Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd'hui, la lettre "C"...
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Toutes les sociétés ont des rites de passage. Ceux de passage d’un âge à un autre et ceux, d’un statut à un autre. La société turque, ayant fait une synthèse des comportements islamiques, anatoliens et centre-asiatiques, en possède plusieurs. Intéressons-nous à un de ces rites de passages, à la fois religieux et traditionnel, assez codifié mais avec quelques variations régionales. Il s’agit de la circoncision (sünnet).
Si, lors de vos pérégrinations en Turquie, vous croisez un enfant habillé en prince ottoman, sceptre et sabre à la main, coiffe du sultan sur la tête, ne pensez pas à un bal costumé dans le voisinage ! Cet enfant au sourire souvent crispé est destiné à se faire circoncire, par un fenni sünetçi (circonciseur professionnel). Comme il deviendra "homme", il a droit à cette tenue valorisante (et quelque peu kitch) et à une fête où, comme toujours, on accrochera des pièces en or sur son costume. Celui qui tiendra son sexe pendant l’acte de circoncision sera son kirve, qui, tel un parrain, veillera sur lui toute sa vie.
La circoncision, un des rituels les plus anciens de l’humanité depuis le culte de la déesse mère de la période néolithique, est un rite de passage dans les religions abrahamiques héritières des rituels païens du croissant fertile. Absent dans le Coran, il s’agit d’un rituel de la tradition prophétique, la sunna, d’où son nom. En Turquie, la circoncision se fait généralement entre 6 et 11 ans, bien qu’il n’y ait pas de moment précis, comme pour la brit milah dans le judaïsme. Le prépuce coupé est parfois enterré, perpétuant des traditions millénaires. La fête de circoncision étant un événement très important, dans les familles aisées elle peut prendre des proportions démesurées. Inversement, un des services des municipalités des petites localités est d’offrir une séance collective de circoncision à des familles modestes, où des dizaines, voire des centaines d’enfants sont circoncis ensemble. Qu’il opère dans un fastueux hôtel de luxe avec des milliers d’invités ou modestement dans la rue devant un gecekondu, le circonciseur, après son geste, alors que l’enfant pleure, prononce la même formule magique : Oldu da bitti maaşallah, nazar değmez inşallah ! (Voilà, c’est déjà fini selon la volonté d’Allah / Que le mauvais œil ne le touche pas si c’est cela que veut Allah).
Mais, qu’est-ce, au juste, que ce nazar ? Ce fameux œil bleu que vous voyez partout en Turquie ? Le musée de mosaïques d’Antioche (Antakya), dans le sud-est de la Turquie, présente une mosaïque romaine (2e siècle après J.-C.) On y voit un œil, cible de lances, attaqué par un chien, avec l’inscription en grec ΚΑΙ ΣΥ (Et toi !) qui, selon l’interprétation la plus répandue (mais il y en a d’autres) signifie "Que ce que tu penses pour moi se réalise pour toi". Il s’agit d’une des nombreuses représentations de la croyance du mauvais œil, dont il faut se protéger et protéger ce qui nous est précieux. Dans toute la Turquie, mais aussi bien au-delà, cette protection se fait à travers un œil bleu, appelé nazar boncuğu (perle du mauvais sort). Car le nazar peut toucher n’importe où n’importe quand, et ce, même quand il n’y a pas de mauvaise intention. Il suffit qu’un ami vous dise que vous avez une belle maison pour que le toit s’écroule, il suffit que dans la rue, on regarde votre bébé avec tendresse pour que votre bambin attrape une maladie. Aussi faut-il porter un nazar boncuğu tout le temps. Si, sur les réseaux sociaux vous publiez une photo de votre enfant, vous verrez vos amis turcs vous envoyer des émojis de nazar boncuğu (oui, ça existe) en quantité. Mais parfois l’œil bleu ne suffit pas. Il faut une combinaison de gestes païens, d’onomatopées bizarres et l’invocation du Dieu pour une protection efficace. Attention, la chorégraphie est complexe : vous imitez d’abord le geste de cracher trois fois avec le son "tou, tou, tou", vous tirez ensuite le lobe de votre oreille droite en imitant le bruit d’un baiser appuyé avec vos lèvres, vous toquez ensuite trois fois avec l’articulation de votre index sur du bois tout en disant Kırkbir kere maaşallah (quarante et une fois selon la volonté d’Allah) en insistant bien sur le son "ş". Le nazar, alors, ne peut plus "frapper".
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Dernières publications de l'auteur :
> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;
> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;
> Akgönül Samim, La Turquie nouvelle" et les Franco-Turcs": une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.