Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd'hui, la lettre "E"...
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Vous vous êtes sustentés dans un lokanta, un restaurant populaire servant souvent des plats en sauce ou dans un de ces kebapçı désormais omniprésents, qu’ils soient içkili, où les kebabs sont accompagnés de rakı (et rarement de la bière et presque jamais du vin) ou içkisiz où on consomme principalement de l’ayran. En payant l’addition, de préférence au comptoir à l’entrée, 4 choses vous attendent :
1. Des cure-dents (kürdan), désormais emballés individuellement dans du cellophane (ce n’était pas le cas dans ma jeunesse…) ;
2. Des mini-lokoums, confiseries en forme de cubes préparées avec une pâte d’amidon et du sucre, souvent aromatisées et parfois enrichies de fruits secs. Certainement pas des Hacı Bekir, du nom du confiseur turc qui les aurait inventées dans sa boutique près du Grand Bazar ;
3. Des clous de girofle (karanfil, obtenus des graines d’œillets, d’où l’homonymie) pour l’haleine car probablement vous venez de consommer une quantité phénoménale d’oignons, et donc, parfois, arrosés de rakı. (Vous plongez vos doigts dans une coupelle pour en extraire quelques clous) ;
4. Et l’incontournable bouteille en plastique cannelée contentant ce liquide jaune, limon kolonyası, si familier.
Si, à la sortie du lokanta vous trouvez ces quatre choses, c’est que la coutume est respectée !
Vous êtes invités chez vos voisins et après s’être déchaussés impérativement, vous vous êtes assis sur le çekyat (sorte de clic-clac) et attendez la question inévitable : "Que voulez-vous boire ?" Ne içersiniz ? En attendant, vous serez très probablement invités à joindre vos deux mains, les paumes vers le haut, afin que le maître ou la maitresse des lieux verse quelques gouttes de ce même kolonya, à la fois pour vous nettoyer et vous rafraîchir. Si, sous le fauteuil sur lequel vous vous êtes assis, vous vous frottez les pieds pour cacher les chaussettes trouées car vous avez oublié que l’on se déchaussait chez Emine teyze, tout en reniflant les mains pour sentir la fraicheur sucrée du kolonya, c’est que tout va bien, vous êtes chez des gens qui se soucient des traditions…
Vous devez rendre visite à un ami hospitalisé, les fleurs fanent, le chocolat est risqué (peut-il/elle en manger ?), optez, vous aussi, pour une bouteille de kolonya qui fera plaisir à tout le monde. C’est sans risque. Cela n’aidera certainement pas à guérir le convalescent, mais cela ne pourra pas lui faire de mal.
Et enfin, si vous faites un voyage en bus en Turquie, vous verrez que le muavin (le garçon à tout faire du bus) passe régulièrement avec une bouteille jaune à la main, celle du limon kolonyası. Il fut un temps, on fumait dans ces bus inter-villes et l’odeur de kolonya aidait à supporter le nuage laiteux dans lequel le voyage se déroulait. Aujourd’hui c’est surtout une "arme" contre 40 passagers s’étant déchaussés dès que le bus a eu quitté la gare routière…
Une tradition ottomane revenue récemment à la mode
C’est à l’époque d’Abdülhamid II (1876-1909), lorsque les relations entre l’Empire ottoman et la Prusse étaient au beau fixe, que l’Eau de Cologne (Kolonya) fut introduite, d’abord comme parfum dans la classe dirigeante et puis, à partir de sa fabrication dans l’Empire (1882), dans les couches populaires.
Ainsi, lors des visites de courtoisie, l’eau de Cologne a peu à peu remplacé l’eau de rose qui s’est, pour ainsi dire, islamisée (jusqu’aux années 2020, où l’eau de rose fait un come back dans des quartiers tels que Nişantaşı ou Kadıköy, comme produit cosmétique prisé). Il est intéressant de constater que, victime d’un certain embourgeoisement, le Kolonya tendait à se ringardiser dans les couches intellectuelles depuis les années 2000.
Or, avec la crise sanitaire depuis 2020, il est revenu sur le devant de la scène, et des marques historiques ont ainsi saisi l’opportunité pour lancer des gammes variées, hors de prix, inatteignables pour les foyers modestes, jadis consommateurs traditionnels. Parfois, il est difficile de suivre la main invisible du capitalisme…
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Dernières publications de l'auteur :
> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;
> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;
> Akgönül Samim, La Turquie nouvelle" et les Franco-Turcs": une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.