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Boutheyna Bouslama : “Vivre à Istanbul me permet un certain niveau de vie”

Boutheyna Bouslama IstanbulBoutheyna Bouslama Istanbul
Écrit par Albane Akyüz
Publié le 29 septembre 2021, mis à jour le 13 janvier 2024

Parisienne d’origine, cinéaste, plasticienne et écrivaine, Boutheyna Bouslama a posé ses valises à Istanbul en 2014, après un Master en arts visuels et en cinéma à Genève. Lepetitjournal.com Istanbul est allé à sa rencontre, à l’occasion de la sortie de son livre, “Livres perdus, nouvelles chaussures”, et de la diffusion récente de son film documentaire, "À la recherche de l'homme à la caméra", à l’Institut français de Turquie à Istanbul.

 

“Une artiste est un acteur de la culture et tout ça c’est très bien… mais le monde réel et administratif existe”

Lepetitjournal.com Istanbul : Après une vie parisienne, puis genevoise, vous décidez d’emménager à Istanbul en 2014, pourriez-vous revenir sur le contexte de votre arrivée en Turquie ? 

Boutheyna Bouslama : Dans le film et dans le livre, je reviens sur mon départ forcé de Suisse, et j’explique les raisons administratives de la non-obtention de mon permis de séjour, après trois ans de procédure au tribunal fédéral. Pour faire simple, c’était lié à ma nationalité tunisienne et à mon domaine de travail, l’art contemporain, et aussi au fait que j’ai vécu depuis ma naissance dans plusieurs pays. 

Il fallait que j’apprenne vite pour gérer le prochain chapitre “administratif” de ma vie. Une artiste est un acteur de la culture et tout ça c’est très bien… mais le monde réel et administratif existe, on doit avoir des papiers en règle, des moyens de payer un loyer et de quoi vivre. Et j’ai donc pris en compte trois facteurs pour choisir ma destination après Genève. Il fallait un pays où je puisse entrer sans visa, avec des démarches pour le permis de séjour moins kafkaïennes que ce que j’avais vécu. Le deuxième facteur était un minimum de stabilité économique, car l’art contemporain est quand même, soyons honnêtes, un luxe. Et enfin… une scène artistique vibrante. Istanbul était de loin la meilleure option qui réunissait les trois facteurs. D’où mon choix pour la cité du Bosphore.

 

“Quand je suis arrivée en janvier 2014, la scène artistique et économique était très différente”

Comment vous êtes-vous “intégrée” en Turquie ? Avez-vous développé un réseau en lien avec vos activités artistiques ? 

Quand je suis arrivée en janvier 2014, la scène artistique et économique était très différente et excitante. On voyait Istanbul comme une plateforme tournante dans le marché de l’art. J’avais décroché depuis Paris une interview avec le directeur de la foire internationale d’art contemporain en vue d’un futur poste si je m’installais à Istanbul. Et encore une fois, la vie m’a réservé des surprises. Au cours des mois qui ont suivi, le contexte économique et politique a changé, le niveau de sécurité dans la région s’est détérioré avec des attentats, etc. Et tout ceci a affecté l’économie de l’art dans la région, même si Istanbul demeure une plateforme culturelle merveilleuse, le marché de l’art en a souffert. J’ai donc préféré continuer à investir dans mon réseau genevois et suisso-français que je développais déjà depuis plus d’une décennie, et avec lequel je travaille depuis Istanbul. Il faut aussi noter que vivre à Istanbul me permet une indépendance financière et un certain niveau de vie que je n’aurais ni à Genève ni à Paris.

 

“Les chaussures vont de pair avec les livres, elles portent en elles notre mémoire et héritage”

Votre livre, “Livres perdus, nouvelles chaussures”, publié au printemps 2021, est le fruit d’un travail de près de 10 ans, une quête de votre “mémoire familiale”. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette œuvre, commencée à Genève, et achevée à Istanbul ? 

Art&Fiction est un éditeur de livres d’artistes avec qui j’avais déjà développé plusieurs projets. En 2019, nous avons commencé le travail sur un texte datant de 2008-2009. Un récit de fiction inspiré de personnes et de faits réels. Dans ce texte, je partais à la recherche de la bibliothèque perdue de mes parents, qui sont deux académiciens originaires du monde arabe et formés à la Sorbonne. Leur bibliothèque est donc une mine d'or de titres cosmopolites qui vont de la genèse du féminisme en Tunisie ou aux États-Unis après la guerre de sécession, jusqu’à la société du spectacle de Guy Debord, en passant par des titres en littérature classique et post moderne en arabe, français et anglais. En cherchant ces ouvrages je voyais se déplier les notions fondatrices de mon identité et de ma pensée de femme artiste, ce qui me permettait de projeter une vision pour le futur. En 2019 par contre, après cinq ans de vie en Turquie et un travail artistique très différent, je ne me reconnaissais plus complètement dans les idéologies mises en avant dans les textes. Vient donc la deuxième partie écrite entre 2019 et 2020, en dialogue avec la première. C’était une occasion rare dans la vie d’une personne, artiste ou pas, de faire une pause, pour bien examiner comment on voyait la vie dix ans plus tôt. C’était très drôle et cruel à la fois. Les chaussures vont de pair avec les livres, elles portent en elles notre mémoire et héritage… Sachant qu’il y a plusieurs rebondissements entre livres et chaussures perdus et d’autres retrouvés, mais n’en disons pas trop...

 

Boutheyna Bouslama Istanbul livre

 

“La sortie de ce livre a eu un rôle très important dans le maintien de ma santé mentale”

Peut-on dire que ce livre est ou a été, en quelque sorte, une “thérapie” pour vous ? 

Qu'est-ce que j’aurais aimé !… Ça aurait coûté beaucoup moins cher qu’une thérapie. Mais la sortie de ce livre a eu un rôle très important dans le maintien de ma santé mentale, et ceci est complètement indépendant du contenu, mais lié à l’écroulement du monde autour des artistes avec la pandémie. En 2020, le monde s’est arrêté pour beaucoup d’entre nous. Personnellement, pour moi qui travaille entre plusieurs pays, j’ai perdu 100% de mes revenus et tous mes projets en cours ont été arrêtés, et j’ai perdu leur financement. Et, étant à cheval sur plusieurs pays, je n’avais l'aide d’aucune structure. Moralement aussi, ça allait très mal, car l’art pour beaucoup d’entre nous est le centre de notre existence, cette coupure abrupte nous a poussés dans une chute sans filet. 

En plus, j’ai été frappée par la disparition de mon ancien compagnon et j’ai vécu mon deuil dans un isolement total, j’avais vraiment l’impression que mon monde n’avait plus de sens ni de finalité. La confirmation de la publication du livre a été ma première bouffée d’oxygène après des mois en apnée. Il était très compliqué de faire des réunions d’éditions et de relectures avec les correctrices sur skype, mais pour moi ces réunions étaient la seule chose qui donnait un sens à mes journées et je comptais les jours, comme un calendrier de l’Avent.

 

“Avec ce film, je pars à la recherche d’un ami d’enfance disparu en prison en Syrie”

A votre arrivée en Turquie, vous allez vous lancer dans un film / documentaire sur la disparition en Syrie, "À la recherche de l’homme à la caméra". Pouvez-vous nous raconter le contexte de ce travail ? 

C’est un simple hasard qui m’a amené à commencer mon premier long-métrage documentaire peu de temps après mon arrivée à Istanbul. Lors du festival de cinéma IKSV en 2014, je loupe le film que je voulais voir et je vais finalement visionner le suivant, c’était le film "Le retour à Homs". J’y ai retrouvé des éléments de mon enfance, déclenchant ainsi un effet papillon des plus inattendus. On peut voir un schéma se dessiner à ce stade, un hasard, des coïncidences qui m’indiquaient des choix de vie, en opposition aux projets que je tentais d’échafauder.

La disparition forcée fait partie intégrante de notre héritage du Moyen-Orient. Avec ce film, je pars à la recherche d’un ami d’enfance, un activiste média, disparu en prison en Syrie.

 

Boutheyna Bouslama à la recherche de l'homme à la caméra

 

Mon film s’intéresse d’abord au devoir de mémoire nécessaire sous des régimes oppressifs connus pour leur réécriture de l’histoire, et au rôle des hommes et femmes derrière la caméra, pour la sauvegarde des faits et la déconstruction de la propagande. Dans un second temps, le travail d’investigation plonge dans le cœur de la disparition forcée : c’est qui, quoi, pourquoi, où et comment. Le film était quand même semé de galères… Et je pense que c’était complètement inconscient de ma part, face au danger de ma ruine financière totale, de mettre cinq ans de ma vie de côté.

Lors de sa première mondiale en Suisse en 2019 au festival du documentaire Vision du Réel, le film remporte le Sesterce d’or du meilleur film suisse, et en 2020, à la surprise générale (et la mienne en premier), j’ai remporté le prix Soleure, un des plus prestigieux prix du cinéma suisse. Quand on s’obstine à faire des projets que tout le monde déconseille et néglige pendant cinq ans, il y a deux options : soit on est fous, soit on a la foi. C’est l’obtention de ces prix qui a rassuré ma mère -très inquiète- que je ne suis pas folle après tout !

 

“Le futur pour les artistes a toujours été très peu certain”

Quelle suite maintenant… Prévoyez-vous de rester en Turquie ?

Le futur pour les artistes a toujours été très peu certain. Après le Covid, notre domaine est devenu encore plus instable, donc je ne suis malheureusement pas capable de savoir où est-ce que je resterai et quand est-ce que je partirai, et pour quelle destination. J'attends de voir ce que les prochains mois nous amèneront.

Mon plus gros projet, actuellement, est lié au travail de ma grand-mère paternelle en Tunisie, elle était styliste pour l’habit traditionnel d’Hammamet. Ces tenues faisaient partie du trousseau des mariées et constituaient un système économique parallèle. L’histoire de ma grand-mère, une pionnière de l’artisanat qui a ouvert la voie pour les femmes actives, associe féminisme et féminité. 

Ce projet, une installation d’art contemporain multimédia avec une vidéo et une édition, est né dans l’urgence, face à l’extinction culturelle d’un patrimoine artisanal et architectural. La pandémie a freiné le projet, mais une structure genevoise serait intéressée par son financement et son lancement. Croisons les doigts. 
 

Pour plus d'informations sur les projets de Boutheyna Bouslama : cliquer ICI

 

Albane Akyüz
Publié le 29 septembre 2021, mis à jour le 13 janvier 2024

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