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LES DERNIERS LEVANTINS DE TURQUIE – “Je ne me sens ni tout à fait européen, ni tout à fait oriental”

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 27 janvier 2015, mis à jour le 8 février 2018

Rinaldo Marmara est l’un des derniers représentants d’une communauté jadis prospère : les Levantins de l’Empire ottoman. Né à Istanbul dans une famille stambouliote depuis de longues générations, il n’a jamais eu d’autre passeport que son passeport italien, comme tous ses ancêtres avant lui. Porte-parole de la Conférence épiscopale de Turquie, Rinaldo Marmara est aussi un historien passionné, qui consacre tous ses travaux à cette communauté quasiment oubliée. A l’heure où “l’identité européenne” de la Turquie fait tant débat, il soutient que l’Empire ottoman – notamment grâce aux Levantins – était un “précurseur de l’Union européenne”.

Lepetitjournal.com d’Istanbul : Commençons par définir… Qu’est-ce que le Levant ? Qui sont les Levantins et leur définition a-t-elle évolué ?

Rinaldo Marmara (au Grand Hôtel de Londres, construit en 1892, qui a appartenu à une famille levantine, photo AA): Le Levant, c’est le pays où le soleil se lève, l’Orient. Les Levantins étaient donc ceux qui habitaient le Levant. Le mot a d’abord été utilisé pour les Vénitiens, dans le but de différencier ceux qui habitaient la mère-patrie (Venise) et ceux qui habitaient le Levant. C’était un terme plutôt péjoratif. On disait “c’est un Levantin” pour dire “il commerce, il gagne de l’argent facilement”… avec un peu de jalousie, bien sûr.

Par la suite, on a donné le nom de “Levantins” à tous les sujets étrangers du Levant. Mais aujourd’hui, la définition que je défends désigne uniquement les Latins qui étaient nés et habitaient dans l’Empire ottoman, et qui avaient gardé leur nationalité d’origine – j’emploie ici le terme “nationalité” pour désigner la sujétion ottomane, même si le terme n’existait pas encore à l’époque. C’étaient des Italiens, des Français, des Hollandais, des Autrichiens, des Russes, des Anglais, des Yougoslaves, des Allemands… Allez au cimetière latin d’Istanbul, vous verrez toutes les nationalités !

L’essentiel est de bien différencier ces Latins-là des sujets minoritaires de l’Empire, c’est-à-dire de ceux qui avaient la “nationalité” ottomane : les Arméniens, les Grecs, les Juifs, et même certains Latins qui avaient pris cette “nationalité” ottomane. Il faut faire cette différence. Il faut admettre qu’à l’intérieur de ces Latins d’Orient, il y avait deux groupes juridiquement différents : d’un côté, les minoritaires qui étaient sujets de l’Empire; et de l’autre, les étrangers, qui bénéficiaient de tous les avantages des capitulations.

A l’époque ottomane, comment le pouvoir politique considérait-il ces Levantins ?

Les premiers Levantins sont arrivés sous l’Empire byzantin. Et depuis cette époque, ils ont tous eu un statut d’étrangers vis-à-vis du pouvoir. C’étaient d’abord les Génois, les Vénitiens, les Pisans… Puis l’affaire se complique avec la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, qui provoque le départ d’une bonne partie de ces Latins. Ils prennent peur et vont se réfugier dans les îles comme Chios, Tinos… Mais d’autres restent et deviennent sujets de l’Empire suite à un firman du sultan. La prise de Constantinople marque donc le commencement de la communauté latine ottomane, dont les membres étaient des sujets minoritaires du sultan.

Par la suite, lorsque le calme est revenu, ceux des Latins qui s’étaient enfuis sont rentrés à Constantinople. Ceux-là n’avaient pas la “nationalité” ottomane, ils n’étaient pas sujets de l’Empire, ils étaient étrangers. D’après les lois de l’époque, ils ne pouvaient rester qu’un an dans le pays. Passé ce délai, ils devenaient des sujets ottomans, ils ne pouvaient plus quitter l’Empire. Mais ensuite, avec les capitulations, ce délai d’un an a été prolongé à dix ans, puis on n’en a plus tenu compte... C’est à partir de là que s’est formée la communauté latine étrangère du Levant : la communauté des Levantins.

Sans doute faut-il rappeler ce qu’étaient les capitulations…

C’étaient des avantages accordés par le sultan aux étrangers qui vivaient dans l’Empire (ndlr : les premières capitulations sous l’Empire furent établies vers 1535-1536 entre le sultan Soliman le Magnifique et le roi de France François Ier). Les étrangers avaient le droit de séjourner, de voyager, de commercer, la liberté de religion… Ils ne pouvaient pas être jugés par un tribunal ottoman (ndlr : ils étaient soumis à leurs tribunaux consulaires, tant au civil qu’au pénal, et cela en cas de conflit entre étrangers). Surtout, ils ne payaient pas d’impôts. Logiquement, la plupart des Levantins qui s’occupaient de commerce étaient donc riches, extrêmement riches pour certains.

La rue des Petits-Champ, aujourd'hui avenue Meşrutiyet, était au coeur du Péra levantin (photo AA)

Cette différence de statut juridique mise à part, quels étaient les rapports entre les Latins sujets ottomans et les Latins levantins ?

C’était la même famille ! Dans une seule et même famille latine, vous pouviez avoir des personnes de nationalité étrangère et d’autres de sujétion ottomane. D’ailleurs, ces derniers essayaient de le cacher (sourire). En tant que sujets minoritaires, ils ne bénéficiaient pas des avantages des capitulations. Ils étaient une sorte de “sous-classe”. Le problème est qu’à force de ne pas faire cette différence au sein des Latins d’Orient, les livres d’Histoire ne l’ont pas faite non plus, et ce jusqu’à aujourd’hui ! Il faut redonner son sens au mot “Levantins”.

Donc suivant votre définition, les étrangers qui s’installent à Istanbul pour y vivre et y travailler – ceux qu’on appelle aujourd’hui les “expatriés” – ne sont pas, ne peuvent pas être des Levantins…

Non ! Il y a quelques années, certains ont voulu relancer le nom “Levantins” en parlant de “néo-Levantins”. Je suis contre. On ne peut pas appeler “Levantin” quelqu’un qui n’est pas né et qui n’a pas vécu dans cette culture. Être levantin, ce n’est pas seulement s’établir en Turquie, c’est surtout avoir cette culture levantine. Nous, les Levantins, avons fait la synthèse de l’Orient et de l’Occident. Être levantin, c’est une façon de penser, de manger, de parler… On ne devient pas Levantin du jour au lendemain. Dans l’Empire ottoman, les Levantins étaient venus d’Europe avec l’intention de s’établir dans l’Empire et de ne plus repartir dans leur pays d’origine.

Il existe donc des familles de Stambouliotes – ou de Smyrniotes puisqu’une importante communauté levantine vivait également à Izmir – qui ont vécu dans l’Empire pendant des siècles et des siècles sans jamais prendre la nationalité ottomane, ni turque ensuite…

Oui. Toute ma famille est née en Orient mais nous avons toujours gardé la nationalité italienne. J’ai un passeport italien et je vis en Turquie avec un permis de séjour, que je fais renouveler tous les ans (autrefois, c’était tous les cinq ans). Les Levantins ont gardé leur statut d’étrangers, avec les difficultés que cela représente, parfois.

Mais aujourd’hui, peut-on encore “devenir Levantin” ? Je pense par exemple aux enfants d’un couple européen qui seraient nés en Turquie et continueraient d’y vivre…

Non. La notion de “Levantins” appartient à l’Empire ottoman. Elle s’est prolongée un peu sous la République mais aujourd’hui, c’est terminé. Il ne reste quasiment plus de Levantins. Avec les quelques familles qui restent, nous sommes en quelque sorte des vestiges (sourire). Moi-même qui ai épousé une Française, je ne dirais pas que mes enfants sont des Levantins. Mes trois filles vivent en France, elles n’ont pas cet esprit levantin, cette culture, ce “secret” partagé par les Levantins d’autrefois. Il faut avoir grandi dans le pays, savoir ce que c’est que d’être étranger dans son pays.

Vous parlez italien, français, grec et turc. Quelles langues étaient parlées par les Levantins de l’Empire ?

D’abord, chaque communauté avait sa langue : le français, l’italien, l’allemand… Raison pour laquelle je compare toujours l’Empire ottoman à un précurseur de l’Union européenne. L’Empire avait ses frontières et à l’intérieur de ces frontières, chaque communauté vivait séparément avec sa langue maternelle, ses écoles, ses hôpitaux, ses maisons de retraite, son cinéma, son théâtre, ses églises (catholique et protestante, surtout)… Les Levantins n’avaient quasiment pas de contacts avec les Turcs. Dans le quartier de Pangalti par exemple, quartier “nouveau” construit après l’incendie de 1870, les musulmans ne représentaient que 1% de la population. Dans ce quartier, il y avait les Levantins, les Latins non-Levantins et les Arméniens et les Grecs qui voulaient eux aussi bénéficier des avantages des capitulations.

Parmi les Levantins, chaque communauté parlait sa langue mais il y avait une langue commune : le grec. Certes, entre eux – au niveau des écoles, des consulats, des ambassades… – les Levantins parlaient plutôt le français. Dans le clergé, cela a d’abord été l’italien, puis le français. Aujourd’hui, c’est de nouveau l’italien.

Quant au turc, il était utilisé pour les contacts à l’extérieur de la communauté. Il était très peu parlé.

A quel moment de l’Histoire les Levantins ont-ils été les plus nombreux ?

Au 19ème siècle, pendant la période qui commence avec les réformes de 1839 (Tanzimat) jusqu’à la Première guerre mondiale, puis la naissance de la République. “L’apogée” des Levantins court donc sur une période de 70 ans environ. Tous les bâtiments levantins qui ont survécu jusqu’à nos jours ont été construits pendant cette période, à l’exception des anciennes paroisses.

Que se passe-t-il au moment de la guerre puis de la fondation de la République ?

C’est le début du déclin. Les Levantins partent les uns après les autres, les jeunes en particulier. Quand vous regardez les registres des églises, vous constatez d’abord que les baptêmes s’arrêtent alors que les décès continuent pendant un certain temps. Aujourd’hui, nous en sommes à un point presque statique.

Pourquoi ces départs ?

A cause des lois restrictives qui ont été adoptées à partir du traité de Lausanne de 1923. Mais déjà, en 1914, les capitulations avaient été abolies. Certes, elles ne pouvaient pas durer. Les étrangers disposaient de tous les avantages, ils ne payaient pas d’impôts… Ces privilèges étaient mal vus.

Mais dire que les Levantins sont partis quand les privilèges ont été abolis pourrait faire penser à certains qu’ils étaient restés jusque là… pour ces mêmes privilèges !

Ce n’est pas vrai. Il y avait les deux : les avantages mais aussi l’attachement à cette terre. Mon arrière-grand-père avait quitté Constantinople au moment de la guerre italo-turque. Ils sont restés en Italie pendant plusieurs années mais mon arrière-grand-père vivait avec la nostalgie du pays. Il vivait à l’heure turque. Il disait à ma grand-mère : “A cette heure-ci, c’est le simitçi qui passe” par exemple. Et d’ailleurs, il a fini par revenir.

Ce sont surtout les lois restrictives qui les ont poussés au départ. En particulier la loi sur les petits métiers (ndlr : loi du 11 juin 1932, entre autres) qui, du jour au lendemain, a empêché les étrangers de travailler comme coiffeurs, musiciens, chauffeurs, interprètes, tailleurs, photographes… Que faire ? Changer de métier quand on a 50 ou 60 ans ? La plupart ont été obligés de partir.

Le Palazzo Corpi, construit par une famille levantine, a longtemps servi de consulat des Etats-Unis. Situé à côté du Pera Palas, il est en rénovation et accueillera bientôt un club privé (photo AA)

Que reste-t-il aujourd’hui des Levantins de Turquie ?

Pas grand-chose, à part quelques rares Levantins, ceux que j’appelle les “derniers Levantins”, ceux qui ont gardé la nationalité étrangère. Leur nombre ne dépasse pas les 2.000 ou 3.000 personnes, toutes nationalités confondues, à Istanbul surtout et à Izmir aussi. Aujourd’hui, le moment est venu d’écrire l’Histoire des Levantins, une histoire magnifique qui a influencé la culture turque.

N’oublions pas que les Levantins ont aussi été les représentants des cultures européennes et de leurs langues : le français, l’italien… C’est grâce au travail de nos ancêtres qu’aujourd’hui, des sociétés françaises ou italiennes viennent et travaillent dans le pays. Ces entreprises s’appuient sur notre héritage culturel mais malheureusement, elles oublient souvent notre apport et n’aident pas à reconstituer l’Histoire. Elles croient que c’est grâce à leur seul travail que tout se fait. Elles oublient que les Levantins ont été les précurseurs. Bien avant elles, les Levantins ont apporté une certaine image de la France et de sa culture, de l’Italie et de sa culture etc. Ils ont semé. Tout cela ne s’est pas fait du jour au lendemain ! Je pense par exemple que grâce à cet apport, les sociétés françaises d’aujourd’hui s’installent plus facilement en Turquie.

Vous dites que les Européens qui arrivent aujourd’hui en Turquie ont oublié cette Histoire, mais les Turcs la connaissent-ils ? Comment êtes-vous perçus ?

Comme un étranger, bien sûr, de par mon nom de famille. Il faut expliquer cette Histoire aux Turcs et c’est la raison pour laquelle j’écris autant (ndlr : 30 livres publiés à ce jour). Il faut raconter l’apport des Levantins à la culture de ce pays. Il faut aller au cimetière pour lire, gravés dans le marbre, les noms de tous les Levantins qui ont fait cette communauté. Il faut publier davantage. En ce qui me concerne, je me sens investi d’une mission de recherche et de témoignage. Il y a beaucoup d’archives dans les congrégations et les églises mais elles sont en train de se perdre. Il faut laisser une trace. C’est une mission, un devoir de reconnaissance envers nos ancêtres.

Comment définissez-vous votre identité ?

Comme je l’ai dit, les Levantins ont fait la synthèse de l’Orient et de l’Occident. Je ne me sens ni tout à fait européen, mais je ne me sens pas non plus oriental. Cette façon de parler, de vivre, de penser… nous a été transmise par notre famille, notre communauté. Tous les Levantins pensent d’une certaine façon. A l’inverse, en Italie, je suis considéré comme un Turc. Et je dois aussi leur expliquer que même né en Turquie, je n’ai pas la nationalité turque. C’est difficile à expliquer en Europe !

Vous dites n’être ni totalement européen, ni totalement oriental… Mais stambouliote à 100% ?

Oui, j’aime Istanbul. Peu importe le passeport, je me sens stambouliote. Je me sens bien dans cette ville. Je trouve que c’est l’une des plus belles villes du monde, du point de vue géographique et historique. Une ville magnifique…

Encore aujourd’hui ?

Certes, quand je vois les immenses immeubles, les gratte-ciel qu’on construit… Certainement, cette ville se détruit. Mais j’aime encore Istanbul, en particulier Büyükada car elle est restée un peu intacte. Pendant la saison estivale, les Levantins se rendaient sur les îles des Princes ou sur les rives du Bosphore.

Pensez-vous que la Turquie a sa place dans l’Union européenne ?

Je l’ai dit : pour moi, l’Empire ottoman était le précurseur de l’Union européenne. Il a donné l’exemple d’une coexistence de plusieurs communautés sous le même toit, sur un même territoire. Je pense que la Turquie a sa place dans l’Union européenne. Elle a donné l’exemple.

Et pourtant, ce passé levantin – et plus généralement chrétien – de la Turquie n’est pas vraiment mis en avant par ceux qui négocient l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Les Levantins seraient des ambassadeurs parfaits de la Turquie auprès de l’UE, non ?

Si nous pouvions tous parler comme je le fais, oui…

Les “derniers Levantins” vivent-ils dans la nostalgie ?

La nostalgie existe toujours chez les Levantins mais elle est sincère, elle s’appuie sur les vrais caractères de cette communauté, transmis au sein des familles. Mais on ne peut pas recréer la communauté levantine. Le passé appartient au passé, il faut désormais écrire cette Histoire. On peut être nostalgique mais il faut aussi vivre le temps présent. Il faut s’habituer.

Propos recueillis par Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 28 janvier 2015

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Publié le 27 janvier 2015, mis à jour le 8 février 2018

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