Dans les jardins de pistachiers d’Antep et les vitrines dorées de Gaziantep, le temps s’étire, feuille après feuille. Derrière chaque bouchée, le baklava se façonne comme un secret transmis, entre savoir-faire et mémoire vivante.


“Un héritage ? Non, une responsabilité”
C’est ainsi qu’Ekrem Gülü, maître pâtissier à Gaziantep et héritier d’une lignée prestigieuse de baklavacı, perpétue jour après jour l’art du baklava. Pour lui, ce geste ne relève ni du folklore ni de la nostalgie : c’est un acte de rigueur, de mémoire et de respect. Car sous le craquant des pistaches et le brillant du sirop, les gestes des artisans se transmettent de génération en génération, porteurs d’une terre et d’une mémoire collective.
Au cœur de ce monde sucré : l’Antep fıstığı, pistache emblématique du sud-est de la Turquie, cultivée depuis des générations dans des jardins arides baignés de soleil.

À Gaziantep, la pistache se choisit à l’œil, au toucher, presque les yeux fermés. On la dépose entre des feuilles de pâte tirées avec tant de finesse qu’elles semblent disparaître. Ici, le baklava se façonne avec le respect qu’on doit aux traditions qu’on aime.
L’origine de la pistache et du baklava : une histoire de saveurs millénaires
La pistache, ou Antep fıstığı, trouve ses racines dans les terres arides du Moyen-Orient. Consommée depuis plus de 10.000 ans, elle a traversé les grandes civilisations antiques, des Sumériens aux Perses, avant de s’étendre sous l’Empire ottoman. Riche en histoire et en vertus, la pistache a traversé les âges, utilisée dans la cuisine et en médecine traditionnelle. Gaziantep, au cœur de la Turquie, est aujourd’hui l’un des plus grands producteurs mondiaux, où chaque pistachier est un témoin vivant de cet héritage.

Quant au baklava, son origine fait toujours l’objet de débats passionnés entre la Turquie, la Grèce et la Syrie, chacun revendiquant son invention. Toutefois, c’est dans les cuisines impériales ottomanes qu’il acquiert ses lettres de noblesse. Préparé avec des feuilles de pâte filo, du beurre clarifié, du sucre et des pistaches, il s’est imposé comme un dessert emblématique des grandes occasions et des célébrations.
Aujourd’hui, le baklava et la pistache incarnent une culture vivante, riche de générosité et de partage. Ils transmettent une tradition que les artisans perpétuent avec soin.
Le pistachier, mémoire d’une terre
Pour donner ses premiers fruits, le pistachier demande de la patience. Sept à huit années d’attente avant la première récolte, vingt-cinq pour atteindre sa pleine maturité. Pourtant, on continue de le planter, saison après saison, génération après génération. Ici, cultiver la pistache, c’est accepter de faire confiance au temps.
Cultivée dans plus de cinquante provinces en Turquie, c’est à Gaziantep que l’Antep fıstığı atteint son expression la plus raffinée. Ces terres familiales, souvent transmises, portent l’histoire de chaque arbre.
Là-bas, on parle de jardins de pistachiers plutôt que de champs.

On y travaille la terre à la main, on récolte au lever du jour, en se fiant au regard des anciens pour savoir quand les coques commencent à s’ouvrir. Le reste, on le fait à l’instinct.
Arbre robuste et sobre, le pistachier pousse dans des terres arides, résiste à la sécheresse et peut vivre jusqu’à trois siècles. Il impose son rythme. Rien ne se précipite. Rien ne se force. Comme si, avant de récolter ses fruits, il fallait apprendre à ralentir un peu.
Baklava : gestes, formes et symboles
Avant d’être sucré, le baklava est un travail. Un geste lent, répété, qui se transmet souvent dès l’enfance. À Gaziantep, certains maîtres pâtissiers forment les plus jeunes dès 14 ou 15 ans. Faire du baklava ne s’improvise pas : c’est un art de la précision.
Quarante couches, pas une de moins. Chaque feuille de pâte doit être si fine qu’on y distingue presque la lumière. À chaque étape, la main du maître pèse. Le choix de la pistache, la découpe, la cuisson, le sirop : tout est mesuré, patient, maîtrisé.
Les formes du baklava racontent aussi des histoires. À la part, roulé, en nid ou en losange, il change de nom selon sa découpe : "kare baklava", "dürüm", "cevizli", "fıstıklı bohça" ou encore "havuç dilimi", la “tranche de carotte”. Différents formats, mais une même exigence. Car si la recette varie peu, c’est le détail qui fait toute la différence.
Plus qu’un dessert, le baklava est un marqueur social. À l’époque ottomane, on l’offrait lors des célébrations importantes. Les archives du palais de Topkapı attestent qu’en 1473, le sultan Mehmed II en fit servir à ses invités durant les fêtes du Ramadan. Aujourd’hui encore, à Istanbul comme à Gaziantep, offrir un baklava est toujours un acte de respect et de considération.
Le baklava : une tradition qui se savoure au-delà du goût
Le baklava est un héritage vivant. À Gaziantep, chaque bouchée fait écho à des gestes transmis de génération en génération. Sous la fine pâte et le croquant des pistaches, on découvre l’histoire d’une terre, d’un peuple et d’une culture qui, malgré les turbulences du temps, choisit de persister. Offrir un baklava, c’est offrir un morceau de mémoire et de fierté. Ce geste fait vivre une tradition, un monde d’hospitalité où chaque détail compte et où chaque forme porte une histoire.
En Turquie, comme à Gaziantep, le baklava est un marqueur : symbole de respect, de patience et de partage.
Ne manquez rien de l’actu. Inscrivez-vous à notre newsletter quotidienne ici
Pour plus de culture, d’actus et de bons plans : suivez-nous sur Facebook, Instagram et X
Sur le même sujet
