahfi offrent leur service à leurs maîtres
Personne ne peut connaître ce pur secret
Si la cérémonie s’est bien déroulée, alors remets-le à sa place
Bravo aux mains des maîtres qui ont fait cela."
Les invités déposeront un bakchich au Nahıl pour féliciter l’artisan qui l’a réalisé, puis le "halay", la danse, pourra commencer.
A la fin des festivités de la soirée du henné, le Nahıl sera rapporté à la maison des mariés, gage d’espoir et de prospérité pour eux.
Jusqu’au début du siècle dernier, la tradition de l’arbre Nahıl était encore pratiquée dans les provinces de Denizli Çal et de Kars. Mais malheureusement aujourd’hui, cette tradition n’est plus pratiquée, sauf exceptionnellement, par des groupes hôteliers lors de festivités particulières.
Depuis 2011, un exemple de Nahıl est visible au musée du jouet à Istanbul.
Les Turcs, bien que majoritairement non-chrétiens, continuent de décorer leur arbre à la mode occidentale pour célébrer l’arrivée de la nouvelle année, sans forcément savoir que leurs ancêtres le faisaient aussi.
Espérons que 2023 nous apportera tous la Santé, le Bonheur et la joie de vivre.
Cet article a été publié une première fois en décembre 2020
________________
* Le vrai nom d'Aşık Mahfi Baba (1791-1853) est Ali Baba. Il naît à Ürgüp mais passe la majeure partie de sa vie à vendre des œufs à Istanbul, et à participer à des concours de poésie, chanson et gazelle avec d’autres Aşık (bardes) dans les cafés d’Istanbul ; revenu en Cappadoce il chante lors des mariages dans la région d’Ürgüp. Les paroles et la composition de Nahıl Övme ("Louange au Nahıl"), qui est encore chanté aujourd'hui dans les mariages, appartiennent à Mahfi Baba d'Ürgüp, resté célèbre pour ses gazelles.