Philippe Leclerc est le Représentant du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) en poste en Turquie depuis janvier 2021, il travaille depuis plus de trente ans pour le HCR. Après avoir travaillé pour l’organisation au Cameroun (1990-1992), en Bosnie-Herzégovine et en Serbie (1993), en Slovénie (1994-1995), à Bruxelles (1996), au siège du HCR à Genève (1996-2000 et 2004-2007), en Afghanistan (2002-2003), en Syrie (2008-2010), il a été son Représentant auprès de la France de 2010 à 2015, puis auprès de la Grèce de 2015 à 2020.
Philippe Leclerc, de nationalité française, est en outre diplômé en droit international de l'Université Paris Nanterre.
Cet entretien a été réalisé avant la déclaration de guerre de la Russie sur l’Ukraine.
Avant la publication de cette interview, Philippe Leclerc a souhaité commenter brièvement la tragédie en cours en Ukraine, propos à retrouver en fin d'entretien.
Après 11 ans, avec si peu de progrès [...] en Syrie, la plupart d’entre eux n’envisagent pas, à ce jour, de rentrer dans leur pays
Eliza Pieter : Vous avez pris vos fonctions de Représentant du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en Turquie il y a de cela un peu plus d’un an. Quelle est la "photographie" que vous pouvez partager avec nos lecteurs de la situation des réfugiés en Turquie ?
Philippe Leclerc : Comme l’ensemble des pays du monde, arriver en Turquie en 2021, c’est arriver dans une situation de COVID. Mais malgré cela j’ai pu voyager dans beaucoup de provinces qui accueillent un très grand nombre de réfugiés.
Le premier élément, c’est de dire que la Turquie est le pays qui reçoit le plus de réfugiés dans le monde. Cela fait maintenant sept ans qu’elle détient ce record, je ne vais pas dire "triste record" parce qu’en même temps c’est un honneur de pouvoir recevoir des personnes qui fuient la guerre et la persécution, et c’est très important que la Turquie puisse accueillir de manière tout à fait correcte les Syriens et les Syriennes qui fuient et continuent de fuir leur pays depuis 11 ans maintenant. Ayant moi-même été en Syrie pendant trois ans juste avant le conflit, je connais bien les Syriens, je connais leur hospitalité et c’est important de voir que la Turquie a pu, au fur et à mesure des années, offrir une hospitalité aux Syriens qui sont sur son territoire. Ils sont sur l’ensemble du territoire, dans les 81 provinces du pays. Ils sont enregistrés par les autorités turques à la direction générale de la migration, qui est devenue, cette année, par décision du Président Erdoğan, une Présidence de la gestion de la migration sous l’autorité du ministre de l’Intérieur(1). Cet organisme enregistre les personnes syriennes mais aussi d’autres personnes qui demandent la protection internationale sur la base d’une loi de 2013, et pour laquelle il y a eu une disposition particulière en 2014 qui donne la protection temporaire aux Syriens, compte tenu de leur afflux massif en Turquie. La plupart d’entre eux bien entendu, sont regroupés dans les provinces qui sont à la frontière de la Syrie, notamment Şanlıurfa, Hatay, Gaziantep, Kilis, et jusqu’à Mersin, qui n’est pas frontalière mais proche de cette région. Un grand nombre de réfugiés résident également dans d’autres provinces notamment celles d’Istanbul, Konya, Kayseri, Bursa ou encore Ankara et Izmir.
Après 11 ans, et avec si peu de progrès sur le plan politique, sur le plan de la sécurité et même des biens et services en Syrie, la plupart d’entre eux n’envisagent pas, à ce jour, de rentrer dans leur pays. Certaines provinces accueillent plus de réfugiés, ce qui conduit à un vif débat en ce moment en Turquie, laquelle voudrait mieux répartir cette population sur son territoire, ce que font d’ailleurs beaucoup d’Etats, confrontés à l’arrivée de réfugiés mais dans des proportions moindres. La Suisse et l’Allemagne, par exemple, ont des systèmes de répartition des demandeurs d’asile sur leur territoire que ce soit dans les Länder en Allemagne ou dans les cantons en Suisse, pour répartir la population de demandeurs d’asile ou de réfugiés. Le droit turc établit les provinces où peuvent s’enregistrer les réfugiés syriens et tient compte de la population des Syriens et de la population turque. Cela fait maintenant l’objet de réactions fortes parce qu’il y a eu une certaine tolérance : des Syriens ont pu s’établir en dehors des provinces où ils avaient été enregistrés ; maintenant des mesures sont prises pour leur demander de rentrer dans les provinces où ils avaient été enregistrés, ou s’ils ne l’ont pas été, des’enregistrer dans d’autres provinces. Ce que nous demandons c’est qu’il soit possible pour les Syriens sur le territoire turc de continuer à pouvoir s’enregistrer et continuer à être protégés, et ne pas être renvoyés vers la Syrie. La situation est un peu une situation d’usure, à la fois usure de l’accueil, car il y a le COVID, les circonstances économiques différentes, plus défavorables, mais en même temps un système très important, au-delà de l’enregistrement, qui inclut les Syriens dans les politiques nationales sociales. Les enfants des Syriens ont accès à l’école primaire, à l’école secondaire et même à l’université où plus de 52 000 étudiants syriens sont acceptés dans les universités turques, ce qui est un nombre important. Beaucoup d’entre eux obtiennent des bourses, soit par des programmes que le HCR met en œuvre (mais aussi d’autres organisations), y compris des organisations turques comme la présidence pour les Turcs à l’étranger. C’est très important que les enfants et les jeunes puissent avoir accès à l’éducation et pour un certain nombre d’entre eux à l’enseignement supérieur. Ils bénéficient d’une couverture médicale étendue, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays.
Un autre point important concerne l’accès à l’emploi. L’emploi est encadré, il faut obtenir des autorisations supplémentaires pour travailler en tant que Syrien mais il est important d’avoir ce droit à l’emploi. Avec la situation du COVID et de l’économie, certains réfugiés qui avaient obtenu un emploi ont pu le perdre. Jusqu’à l’an dernier, plus de 200 000 permis de travail leur avaient été délivrés. Un certain nombre d’entre eux ne travaillent pas dans le secteur formel mais dans le secteur informel et le recensement est dans ce cas plus difficile.
Depuis 2013, la Turquie a abandonné l’idée d’avoir des réfugiés syriens qui resteraient dans des camps. Ainsi, un accompagnement est fait pour les personnes sorties des camps, afin qu’elles s’établissent dans les différentes provinces. Aujourd’hui, il y a seulement sept camps qui existent toujours, et qui reçoivent 1,5% de la population de réfugiés syriens dans le pays, donc c’est vraiment une exception.
Nous sommes très satisfaits en tant que HCR de ne pas voir les réfugiés dans des camps comme cela est souvent montré à la télévision. Les camps peuvent être une réponse d’urgence, mais ils devraient être démantelés ou fermés comme cela a été fait en Turquie pour permettre aux réfugiés, s’ils ne peuvent rapidement revenir dans leur pays d’origine, de vivre le plus normalement possible, et c’est le cas pour eux ici en Turquie.
D’autres nationalités peuvent demander le statut de personnes bénéficiant de la protection internationale, c’est comme cela que c’est dit dans la loi de 2013. La plupart d’entre elles sont de nationalités irakienne, iranienne, afghane. Certains obtiennent ce statut, d’autres ne l’obtiennent pas, mais il y a aussi des possibilités de faire appel. Nous travaillons beaucoup avec les associations du barreau, qui sont très nombreuses, nous avons des formations jusqu’à 5000 avocats à travers l’ensemble du pays pour que cet accès au conseil juridique puisse se faire. C’est un système qui répond largement aux recommandations et aussi aux obligations des États en vertu de la Convention de Genève sur le statut des réfugiés.
L’un des apports du HCR est de favoriser un meilleur système pour référer les personnes vulnérables aux services sociaux
Quelles sont les actions principales menées par le HCR en Turquie, et dans quelles zones du pays ?
Le phénomène des réfugiés en Turquie n’est pas quelque chose de nouveau. De par sa situation géographique, proche des pays arabes mais aussi de l’Asie, la Turquie est le trait d’union entre les continents, et aussi terre de passage pour les personnes qui cherchent à aller vers l’Europe. La première action du HCR est d’accompagner plus que de répondre directement à la situation des réfugiés en Turquie. Il est très important de dire que la Turquie a décidé d’être très responsable dans l’exercice de ses responsabilités en tant qu’État qui a ratifié la Convention de Genève, et n’attend pas des organisations internationales comme la nôtre que l’on se substitue à son action. La Turquie a développé des lois et a une grande capacité d’organisation.
C’est vraiment l’État turc qui décide de sa politique d’accueil des réfugiés et de l’organisation. Cela n’a pas toujours été le cas car jusqu’en 2018, par exemple, c’était le HCR qui enregistrait les réfugiés, mais depuis 2018, l’État a pleinement pris ses responsabilités. Le HCR a de l’expérience dans ce domaine, que ce soit en Turquie ou ailleurs, et aide l’État turc à mettre en œuvre, à la fois l’enregistrement mais aussi les politiques de détermination de qui est en droit d’obtenir le statut de réfugiés, qui ne l’est pas, à travers les entretiens qui doivent être effectués. C’est une aide concrète d’expérience, d’expertise, que le HCR donne aux ministères qui sont en charge de cela, en particulier le ministère de l’Intérieur, qui coordonne cette présidence pour la gestion de la migration.
Il y a aussi beaucoup d’autres aspects de la politique sociale, et le HCR aide également le ministère des Affaires de la Famille et des services sociaux à mettre en œuvre l’aide pour les réfugiés. L’aide sociale notamment pour les enfants qui auraient des besoins particuliers, la situation de femmes en situation difficile, par exemple quand elles s’occupent seules de leurs enfants, car malheureusement il y a beaucoup de maris qui ont perdu la vie ou sont restés en Syrie. Il existe beaucoup de situations différentes, certaines femmes sont particulièrement vulnérables. Il y a aussi des personnes en situation de handicap.
L’un des apports du HCR est de favoriser un meilleur système pour référer les personnes vulnérables aux services sociaux. Ainsi, par le biais d’ONG, le HCR met à disposition des interprètes. Nous travaillons sur le terrain avec plusieurs ONG que nous finançons également, ce qui permet de mettre de l’huile dans les rouages pour que ces grands ministères puissent appliquer de manière plus rapide les politiques sociales au bénéfice de ces personnes vulnérables.
L’aspect juridique forme une part importante du travail que nous faisons : la loi doit être appliquée, les droits respectés. Beaucoup de personnes ont besoin d’être enregistrées, de recevoir des décisions, et il est important qu’elles soient conseillées juridiquement. La situation économique devient difficile à la fois pour les Turcs et les réfugiés, et le niveau de tolérance, de paix sociale peut être en jeu, c’est très important de multiplier les engagements au plus proche des communautés. Nous travaillons à la fois avec l’État et les communautés pour organiser les réunions avec les muhtar(2) et les imams, qui vivent près des réfugiés, afin d’éviter des situations de rumeurs, qui peuvent aboutir à des événements graves, car une anxiété s’est développée. Cela a été le cas à Altındağ à Ankara, dans la capitale, lors des émeutes à la suite de violences entre groupes de Syriens et groupes de jeunes Turcs, malheureusement un jeune Turc est décédé : ceci a donné lieu à des réactions de foule contre des commerces tenus par des Syriens. Ce sont des cas isolés. Il y a eu trois cas très importants, celui d’Altındağ, un autre à Torbalı à côté d’Izmir, un autre où il y a eu, à Esenyurt, le meurtre d’un réfugié syrien attaqué pendant la nuit, tué parce qu’il était syrien. Un crime terrible en cours d’enquête, qui semble motivé par une haine raciale vis-à-vis d’une personne syrienne, pour que ces gens rentrent chez eux.
Donc tous ces efforts de coexistence pacifique à travers justement une relation plus directe avec les muhtar, les imams, peut prévenir ce genre de situation.
Nous avons huit bureaux locaux(3), en plus de celui d’Ankara, qui nous permettent de travailler à proximité à la fois des réfugiés, de la communauté turque qui les accueille, avec les municipalités et les services de l’État qui travaillent dans les provinces, et les ONG, même si contrairement à d’autres situations de réfugiés, la prédominance des services étatiques est particulièrement forte en Turquie.
Ce n’est pas à un seul mais à plusieurs États de répondre à l’ensemble de la situation des réfugiés
D’après le dernier rapport sur les tendances mondiales du HCR, la Turquie est depuis sept années consécutives le pays qui accueille le plus de réfugiés au monde et qui semble pourtant peu soutenu par la communauté internationale dans cette tâche, comment l’expliquez-vous ?
La Turquie fait beaucoup par elle-même, elle a pris le taureau par les cornes, elle est extrêmement responsable dans la politique qu’elle a engagée vis-à-vis des Syriens. Cependant, 4 millions de personnes, c’est un nombre considérable même si la Turquie a plus de 85 millions d’habitants. C’est important que ces personnes ne dépendent pas seulement de l’aide sociale mais qu’ils puissent participer par eux-mêmes à travers les emplois, l’éducation qu’ils recevront et qu’ils pourront rendre à ce pays par leurs contributions. Sur ces 4 millions de personnes qui ont ces besoins, beaucoup sont très vulnérables et ne pourront pas être autonomes financièrement donc il est très important que la communauté internationale, les États qui ne reçoivent pas autant de réfugiés mais qui ont des ressources financières plus importantes, puissent participer à cette réponse. Je pense que ce n’est pas à un seul mais à plusieurs États de répondre à l’ensemble de la situation des réfugiés. Ce n’est pas la Turquie qui est responsable de la situation qui fait que presque 4 millions de personnes arrivent sur son territoire, donc c’est une responsabilité globale qui doit être exercée. L’un des efforts que nous faisons en tant qu’institution, c’est d’appeler à un partage de responsabilités et dans le cadre d’un pacte sur les réfugiés, qui a été établi en 2018, et qui appelle justement à la responsabilité partagée.
La responsabilité partagée c’est d’abord sur le plan financier en aidant les pays qui reçoivent le plus de réfugiés à les recevoir sur le plan budgétaire. Là, un certain effort a été fait, notamment par l’Union européenne dans le cadre de la déclaration conjointe de l’Union européenne et de la Turquie, où plus de 6 milliards, maintenant 9 milliards d’euros, ont été consacrés, à l’aide à la Turquie. Cela semble considérable, mais la Turquie a annoncé avoir dépensé autour de 40 milliards de dollars à cet accueil, ces sommes sont conséquentes. Le fait que les enfants soient scolarisés, tout cela a un coût. Il est très important que cette politique d’inclusion soit soutenue budgétairement par notamment des États qui craignent de voir arriver des réfugiés. J’ai beaucoup travaillé dans les États de l’Union européenne, mes deux derniers postes, en tant que Représentant du HCR, étaient en Grèce et en France ; ce n’est ni la Grèce, ni la France qui reçoivent un nombre aussi important de réfugiés ; pour la Grèce, beaucoup d’entre eux lorsqu’ils sont arrivés en 2015, 2016, n’ont fait que passer, ce n’est pas du tout la même situation que la Turquie qui accueille un nombre considérable de personnes sur une longue période et qui les inclut dans ses politiques nationales. Il y a cet apport financier de la part des États de l’Union européenne, qui est important et qui doit être maintenu, voire renforcé.
Une autre manière d’aider à répondre de façon responsable à cette situation, c’est en répartissant les personnes elles-mêmes, c’est ce que l’on appelle les politiques de réinstallation : les personnes établies en Turquie ou dans d’autres pays sont réinstallées dans des pays tiers. Les grands pays de réinstallation sont les États-Unis, le Canada, l’Australie et un peu l’Union européenne. Ce que l’on attend, tant la Turquie, que le HCR, c’est une réponse, à travers l’accueil des personnes vers ces territoires, par des voies légales de réinstallation. Nous espérons pouvoir réinstaller 30 000 réfugiés dans différents pays cette année.
Ces deux moyens sont vraiment l’absolu nécessaire et il est tout à fait justifié que les États dans le monde qui le peuvent, notamment les États industrialisés recevant beaucoup moins de réfugiés, aident les pays qui en accueillent beaucoup plus, comme la Turquie. Oui, nous pensons que la Turquie devrait être aidée plus qu’elle ne l’est, compte tenu du nombre de personnes accueillies sur son territoire. Quand on parle de réinstallation il ne s’agit pas juste de réinstaller des personnes éduquées, mais aussi des personnes vulnérables qui ont le plus besoin d’aide, qui coûtent aussi au budget de la Turquie, c’est cela la vraie solidarité, une vraie responsabilité commune.
Nous identifions beaucoup de personnes vulnérables pour différentes raisons et c’est elles qui doivent bénéficier en premier, de notre point de vue, des programmes de réinstallation.
Nous appelons de la voix la plus forte les États, européens en particulier, à soutenir la Turquie dans les programmes d’inclusion nationale des réfugiés.
Ce que l’on attend des États, c’est qu’il y ait un accès à une procédure pour des personnes qui veulent demander une protection
Je me souviens que le HCR et plusieurs ONG internationales étaient relativement critiques concernant l’accord de 2016 sur l’immigration signé entre l’Union européenne et la Turquie. Comment s’assurer que les droits des réfugiés soient bien protégés malgré cet accord lorsque l’on voit tous ces migrants perdre la vie en mer Egée par exemple, repoussés par la police grecque des frontières ?
C’est le cœur de notre action, le mandat qui a été donné au HCR par les Nations Unies en 1950, c’est la protection des réfugiés. La protection des réfugiés c’est s’assurer que les États respectent cette Convention de Genève sur le statut des réfugiés, c’est-à-dire des personnes qui sont menacées pour des raisons de race, de politique, de religion, d’appartenance à un certain groupe social, si elles sont persécutées pour ces raisons-là, elles doivent obtenir la protection des États qui les accueillent. Il est souvent nécessaire pour les réfugiés, donc les personnes qui subissent ces persécutions, ou sont menacées de ces persécutions par la guerre, de traverser irrégulièrement les frontières. La Convention de Genève prévoit qu’il n’y aura pas de sanctions vis-à-vis de ces personnes parce qu’elles fuient. Là où cela se complique c’est que quand on fuit la Syrie, on arrive dans un pays voisin, cette règle doit s’appliquer de manière claire, mais lorsque l’on continue son chemin cela devient plus compliqué.
L’enjeu de la déclaration de 2016 était aussi de permettre de gérer ces situations entre la Turquie et l’Union européenne. Et pendant un moment, cela a été partiellement géré. On parle d’accord, mais c’est en réalité une déclaration qui n’a pas de caractère juridique, ce n’est pas un traité, mais une déclaration entre l’Union européenne et la Turquie sur la manière de répondre en 2015 et 2016 à un afflux d’un million de personnes de la Turquie vers l’Union européenne, sachant que ces personnes ne fuyaient pas des menaces de persécution en Turquie, elles continuaient juste leur chemin, notamment depuis la Syrie, mais d’autres nationalités aussi, qui cherchaient à entrer en Grèce en 2015 et 2016.
Ce que l’on attend des États, qu’il s’agisse de la Grèce ou d’autres Etats de l’Union européenne, c’est qu’il y ait un accès à une procédure pour des personnes qui veulent demander une protection ; la déclaration entre l’Union européenne et la Turquie, c’est que la Turquie gère sa frontière et intercepte notamment les mouvements organisés par les passeurs vers l’Union européenne. Et si un certain nombre de personnes passent, il est aussi entendu que du côté de l’Union européenne, des procédures doivent être organisées pour que ces personnes soient entendues, que leur demande de protection soit évaluée et si nécessaire que cette protection soit donnée. Il y avait aussi une autre dimension, puisque ces personnes en général peuvent obtenir une protection en Turquie, c’était qu’il serait possible de renvoyer des personnes vers la Turquie. Il n’y a eu que 2400 personnes renvoyées de la Grèce vers la Turquie, mais au fur et à mesure des années, la situation est devenue très compliquée notamment à la suite de la crise de Pazarkule en février 2020 où un certain nombre de personnes a cherché à passer la frontière terrestre de la Turquie vers la Grèce de manière irrégulière. Il y a donc eu cette défense de la Grèce, soutenue par l’Union européenne, pour que ces personnes ne passent pas la frontière commune européenne. Depuis, nous sommes dans une situation de crise de confiance entre la Turquie et la Grèce et le reste de l’Union européenne, sur comment appliquer cette déclaration et où les deux protagonistes se renvoient la balle. L’un disant que la Turquie ne prévient plus les départs, n’intervient pas suffisamment pour intercepter les personnes, et la Grèce qui malheureusement utilise des procédures qui sont, de notre point de vue, contraires au droit international, et caractérisées en anglais comme des pushbacks, des renvois sans que les personnes ne soient entendues en Grèce. Il y a eu une multiplication de ces situations de renvois forcés par les autorités grecques. Cela nous vient de témoignages que nous entendons de manière régulière, indépendante, tant à la frontière terrestre que lorsque les personnes arrivent sur les côtes turques après avoir été souvent secourues par les garde-côtes turcs. Ce que nous demandons dans le communiqué de presse du 21 février 2022, c’est que ces pratiques, souvent violentes, - que l’on constate aux frontières de l’Union européenne, pas seulement à la frontière turco-grecque, mais de manière très affirmée à cette frontière -, cessent. Nous continuerons à interroger les personnes qui se disent victimes de ces pushbacks et nous relaierons ces informations à notre bureau en Grèce pour que ces allégations, ces témoignages (si bien sûr il y a accord de la personne, car cela ne peut être fait qu’en accord avec les victimes de ces pushbacks), soient donnés aux autorités grecques et que l’on arrive à sanctionner, si les faits sont vérifiés, les autorités qui auraient commis ces violations.
Nous espérons surtout qu’à l’avenir il y aura un changement de comportement de la part des autorités des pays qui commettent ces violations. C’est ce pour quoi le communiqué de presse du Haut-Commissaire a été publié ; malheureusement, malgré les demandes que nous faisons aux autorités des pays à la frontière de l’Union européenne, et notamment la Grèce, souvent les enquêtes ne sont pas réalisées de manière approfondie, donc nous demandons qu’elles le soient en vertu du droit international des réfugiés.
La Turquie organise beaucoup d’aide humanitaire à travers le monde [...] Des trains partent avec de l’assistance humanitaire depuis la Turquie vers l’Afghanistan
Après la grande vague de réfugiés syriens en Turquie suite au conflit qui a éclaté il y a onze ans, la Turquie accueille maintenant une autre grande vague de réfugiés, cette fois d’Afghanistan. Comment le HCR en Turquie évalue la situation, une vague similaire à celle des réfugiés syriens est-elle en train de se produire ?
Nous étions dans un tsunami pour les Syriens avec un nombre considérable de personnes fuyant la Syrie. Pour le moment nous n’avons pas de vague de la même ampleur de personnes afghanes qui arriveraient en Turquie et en Europe. L’Afghanistan, nous le connaissons bien, j’ai moi-même été pendant deux ans en poste à Kabul, ce qu’il est important de faire, et c’est le message des Nations Unies en général, c’est d’aider, en ces circonstances, le peuple afghan. Devant une situation très grave de vie ou de mort sur le plan de la simple survie à l’hiver, de la survie à la faim, cela ne se monnaie pas. Il y a un besoin d’une population civile en danger et il faut répondre à cette situation et c’est pour cela qu’il y a eu le plus grand appel humanitaire qui ait jamais été émis dans l’histoire de 4,5 milliards de dollars pour répondre à la situation actuelle des populations en péril en Afghanistan. Nous essayons de le faire malgré beaucoup de difficultés. Mais une chose plus facile pour les humanitaires aujourd’hui en Afghanistan, c’est qu’il n’y a plus véritablement de conflit, il y a eu quelques attaques terroristes mais nous avons aussi vu que certaines personnes déplacées avaient pu revenir dans leur province parce qu’il n’y a plus de combat. Il n’y a pas d’excuses pour agir, il faut s’organiser et venir en aide aux populations. Malheureusement, on voit que c’est très difficile et un grand nombre d’Afghans cherchent aussi à fuir vers l’Iran, vers le Pakistan et d’autres voisins de l’Afghanistan, et donc le deuxième message, en parallèle aux efforts à faire en Afghanistan, est d’aider les pays voisins de l’Afghanistan à soutenir les populations qui fuient. Ce n’est pas nouveau pour l’Iran et le Pakistan car pendant plus de 40 ans, 3 millions de personnes ont été accueillies au Pakistan, et jusqu’à 2 millions en Iran, mais il y a une grande fatigue de la part de ces États qui après 40 ans doivent à nouveau faire face à un afflux potentiellement important. C’est pourquoi on a vu des politiques beaucoup plus fermes de la part des pays voisins qui cherchent à contenir un afflux, qui ne laissent pas passer les populations, et il y a parfois des déportations, des renvois vers l’Afghanistan. Il est important d’aider l’Iran aujourd’hui, pour des raisons humanitaires, à cet afflux de personnes. Après l’Iran, il y a la Turquie, il y a l’Europe, et si l’aide n’est pas apportée en Afghanistan, en Iran, oui, il peut y avoir un certain nombre d’Afghans qui vont chercher à aller plus loin pour obtenir cette aide. Encore une fois, nous ne sommes pas dans des proportions d’arrivées comme les Syriens en Turquie. Malgré une frontière montagneuse enneigée à la frontière entre l’Iran et la Turquie, des passeurs cherchent à faire passer des Afghans en Turquie et, la Turquie, en tant que pays recevant déjà 4 millions de réfugiés, a une politique très claire en ce qui concerne les messages à l’attention de ces passeurs, et des Afghans et d’autres qui chercheraient à entrer : elle n’est pas en capacité de recevoir plus de réfugiés et manifeste une attitude très stricte à la frontière.
Si les réponses ne sont pas données en Iran et en Afghanistan, peut-être qu’au printemps prochain il y aura plus de réfugiés afghans.
Par ailleurs, un certain nombre d’Afghans étaient déjà en Turquie mais pas enregistrés. C’est important que la loi de 2013 soit appliquée et que les demandes d’enregistrement puissent se faire pour les personnes qui jusqu’ici ne l’avaient pas souhaité. C’est vraiment très important que cette protection soit donnée à ces populations compte tenu de la situation d’instabilité de l’Afghanistan.
La Turquie est un pays qui organise beaucoup d’aide humanitaire à travers le monde, à travers l’AFAD et aussi le Croissant rouge turc, il s’agit vraiment d’un acteur humanitaire fort. L’un des moyens d’assistance humanitaire, par exemple, ce sont ces trains qui partent avec de l’assistance humanitaire depuis la Turquie vers l’Afghanistan.
Je remarque beaucoup de choses communes entre la Grèce et la Turquie
Pour finir sur une note plus légère, vous êtes un fonctionnaire international en poste en Turquie, mais vous êtes avant tout un Français installé en Turquie. Quelles sont vos impressions du pays depuis votre installation ?
Je suis arrivé en Turquie en plein COVID, donc c’est une Turquie beaucoup moins active où les rencontres avec les Turcs étaient limitées que j’ai d’abord rencontrée. Mais je dois dire que le travail que je fais m’a permis de me rendre très rapidement dans beaucoup de provinces turques : j’ai déjà eu le privilège d’aller dans 35 provinces turques en un an. Quand je vais dans les provinces qui sont proches de la Syrie, c’est pour visiter les communautés de réfugiés qui vivent avec leurs voisins turcs. J’ai eu la chance de pouvoir être inséré très rapidement dans les habitudes quotidiennes des Turcs et des réfugiés qu’ils accueillent, donc j’ai très vite été confronté à cette diversité turque parce que c’est un très grand pays. Lorsque l’on est par exemple à Hatay, cela me rappelle beaucoup la manière de vivre en Syrie, aussi sur le plan culinaire il y a beaucoup de choses communes. Cela est très différent d’autres endroits où je suis allé sur la mer Noire ou dans des provinces d’Anatolie qui accueillent également des réfugiés. À chaque fois, il y a des choses communes turques qui sont très fortes, comme la langue, mais il y a une très grande diversité de paysages, de comportements, d’habitudes de cuisine et j’ai la chance de pouvoir découvrir cela. Bien entendu c’est toujours la même chose, on aimerait pouvoir rester plus longtemps dans chacun de ces endroits pour pouvoir approfondir, pour mieux comprendre, mais cela je ne le peux pas. C’est une chance de découvrir cette diversité turque, avec tout l’élément historique que cela comprend.
Vous me demandez des réactions personnelles, mais comme je travaille depuis plus de 30 ans avec les mouvements de populations je trouve très intéressant de découvrir l’histoire de la Turquie et la diversité, là encore, des mouvements, des peuples qui l’ont habitée. Ayant, avant la Turquie, travaillé cinq ans en Grèce, je remarque beaucoup de choses communes entre la Grèce et la Turquie, que ce soit bien sûr les monuments grecs en partie sur la côte, mais aussi une grande communauté de vie très similaire entre la population turque et la population grecque. Je trouve très intéressant de voir beaucoup plus de choses en commun que de choses différentes et d’œuvrer le plus possible à des rencontres continues entre les Grecs et les Turcs. Je sais que des deux côtés il y a une vraie volonté, au-delà des différences d’ordre politique, d’être ensemble. Cela me touche particulièrement et j’espère aussi pouvoir contribuer à favoriser ces rencontres qui se poursuivent entre ces deux populations. Je me réjouis de voir que finalement les ferries ont été rétablis entre les îles grecques et la Turquie pour faciliter aussi ces échanges qui en général, au-delà des politiques, sont très proches et très profonds.
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Commentaires de Philippe Leclerc relatifs à la guerre menée par la Russie en Ukraine :
En treize jours seulement, plus de 2 millions de réfugiés ont fui l’Ukraine.
Heure après heure, minute après minute, un nombre croissant de personnes fuit cette terrible violence. D’innombrables personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays.
Et si le conflit ne prend pas fin immédiatement, des millions d’autres seront probablement contraints de fuir l’Ukraine.
Malgré le rythme des événements et les défis extraordinaires qui y sont liés, la réponse des gouvernements des pays voisins de l’Ukraine et des communautés locales pour accueillir plus de deux millions de réfugiés est remarquable. Le personnel du HCR est déjà présent dans toute la région et intensifie ses efforts de protection et d’assistance aux réfugiés, en soutien aux gouvernements hôtes.
Comme l'a déclaré Filippo Grandi, notre Haut-Commissaire, "cette solidarité internationale fait chaud au cœur. Mais rien - rien - ne peut remplacer la nécessité de faire taire les armes, de faire aboutir le dialogue et les efforts diplomatiques. La paix est le seul moyen de mettre un terme à cette tragédie".
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(1) Göç İdaresi Başkanlığı
(2) En Turquie, le "Muhtar" est celui qui est à la tête d’un village ou d’un quartier dans une ville
(3) Edirne, Gaziantep, Hatay, Istanbul, Izmir, Mersin, Şanlıurfa, Van