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L'infamant soupçon qui plane autour du Docteur Yersin (partie 2)

« La rumeur, cette vérité qui se promène comme un mensonge, de bouche à oreille, qui ne fait pas réfléchir les gens, qui passe comme un soupir au-dessus du vent », écrivait l’écrivain québécois Charles Soucy…

Docteur YersinDocteur Yersin
Écrit par Nicolas Leymonerie
Publié le 20 septembre 2023, mis à jour le 27 novembre 2023

La rumeur qui plane autour d’Alexandre Yersin est d’autant plus tenace qu’elle est avilissante. Le découvreur du bacille de la peste est en effet soupçonné de pédophilie, rien que ça… Encore faudrait-il que ces soupçons soient étayés.

Nicolas Leymonerie, le directeur du centre francophone de Dalat nous parle ici de l’enquête qu’il a personnellement menée pour tenter de démêler le vrai du faux.

Retrouvez la première partie de la série "L'infamant soupçon qui plane autour du Docteur Yersin" par Nicolas Leymonerie qui nous livre le résultat de ses recherches.

Début de l’enquête

C’est seulement le 1er mars 2023, à l’occasion d’une visite sur sa tombe à Suoi Dau pour commémorer les 80 ans de sa mort, constatant une nouvelle fois la ferveur intacte et émouvante des habitants de Nha Trang pour leur “Ông Năm”, que je décidai d’éclaircir cette question tabou qui restait en suspens alors que son bruit commençait à prendre un regain d’ampleur parmi les connaisseurs français.

Ma première idée fut de contacter la personne qui aurait été la mieux indiquée pour avoir entendu parler de faits répréhensibles commis par Yersin dans la ville où il passa la majorité de son temps. Celle-ci ne pouvait qu’être Mme Nguyen Thi The Tram. Ex-directrice de l’Institut Pasteur de Nha Trang de 1975 à 1998, présidente-fondatrice de l’association des admirateurs de Yersin de la province de Khanh Hoa en 1992, Mme Tram connut de nombreux collaborateurs du Docteur Yersin ainsi que des personnes qui l’avaient cotoyé étant jeunes, comme le Docteur Kieu Xuan Cu dont on conserve une photo de lui à l’âge de 13 ans prise par Yersin lui-même dans la cour de sa maison et qui fut membre de l’association jusqu’à sa mort. Si Yersin avait abusé d’enfants, il est fort probable que ce fut principalement à Nha Trang parmi ceux qui venaient lui rendre visite et que ceux-ci auraient fini par en parler à leur famille ou à leurs amis… jusqu’à ce qu’en l’espace d’un siècle, cela retombe inévitablement dans les oreilles de celle qui était la gardienne en chef de sa mémoire, Mme Tram.

Je la contactai donc le lendemain, attablé face à la mer au restaurant Nha Trang View 378 qui fut construit sur les fondations de l’ancienne maison de Yersin. Lorsque je lui demandai si elle avait entendu parler d’histoires de relations entre Yersin et des enfants, elle me répondait ainsi depuis sa maison hanoienne sur un ton outré: “C’est inventé de toutes pièces. Yersin aime sérieusement les pauvres et les enfants. Dans les livres, je n'ai jamais lu que des louanges, de l’amour et de l’adoration [NDA: envers Yersin]. Ceux qui colportent cette information sont incultes et ignorants.”

 

Yersin vers la fin de sa vie
Yersin vers la fin de sa vie

 

Si l’on pourrait objecter de son parti pris en tant que personne ayant dédié une bonne partie de sa vie à Yersin, il n’en reste pas moins que son opinion ne laisse aucune place à l’ambiguïté et sa réaction démontre d’une nette franchise que l’on n’attendrait pas d’une personne ayant été au courant d’occultes méfaits. Cet avis de Mme Tram était déjà pour moi déterminant, mais j’interrogeai néanmoins d’autres personnes, tant au Vietnam qu’en France ou en Suisse, dont je savais qu’elles avaient fait de sérieuses recherches sur le personnage et qu’elles n’auraient pu laisser passer aucune information concernant cette controverse. Or, absolument rien n’en sortit de probant, aucune preuve, aucun témoignage de victime. Bien au contraire, les évidences criaient l’intégrité et l’honnêteté de Yersin. Ne restait que les sources susmentionnées concernant l’infamant soupçon.

Retour aux sources

S’agissant d’Alexandre Yersin, et comme dit plus haut, la référence absolue reste sa biographie rédigée par Jacqueline Brossollet et Henri Hubert Mollaret, éminents experts qui ont pu avoir accès à une masse importante de documents d’archive et, surtout, le millier de lettres que Yersin écrivit à sa mère puis à sa sœur. Or voici ce que Mollaret écrit dans la préface du livre et qui fut sans doute à l’origine de la suspicion :

“Ajoutons-y un profond respect humain, une horreur de la violence et une extrême sensibilité : ce passionné de l’automobile, ayant failli heurter un petit Annamite, revendra dans l’heure même son véhicule tout neuf pour reprendre, à soixante-sept ans, la bicyclette et ne plus jamais toucher un volant. Cette sensibilité allait de pair avec une grande timidité,[…] De quel poids pesa sur Yersin de n’avoir pas connu son père, mort trois semaines avant sa naissance ? Jamais, sa vie durant, il n’y fit allusion, ni devant ses proches, ni dans ses lettres à sa mère, [...] Faut-il voir dans cette frustration présente dès le berceau, la cause et l’explication de sa personnalité future ? Il est tentant d’attribuer à cette absence de père certains traits dominants et précocement accusés de son caractère : sa rapidité de décision, sa confiance en lui seul, son besoin d’indépendance presque maladif, son rejet des contraintes sociales, son énergie et, finalement, sa vie elle-même, quasiment érémitique. [...]

 

Yersin avec sa mère
Yersin avec sa mère

 

À cette absence de père s’ajoutèrent deux autres influences : une éducation puritaine rigide et une entourage exclusivement féminin qui entraînera une aversion précoce pour les jeunes filles. Assurément sa vocation n’était pas matrimoniale. Fut-elle incertaine, voire ambiguë comme certains l’ont insinué ? Je ne le crois pas : si l’on a pu le soupçonner de pédophilie, c’est parce que sa timidité le faisait se sentir plus à l’aise parmi les enfants que parmi les adultes.
Certainement sa maturité affective fut loin d’atteindre le développement de son esprit ; sans doute trouva-t-il dans les mathématiques, la physique, la mécanique et l’astronomie, une compensation à son affectivité mal épanouie.”

Si l’auteur dessine assez justement la personnalité de Yersin pour en conclure à son innocence, il formule toutefois des affirmations qui sont discutables: la misogynie de Yersin et son rejet du mariage.

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Les solitaires ne sont en général pas en odeur de sainteté. La société des hommes est souvent très défiante à l’égard de celles et ceux qui vivent en marge. De là à les charger de tous les maux de la Terre, il n’y a qu’un tout petit pas que l’on est vite tenté de franchir. Nikola Tesla, par exemple, a eu un destin similaire à Yersin (mort seulement 2 mois avant lui!). Lui aussi est resté célibataire pour se consacrer à la recherche et avait une vie relativement ascétique.

Retrouvez la suite et troisième partie de cette série "L'infamant soupçon qui plane autour du Docteur Yersin" par Nicolas Leymonerie mercredi prochain sur Le Petit Journal Vietnam.