Les 17 et 18 mars, les dirigeants de l’UE doivent finaliser un accord qui permettrait, entre autres, de renvoyer vers la Turquie les Syriens qui débarquent en Grèce. Plus de 2,7 millions d’entre eux vivent déjà en Turquie, dont une moitié de mineurs. Pour ces enfants parfois très jeunes, le quotidien est aussi dur que l’avenir est incertain. Philippe Duamelle, représentant de l’Unicef en Turquie, dresse un tableau de la situation et détaille les aides apportées
Lepetijournal.com d’Istanbul : Combien d’enfants syriens sont aujourd’hui réfugiés en Turquie ?
Philippe Duamelle (photo Unicef, dans un centre pour enfants en Turquie) : Sur les 2,7 millions de réfugiés syriens en Turquie aujourd’hui, la moitié d’entre eux sont des enfants. La grande majorité des Syriens de Turquie vivent en dehors des camps de réfugiés, qui n’accueillent qu’entre 10 et 12% d’entre eux, principalement dans le sud-est. La plupart des Syriens vivent donc au sein de la population turque.
Certains enfants vivent donc dans des camps, d’autres parmi la population turque, d’autres sont sur les routes et tentent de rejoindre l’Europe. Comment répondez-vous à ces situations et à ces besoins différents ?
Ce sont souvent des besoins identiques qui demandent des approches différentes. Dans les camps, les taux de scolarisation sont de l’ordre de 90%, voire plus. En général, l’ensemble des services de base sont mis à la disposition des réfugiés. La situation se complique pour les réfugiés en dehors des camps. On voit des taux de scolarisation nettement plus faibles et des difficultés d’existence beaucoup plus importantes. Les familles ont du mal à se loger, à trouver un travail – même si une nouvelle législation apporte des perspectives encourageantes – à accéder à l’école et à survivre en général avec des revenus très faibles ou pas de revenus du tout.
Pour les migrants et réfugiés qui tentent le passage vers l’Europe – un périple qui, pour beaucoup, tourne à la tragédie – il est important de préciser qu’il s’agit en grande majorité de familles qui arrivent directement de Syrie ou d’autres pays qui ont reçu des réfugiés, comme la Jordanie. A l’inverse, les familles syriennes établies en Turquie au cours de ces quatre ou cinq dernières années sont en grande majorité toujours en Turquie. L’afflux de réfugiés syriens vers l’Europe est donc essentiellement constitué de familles qui transitent par la Turquie.
Et parmi ces réfugiés en quête d’Europe, plus d’un tiers sont des enfants…
On a vu en effet, depuis l’été dernier, un changement dans le profil de ces réfugiés syriens qui traversent la mer Egée, avec un pourcentage grandissant de femmes et d’enfants. Quand on sait le nombre de victimes que ces traversées génèrent, c’est un phénomène très préoccupant.
Quelles sont les priorités de l’Unicef pour les enfants syriens qui grandissent en Turquie ?
Nos priorités se concentrent essentiellement sur l’éducation et la protection de l’enfance. L’éducation des enfants syriens est une priorité reconnue par tous, en particulier par le gouvernement turc. Il faut saluer l’hospitalité et la générosité remarquables des Turcs à l’égard des réfugiés syriens. Le taux de scolarisation en dehors des camps est très faible, de l’ordre de 30%. Cela veut dire que près de 325.000 enfants syriens sont scolarisés en Turquie – un chiffre tout de même considérable. Nous avons vu une évolution très encourageante de ce nombre au cours des six derniers mois. En juin 2015, il était de l’ordre de 210.000. Cette progression montre que les efforts actuels sont en train de donner des résultats et qu’ils doivent continuer.
En revanche, nous estimons qu’un demi-million d’enfants ne sont pas scolarisés. C’est un défi extrêmement important. Nous soutenons les efforts du ministère de l’Education nationale pour augmenter l’offre d’éducation. L’éducation représente le meilleur investissement pour l’avenir de ces enfants. Lors de son allocution à l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2015, le Premier ministre turc a annoncé que l’objectif du gouvernement était de doubler le nombre d’enfants syriens dans les écoles turques d’ici fin 2016.
Comment y parvenir ?
Il est intéressant de voir l’éventail des possibilités offertes aux enfants syriens aujourd’hui en Turquie. Les familles peuvent décider de scolariser leurs enfants dans les écoles turques, selon le programme turc en langue turque. Autre option : scolariser les enfants dans des écoles établies à cet effet, où l’enseignement est en langue arabe selon un programme syrien adapté et approuvé par le ministère de l’Education turc. L’enseignement y est assuré par des enseignants syriens, eux-mêmes réfugiés. Les enfants y bénéficient aussi de cours de langue turque. Ces écoles tombent sous l’autorité du ministère de l’Education et le coordinateur des programmes est un fonctionnaire turc nommé par le ministère.
Un phénomène très intéressant, par ailleurs, a vu des écoles publiques turques s’ouvrir aux élèves syriens pour un enseignement en langue arabe. Dans ce cas, les écoles tournent en deux équipes : école publique turque “normale” le matin, et école pour les enfants syriens en arabe l’après-midi. Un nombre croissant d’écoles publiques fonctionnent de cette manière, ce qui a permis d’accroître plus rapidement la scolarisation des enfants syriens.
Le double défi est de s’assurer que les 325.000 enfants scolarisés le restent, tout en redoublant d’efforts pour que ce demi-million d’enfants non scolarisés puissent trouver le chemin de l’école.
Qu’en est-il du volet “protection de l’enfance” de l’Unicef ? Quelles actions regroupe-t-il?
Les enfants syriens ont connu des expériences extrêmement douloureuses, qu’aucun enfant ne devrait avoir à rencontrer. La plupart d’entre eux nous parlent des parents et amis qu’ils ont vus mourir ou être blessés ; ils nous parlent de leur école et de leur maison détruites. Ils nous parlent du jour où ils ont dû prendre le peu qui leur restait pour aller vivre dans un pays étranger. Tout cela crée des situations de souffrance plus ou moins forte. Il faut pouvoir leur apporter une assistance psycho-sociale, les amener dans un environnement où ils pourront redevenir des enfants, exprimer les traumatismes qu’ils ont vécus. L’Unicef, avec le ministère turc de la Famille et d’autres partenaires tel le Croissant rouge turc, leur permet d’accéder à des centres pour enfants, où ils pourront, au travers de jeux et d’une assistance particulière – cours de dessin, d’alphabétisation, de chant, jeux de rôle… – s’exprimer dans un environnement adapté et sécurisé. Cela permet aussi de détecter des troubles plus graves qui auront éventuellement besoin d’être référés à des psychologues et nécessiteront parfois un appui médicalisé. Certains enfants ont ainsi dû être référés à des psychiatres. Les centres pour enfants sont ouverts dans des camps de réfugiés, mais aussi de plus en plus en dehors des camps, afin d’atteindre un plus grand nombre d’enfants.
De quel budget l’Unicef dispose-t-il pour aider les enfants syriens en Turquie ?
En 2015, l’Unicef a alloué à ce genre d’activités environ 55 millions de dollars. Nous prévoyons au minimum un budget double pour 2016, aux alentours de 100 à 120 millions de dollars. C’est donc une montée en puissance du programme.
Comment ce budget est-il réparti ?
En matière d’éducation, l’assistance de l’Unicef couvre toute une gamme de possibilités en fonction des besoins qui sont identifiés. Nous travaillons avec le ministère de l’Education nationale à une forme d’évaluation des besoins. Nous avons développé des “plans d’action provinciaux”, en coopération avec les autorités locales, afin d’identifier les actions nécessaires pour envoyer le plus grand nombre d’enfants syriens à l’école. Dix-neuf plans ont été réalisés ou sont en cours de réalisation. Un vingtième vient d’être décidé. Notre aide va de la construction d’écoles lorsque les bâtiments ne sont pas disponibles, à la remise en état de bâtiments existants, au paiement des indemnités mensuelles des enseignants…
Aujourd’hui, un peu plus de 11.000 enseignants syriens travaillent en Turquie. Dix mille d’entre eux reçoivent une indemnité mensuelle de l’Unicef. En partenariat avec le gouvernement, l’Unicef assure aussi la formation de ces enseignants – à la fois éducative et psycho-sociale. Certes, cela ne transforme pas les enseignants en spécialistes mais cela permet de les équiper avec quelques notions de base pour détecter, dans la classe, les élèves qui présentent des troubles.
L’Unicef équipe aussi ces écoles en matériel scolaire. Les élèves reçoivent un kit de fournitures à chaque rentrée pour qu’ils puissent étudier sans que cela devienne une charge pour les parents. Nous sommes également en train de développer, avec le ministère de la Famille, un programme d’assistance aux familles en difficulté – détectées grâce aux travailleurs sociaux. Il s’agit de familles qui sont soit à risque de sortir leurs enfants de l’école, soit qui n’ont pas encore pu envoyer leurs enfants à l’école.
L’Unicef mène-t-il des actions auprès des très jeunes enfants, notamment auprès des quelque 152.000 bébés syriens nés en Turquie ces cinq dernières années ?
En matière d’éducation, l’Unicef soutient et fait la promotion de l’enseignement maternel. Il a été clairement démontré que l’enseignement dès l’âge de deux ou trois ans préparait les enfants à une meilleure scolarité. Nous considérons l’éducation au travers d’un continuum. De l’école maternelle à l’université, il faut assurer que les enfants réalisent leur potentiel, qu’ils aient les mêmes opportunités. Systématiquement, lorsque je visite une école où il y a des enfants syriens, je demande aux élèves de Terminale : “quels sont vos objectifs après l’examen final ?” Les élèves nous disent tous qu’ils veulent aller à l’université. Ils ont également une idée précise de ce qu’ils veulent faire, ce qui est assez remarquable. Ils accordent une importance très grande à leur éducation. Ce sont souvent des élèves très motivés et qui veulent continuer leurs études. Avec le ministère de l’Education et l’ensemble de la communauté internationale, nous devons leur apporter l’assistance nécessaire pour réaliser leurs rêves.
Apportez-vous également une aide matérielle aux enfants dans le besoin ?
L’Unicef continue de fournir ce genre d’assistance quand elle est nécessaire, notamment lorsqu’il y a une arrivée de nouveaux réfugiés à la frontière, comme on l’a vu encore récemment. Nous distribuons aux familles des kits d’hygiène. Au travers de nos partenaires de la société civile, nous fournissons également une assistance aux familles très vulnérables installées en Turquie. Elles ont aujourd’hui accès à des soins de santé, à l’éducation… mais certaines restent dans une détresse profonde et ont besoin d’une assistance particulière.
La décision récente du gouvernement turc d’ouvrir le marché du travail aux Syriens a suscité beaucoup d’espoirs. Cette décision pourrait avoir un impact considérable sur la capacité des familles à subvenir à leurs besoins. Mais au-delà des considérations économiques et pécuniaires, cela va aussi permettre à bon nombre de familles de retrouver une forme d’autonomie et de dignité dans leur existence.
Propos recueillis par Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/Istanbul) mardi 15 mars 2016