Parmi les symboles de la culture chinoise et autres images qui circulent en Europe à propos de la Chine, la "robe chinoise", autrement nommée qipao ou cheongsam selon les époques et les régions, fait indubitablement partie du décorum.
Cette tenue, souvent en soie, arborant fleurs ou motifs naturels, est l’attribut de femmes sophistiquées telles qu’on les rencontrait dans les maisons de plaisir du Vieux Shanghai ou sur les publicités pour cigarettes et produits de beauté dans les années 1930 et 1940. Mais quelle est donc l’origine de ce phantasme ambulant qui a fait rêver des générations d’aventuriers en quête d’exotisme oriental?
De la robe mandchoue à Shanghai
Comme son nom chinois l’indique, la “qipao” (旗袍=robe drapeau) est à l'origine une tenue officielle arborée par les militaires et les dignitaires mandchous, dont la couleur permettait l'identification. Plus tard, cette même tenue s’est généralisée aux métiers tels que lettrés, prêteurs sur gage, employés de bureau, etc… les distinguant des paysans qui portaient culotte sur jambes nues. Quand les industries du loisir se développent, et en particulier le théâtre, les acteurs portent naturellement cette robe longue, permettant aux spectateurs d’identifier clairement les personnages. Dans les années 1920, l’industrie naissante du cinéma habille donc naturellement ses actrices en qipao. Seulement voilà, l'influence du cinéma américain, dont les opérateurs forment à Shanghai les premiers cinéastes chinois, amène rapidement les starlettes asiatiques à vouloir ressembler à leurs homologues d’outre-Pacifique. La robe se fait donc progressivement plus coquette, d’autant que les empereurs mandchous ont été évincés depuis 1912, et commence à remonter au-dessus du mollet, puis du genou.
Le Shanghai des années 1930 explose et avec lui la mode de la danse, dont le jazz et le charleston donnent le tempo. Des cours de danse occidentale fleurissent en ville et l’on ne tarde pas à adapter la tenue traditionnelle des élégantes de l’époque. L’invention de la fente latérale, permettant aux danseuses de libérer leurs mouvements et le style échancré aux épaules et rallongé du col permet de mettre en valeur le corps des fleurs de salles de bal, les "wunü" (舞女). La culture urbaine à base de cinéma, de publicité et sorties mondaines représente la modernité pour plusieurs générations d’hommes et de femmes vivant dans le Shanghai des années d’or, entre 1927 et 1937, dates respectives de l’arrivée au pouvoir de Chiang Kai Shek, et de l’invasion japonaise de la Chine.
Parmi les icones de l’époque, Hu Die ou "Butterfly Wu", une actrice au visage d’ange et fossette prononcée, impose son image dans les magazines de mode et de cinéma, comme l'égérie du mode de vie occidental. Ses cheveux sont apprêtés, c’est-à-dire ondulés artificiellement pour ressembler aux stars d’Hollywood, et elle pratique, pour les photographes tout du moins, le golf, les sports automobiles ou encore l’équitation. Une autre figure de la modernité est Ruan Lingyu, jeune starlette qui devient la cible privilégiée de la presse à scandale. Les tabloids la pousseront finalement à se suicider à l’âge de 24 ans. Que ce soit Hu Die ou Ruan Lingyu, ou bien les Yang Sisters, toutes ces icônes du cinéma sont habillées de qipao chatoyantes qui soulignent leur féminité.
Les robes de In the Mood For Love
En 1927, l’attaque japonaise met un terme à l'insouciance. Certaines stars commencent à rejoindre Hong Kong pour échapper à la guerre. Elles s’installent pour beaucoup à North Point (surnommé alors "Little Shanghai") ou à Repulse Bay. Les années 1940 voient arriver, derrière leurs clientes, les fabricants textiles dont la fameuse robe chinoise avait fait la renommée. Alors qu'en 1937, seul Jardine filait du coton, 20 nouvelles usines textiles s'installent à Hong Kong au début des années 1950, la plupart des transfuges de Shanghai. Il faut dire que le communisme a mis en 1949 un coup d'arrêt aux fastes d’antan, le bleu de chauffe remplaçant désormais la robe de soie et les nattes de longueur réglementaire les cheveux ondulés. L’arrivée de la bourgeoisie shanghaienne permet à Hong Kong de reconstituer le petit monde de la nuit et du cinéma qui avait fait la gloire du Paris de l’Orient. La compagnie de films Shaw Brothers, notamment, réoriente l’affaire paternelle vers le Sud-Est asiatique dont Hong Kong devient le cœur battant.
Qui n’a pas vu le blockbuster hongkongais "In the Mood for Love" d’après l’ouvrage "Tête-bêche" de Liu Yichang, un émigré shanghaien lui aussi? La sublime Maggie Cheung y incarne une migrante installée dans le quartier de Yau Ma Tei et porte jusqu’à 20 robes différentes pendant le film. La robe du Hong Kong des années 1950 a néanmoins subi quelques transformations: Les hanches sont soulignées et le mollet est plus mis en valeur qu'autrefois. Elle se porte souvent avec des bas nylons américains, ramenés par les marins qui stationnent dans le Port des Parfums et popularisés dans le cinéma de l’époque par les très sulfureuses Jane Mansfield et Marilyn Monroe. Rapidement, lorsque les femmes se mettent à travailler, phénomène facilité par la société anglo-saxonne et la proximité de la guerre de Corée qui fait que l'on recrute beaucoup de secrétaires dans les antennes étrangères à Hong Kong, la qipao, désormais appelée cheongsam (longue robe en cantonais) devient le vêtement de travail par excellence, un équivalent de la jupe-tailleur des employées de bureau actuelles.
Sur les photos de Yau Leung, ce photographe hongkongais spécialiste des scènes de rue des années 1960, on retrouve leurs sublimes formes sur Gloucester Road, sous les arcades du poste de police. De même, sur les sites internet des nostalgiques du Hong Kong des années 60, Hong Kong in the sixties, les robes de cocktail des parents exhibées sont invariablement des cheongsam. La musique de l’époque est elle aussi exportée de Shanghai, venue par les orchestres philippins qui jouaient dans les night-clubs du Champ de Courses et qui ont troqué le jazz contre rumba et autres rythmes sud-américains. C’est précisément la culture de la Hong Kong pop, qui explose peu après la venue avec des Beatles en 1964, qui signera la fin, toute temporaire, de la célèbre robe, désormais considérée comme le symbole de temps révolus.
Les robes des nouveaux riches : art-deco et orientalisme
Dans les années 1990, étonnement, un mouvement arrière s’opère. Et il vient de Shanghai naturellement! Profitant de l’ouverture économique rendue possible par Deng Xiaoping, la ville se relève en effet de son cercueil de verre après 40 ans de sommeil. Les nouveaux riches roulent alors en Porsche et s’habillent en costume à boutonnières et cols traditionnels pour les hommes et en qipao pour les femmes. L’ancien centre-ville Art Deco de Shanghai renait soudainement autour de l’ancienne rue du Cardinal Mercier des Français, devenue entre-temps la rue Maoming, autrefois réservée aux salons de couture tenus par les immigrés russes. Ce sont désormais des tailleurs chinois, dont beaucoup viennent de Hong Kong, qui s’y installent. Les motifs des robes se modernisent à tel point que l’on peut faire faire une robe représentant une Mona Lisa ou un tableau de Mondrian. Les classiques fleurs et dragons sont en général préférés par les clientes de plus de 50 ans.
Le regain d’intérêt pour l'Art Deco qui souffle un peu partout sur la planète dans ces années, comme à Miami où l’on souligne les lignes et les façades en tons pastels ou à Napier en Nouvelle Zélande, va aussi déferler sur Shanghai qui devient un centre mondial des amateurs de ce style (voir en ce moment l’exposition dont le mobilier chinois d’époque est prêté par le célèbre photographe et collectionneur shanghaien Deke Ehr). Les magazines de mode de la jeunesse dorée mettent donc en situation les robes chinoises des années 1930 revisitées sur fond du Peace Hotel ou du Cercle Sportif Français, l'Okura Garden Hotel aujourd’hui, célébrant la fusion entre Est et Ouest au nom du fameux "haipai", le "style de Shanghai".
La robe chinoise des Parisiens
C’est sur cette vague de renouveau et d’ouverture de la Chine qu'ont surfé des marques comme Shanghai Tang ou Shang Xia, la filiale chinoise de Hermès, vendue par le groupe depuis. La première, bien que née à Hong Kong, installe son flagship en plein cœur de l’ancienne Concession Française de Shanghai, dans une vieux cinéma français rénové pour l’occasion. Les modèles proposés sont certes influencés par les formes traditionnelles mais visent désormais une clientèle européenne. Les formes de la robe chinoise sont donc seulement suggérées par des détails comme les boutonnières, le laçage latéral ou encore les épaules échancrées mais tous les vêtements sont désormais adaptés aux habitudes occidentales. L’essentiel des acheteurs sont des européens, expatriés ou touristes. Quoi de plus naturel donc pour Shanghai Tang que de publier un catalogue dont les mannequins sont de jeunes gens d’origine asiatique qui posent à Paris, devant la Tour Eiffel ou dans les Jardins du Palais Royal. La marque, rachetée par Richemont, est aujourd’hui représentée à Paris et dans les aéroports internationaux du monde entier.
Histoire similaire ou presque pour Shang Xia, qui signifie "haut et bas" et s'est appuyée sur la notoriété du groupe Hermès tout en mettant en avant l’histoire de son créateur. Celui-ci clame ses origines, né d’une famille chinoise pendant la Révolution Culturelle mais qui recherche ses racines à travers ses modèles d’inspiration traditionnelle. Les matières font appel à des techniques de fabrication et matériaux artisanaux mais les formes sont pures et très modernes. Là aussi, Shang Xia est présente à Paris et fait l’essentiel de ses ventes avec des étrangers. De Shanghai à Paris en passant par Hong Kong, la robe chinoise continue de nous faire rêver. Sa folle histoire semble loin d’être terminée.