Blue Matters, une fabrique de jeans éthiques et responsables en Turquie

En juin dernier, Moovandji a organisé une visite de l'entreprise de jeans Blue Matters avec une quinzaine de jeunes (10-17 ans, accompagnés par 5 adultes), afin de montrer le processus de fabrication d'un jean, et d’en faire mesurer son impact environnemental. Cette visite s'est inscrite dans le cadre d'un projet 'multimédia', avec pour objectif de construire un article 'journalistique', un reportage photo et des capsules sonores.
Aujourd’hui, la mode est devenue l’une des préoccupations principales de chacun. Malheureusement, d’après des chiffres de l’ONU, le secteur de la mode est responsable de 20 % des eaux usées mondiales, et 10 % des émissions mondiales de carbone, notamment à cause de ses longues chaînes d'approvisionnement, et de son mode de production qui nécessite beaucoup d’énergie. Mais y a-t-il un moyen de continuer à faire de nouveaux vêtements tout en étant respectueux de l’environnement ? Romain Narcy et son équipe en sont persuadés. C’est pourquoi ils ont créé, ensemble, leur propre usine de jeans écoresponsable, appelée Blue Matters. Ils ont choisi de la baser à Istanbul, notamment, car la Turquie est le plus gros producteur mondial de jeans.
Qui est Romain Narcy ?
Romain Narcy est français, il est arrivé en Turquie en 1997 dans le cadre de son travail pour Sodexo (une entreprise multinationale française spécialisée dans la sous-traitance de services). Il s’est ensuite marié en Turquie. C’est grâce à son beau-père que Romain a intégré le monde du textile. Il a commencé à travailler dans la société familiale, une usine de pantalons en toile et de jeans. C’est un produit qui lui a tout de suite beaucoup plu, mais il voulait aller plus loin.

Son objectif était de produire des jeans qui répondaient aux besoins des clients, tout en étant fabriqués de manière écoresponsable, c’est-à-dire avec un faible impact environnemental. Il a donc décidé d’investir dans un terrain dans la région de Thrace en 2018 pour y construire une nouvelle usine. Aujourd’hui, Romain possède deux usines, une à Çorlu qui compte 180 travailleurs et une à Istanbul de 300 employés. Ils produisent environ 80 000 jeans par mois, 30% sont vendus localement alors que les 70% restants sont expédiés pour être vendus en Europe.

Qu’est-ce que Blue Matters ?
“Blue Matters Responsible Production Platform” est l’entreprise créée par Romain Narcy en 2019. C’est après avoir visionné une vidéo produite par River Blue qu’il a décidé de produire des jeans de manière plus éthique et durable. Il a donc commencé à faire attention, avec toute son équipe, à ne jamais utiliser de produits chimiques dangereux pour la santé des consommateurs, mais également, à ce que les produits soient plus facilement recyclables en fin de vie.

Romain Narcy et Kaan Şen, responsable du développement commercial et de la diffusion à Blue Matters, font en sorte de bien choisir les marques avec lesquelles ils travaillent. Ils produisent, par exemple, pour Superdry, Lee Wrangler ou des marques danoises telles que MosMosh, Selected Femme, des marques françaises comme La Fée Maraboutée, mais aussi pour Colin’s et Network, etc. Mais ils ne veulent pas travailler pour H&M et Inditex car ils jugent que ces marques produisent trop et de manière non responsable, se basant sur un modèle dit de “fast fashion”. La fast fashion est donc le renouvellement ultra rapide des collections ainsi qu’une très grande production de vêtements basée sur le concept “plus on vend, mieux c’est”.
Quel est le processus de production chez Blue Matters ?
Le processus de production commence avec un procédé à sec (application du laser) pour cela ils ont 3 lasers.

Ensuite vient le désencollage qui consiste à enlever les impuretés. Ultérieurement, vient l’étape d’un lavage enzymatique et de la pierre ponce qui sert à créer tous les différents effets que nous pouvons observer sur les jeans. Pour cela Blue Matters dispose de 8 machines de délavage industriel et 5 séchoirs industriels. Vient ensuite le blanchiment qui est fait à l’ozone, ou grâce à des lasers.



Les jeans passent après dans des machines pour enlever la couleur jaune, non désirée, laissée par les produits chimiques. Et enfin, on vérifie les pantalons, afin de s’assurer qu’il n’y a aucun défaut.



Les boutons et les étiquettes sont ajoutés à la dernière étape de production.

Les jeans sont ainsi prêts à partir en magasin et à être vendus.
Quels sont les impacts écologiques et les enjeux auxquels Blue Matters doit faire face ?
En moyenne, environ 150 milliards de vêtements sont produits chaque année, ce qui cause déjà de gros dommages écologiques dus à la production, d’autant plus qu’on estime que 10 à 30% de ces vêtements, soit environ 45 milliards d’habits, sont brûlés ou enfouis en décharge avant même d’être vendus. En 2050, on devrait passer à 250 milliards de vêtements produits ce qui représenterait 10% de l’émission mondiale de CO2, sachant qu’il faut environ 3 arbres pour compenser le rejet en CO2 d’un seul jean, la planète devrait être entièrement recouverte d’arbres !

Un des plus gros problèmes de cette fabrication, c’est la consommation d’eau. Pour produire un seul jean, on utilise environ 7000 litres d’eau. 40 à 50% de cette quantité sert au développement du coton, ensuite c’est le consommateur qui va utiliser une majeure partie du reste pour laver son jean. Une part de 120 litres est consacrée à la manufacture.
Un autre problème majeur, est la trop grande consommation d’énergie, pour la production et l’exportation du jean. Le rejet des eaux usées est aussi une préoccupation majeure, car aujourd’hui, il est en partie responsable du mucilage qui recouvre la mer de Marmara et détruit son écosystème. “Toutes les compagnies de textile sont responsables de ce qui se passe actuellement dans la mer de Marmara” explique Kaan, l’ingénieur chimiste de Blue Matters. Il y aurait également trop peu de législations et de contrôles pour empêcher ces dégâts.

Et malheureusement, les marques n’incitent pas les usines à produire de manière responsable et écologique, car forcément cette production est plus chère. Et même si cette différence n’est que d’un ou deux euros lors de la vente de l’usine à l’entreprise, elle augmente très rapidement avec la marge prise par ces entreprises.

La différence de prix, ici, s’explique par le choix du coton. Pour les entreprises, partir de fibres recyclées coûte plus cher car les fibres sont moins résistantes ; déjà utilisées, elles sont plus courtes une fois recyclées, il en faut donc plus et leur recyclage ajoute un coût supplémentaire.
Quelles sont les solutions trouvées par Blue Matters ?
Pour pallier tous ces problèmes, Blue Matters a décidé de suivre un concept appelé "Beyond Blue". C’est un concept qui dicte le comportement écoresponsable que doit suivre Blue Matters, aussi bien dans la production des jeans que dans la construction et le fonctionnement de l’usine. Ils ont donc des règles pour réduire la consommation d’eau et l’empreinte carbone. Pour cela l’usine a été créée sur la certification LEED, qui consiste en la collecte de l’eau de pluie pour les toilettes, et en des éclairages LED qui consomment beaucoup moins que des éclairages traditionnels. La construction de l’usine a également été faite avec des matériaux recyclés, c’est donc pour toutes ces raisons que l’usine est dite "durable".
Romain et ses collaborateurs essaient également de passer d’un modèle linéaire à un modèle circulaire. Le modèle circulaire est un projet de recyclage des vêtements en fin de vie, car aujourd’hui, il n’y a que 15% des vêtements qui sont recyclés et seulement 1% sont recyclés pour en faire d'autres vêtements. Actuellement, Blue Matters est en dessous des 15% de recyclage, mais au-dessus des 1% recyclés en vêtements, et ils comptent bien faire augmenter ces chiffres. L’équipe de Blue Matters prévoit que les consommateurs envoient leurs vêtements, en fin de vie, à des associations ou à des centres de recyclage, qui vont prédécouper les parties réutilisables des vêtements, et ensuite les leur renvoyer. C’est un projet déjà bien entamé, puisque beaucoup des jeans Blue Matters sont fabriqués à partir d’un mélange de fibres vierges et recyclées.
Leurs autres démarches pour sauver l’environnement consistent à diviser par deux la consommation d’eau nécessaire à la fabrique d’un jean, d’ailleurs ils ont réussi à réduire de 60% leur consommation d'eau entre 2019 et 2020. Ils ont aussi une machine qui transforme l’oxygène en ozone (O3), un gaz qui leur permet de créer des effets de couleurs sur les jeans sans utiliser de produits chimiques. Ils ont également choisi d’utiliser un mélange de pierre ponce et d’éco stone pour délaver les jeans, car la pierre ponce est une pierre qui réduit considérablement lors de son utilisation, il en faut donc une très grande quantité. Alors que l’éco stone, est une “pierre” orange en plastique qui peut être utilisée pour environ 6000 lavages donc 3000 fois plus qu’une pierre ponce.

Enfin, ils choisissent de travailler avec des marques qui ont les mêmes préoccupations et valeurs qu’eux.
Reste-t-il des points à améliorer ?
Blue Matters compte bien continuer à progresser, et la première étape sera de passer d’un traitement de l’eau avec des produits chimiques, à un traitement de recyclage biologique, de leurs eaux usées grâce à des bactéries. Blue Matters espère être à même de recycler 80% de ces eaux usées à partir de l’hiver 2021-2022. Cela reste quand même un enjeu car il est par exemple très difficile de maintenir en vie les bactéries en période hivernale.
Enfin, dans les prochaines années Blue Matters prévoit d’investir dans l’énergie solaire sur le toit de l’usine afin de pouvoir produire 70% de ses besoins en électricité avec une énergie renouvelable.
Où acheter ses jeans si l’on veut acheter de manière responsable ?
Certaines marques sont déjà assez avancées dans la production responsable :
- ecoalf : https://ecoalf.com/fr/
- nudie jeans : https://www.nudiejeans.com/
- kings of indigo : https://www.kingsofindigo.com/
- mud jeans : https://mudjeans.eu/
Et nous, que pouvons-nous faire à notre échelle ?
Il faut veiller à changer nos habitudes de consommateurs, par exemple : acheter moins de vêtements et les acheter de préférence en seconde main ou bien en provenance de marques avec les certificats d’Ellen Macarthur Foundation et du Amsterdam Denim Jeans. Il faudrait aussi éviter de trop laver ses jeans et ne plus acheter des jeans délavés ou déchirés. On conseille de privilégier les jeans de couleur naturelle et unie. On peut également faire du plaidoyer auprès d’associations locales de protection de l’environnement pour demander aux gouvernements d’établir des mesures pour réguler la production de vêtements.
Reportage réalisé par :
Grace Morris, apprentie reporter photo, élève de Pierre Loti (1ère)
Clémence Cadot, apprentie journaliste, élève de Pierre Loti (1ère)
Marie Tihon, photojournaliste
Elsa Ginoux Dönmez, professionnelle du podcast radiophonique
Remerciements à l’équipe de Blue Matters, pour leur accueil, leur ouverture d’esprit et leur sensibilité à l’impact environnemental.