Symbole de globalisation et foyer de communautés sud-asiatiques et africaines, Chungking Mansions, également scène du film de Wong Kar-wai "Chungking Express", représente une myriade de choses pour chaque personne qui franchit son seuil.
Au beau milieu de Tsim Sha Tsui et entouré par de grands centres commerciaux, se dresse un bâtiment de dix-sept étages qui porte le nom de Chungking Mansions. C’est un samedi matin et nous sommes un groupe d’une vingtaine de personnes de tous âges, nationalités et professions confondus. Notre guide s’appelle Innocent Mutanga, cofondateur de African Center. Il essaie de comprendre ce que Chungking Mansions représente pour le groupe hétéroclite que nous formons. Les mots exotique, animé, multiculturel, sont lancés. Pour certains, celle-ci est la première visite, Ils n’ont jamais mis un pied dans ce bâtiment qui, vu de l’extérieur, ne revêt aucun signe de sa singularité. D’autres comme moi, se sont cantonnés à quelques brefs passages pour entrevoir à peine ce que cet endroit abrite.
Situé à Nathan Road, l’immeuble a été bâti en 1961 et était à l’époque un centre commercial animé ainsi qu’un immeuble résidentiel. Une bonne partie des commerces appartenaient à des propriétaires Indiens et Pakistanais, devenant ainsi le centre névralgique de la communauté sud-asiatique. Vers la fin de cette décennie, de nombreux logements ont été convertis en chambres d’hôtes pour accueillir des soldats américains en permission. À partir des années 80, le lieu est devenu le fief de routards avec son lot de hippies et s’est vu octroyer sa mauvaise réputation. Vers la fin des années 90, une vague de commerçants africains est arrivée et Chungking Mansions devint leur base principale pour acheter des produits et les revendre dans leurs pays d’origine. Aujourd’hui, une centaine de nationalités convergent sous un seul toit, ce toit même qu’on est sur le point de fouler.
Nous sommes sept sur le toit de Chungking Mansions, où Abdikafi Mohamud de African Center nous a conduit. Avec une vue plongeante sur Kowloon comme toile de fond, il nous parle de la place de la communauté africaine à Chungking Mansions, une place qui ne cesse d’évoluer et qui se plie aux demandes d’un marché toujours fluctuant. Nous avons parcouru ensemble les deux premiers étages, un espace commun où l’on peut errer entre les trois blocs qui constituent le tout, les étages supérieurs ne sont accessibles que par des ascenseurs distincts qui séparent et isolent chaque bloc.
Le rez-de-chaussée et le premier étage abritent des petits commerces et restaurants où l’on se balade, on croise des gens, on discute. Ici, lacis et lassis vont de pair : enchevêtrement de corridors parsemés de mets indiens. Quelqu’un m’entend parler français et m’accoste. Mon interlocuteur m’apprend qu’il vient du Niger et qu’il travaille ici mais il se reprend tout de suite, il ne travaille pas vraiment, il donne un coup de main à ses copains. J’acquiesce car je sais que le statut de certains travailleurs ici est celui de demandeur d’asile pour qui travailler est illégal, telle est la réalité de beaucoup à Chungking Mansions.
Retrouver une partie de chez soi
Dans notre parcours nous croisons Tse Siu-hau, un Hongkongais propriétaire d’une boutique de souvenirs depuis 1977. Il s’enquiert de ma nationalité et s’empresse de me parler en espagnol lorsqu’il découvre que c’est ma langue maternelle. Il alterne entre l’anglais, le japonais et l’espagnol aisément. Avec ces quelques mots en espagnol je comprends que les gens viennent ici pour recouvrer une partie de leur patrie, aussi infime soit elle. Entendre sa propre langue, retrouver des saveurs familières et partager un imaginaire et un passé commun équivaut à récupérer une partie de chez soi.
Chungking Mansions est un lieu de rencontres, où toutes les nationalités confluent, se fédèrent et se rallient. C’est ici qu’une autre rencontre a eu lieu, celle d'Innocent Mutanga et Gordon Mathews, professeur d’anthropologie à la Chinese University. Ils ses sont rencontrés lors de cours hebdomadaires dispensés par Mathews depuis 2006 pour les demandeurs d’asile. Cette année-là, il commence les recherches qui aboutiront à l’écriture de son livre "Guetto at the Center of the World" où il raconte son quotidien à Chungking Mansions pendant trois ans. Durant cette période, il partage la table, les conversations et quelques déboires avec les gens qui y séjournaient.
Globalisation bas de gamme
De fil en aiguille, je retrace le parcours dépeint dans son livre et me retrouve à mon tour face à lui, par écran interposé. Il décrit avec sympathie ces gens qui sont devenus ses amis, il a appris à les connaître et à comprendre leurs situations qui se résument bien en cette phrase "le club tiers-mondiste qui a réussi": de gens avec assez de moyens pour quitter leur pays et venir à Hong Kong en quête d’une vie meilleure, une quête qui relie tous ceux qui débarquent à Chungking Mansions. Il décrit un climat d’entente où les rivalités nationales se délitent, ici les gens ne peuvent pas se permettre de poursuivre d’anciennes querelles. Entre ces murs, la plupart des antagonismes culturels et religieux perdent leur poids face au besoin de s’en sortir.
Ce qui fait la singularité de cet endroit—dit-il — ce sont les travailleurs illégaux. Ils rendent possible ce qu’il appelle "la globalisation bas de gamme": une globalisation qui a lieu entre individus en non pas entre grandes corporations, un échange qui se fait sur une base de confiance et avec un degré élevé de risque. Ce sont donc ces travailleurs la base indispensable d’un mécanisme qui façonne une bonne partie des échanges, ils mettent en branle l’engrenage essentiel de Chungking Mansions.
Quel future pour Chungking Mansions ?
En 2011, le professeur Mathews lance quelques hypothèses dans son livre "il reste à déterminer si dans 20 ans Chungking Mansions deviendra une icône mondiale du tourisme, un centre commercial de seconde zone, un lieu de vice ou un souvenir lointain". A mi-parcours, presque dix ans plus tard, il est optimiste : une nouvelle génération de Hongkongais commence à s’intéresser à cet endroit que leurs parents ne fréquentaient pas. Le bâtiment avec ses communautés et tout ce qu’il représente est beaucoup plus apprécié qu’il y a une vingtaine d’années et il estime qu’une fois l’épidémie de COVID passée, le commerce reprendra de plus belle, mais il sait aussi que Hong Kong marche au rythme de l’argent et le jour viendra pour Chungking Mansions d’être remplacé par un grand bâtiment de luxe. D’ici là, nous pouvons encore profiter de ce que ce lieu multiculturel, diverse et globalisé a à nous offrir.
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