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« Revenons à l’amour du journalisme » : l’appel de Thibaut Bruttin, directeur de RSF

ENTRETIEN. Thibaut Bruttin, directeur général de Reporters sans frontières, alerte sur la dégradation mondiale de la liberté de la presse. De la France à Gaza, en passant par la Russie et la Nouvelle-Calédonie, il appelle à « revenir à l’amour du journalisme ».

Thibaut Bruttin, directeur général, dans les locaux de Reporters sans frontières à ParisThibaut Bruttin, directeur général, dans les locaux de Reporters sans frontières à Paris
Thibaut Bruttin, directeur général de Reporters sans frontières (RSF). Crédit : Patrice Ajavon
Écrit par Sherilyn Soekatma
Publié le 14 octobre 2025

 

Lepetitjournal.com : Que signifie vraiment « être libre d’informer » aujourd’hui ? Et comment mesure-t-on cette liberté si essentielle à la démocratie ?

Thibaut Bruttin : La liberté de la presse, c'est avant tout la possibilité pour les journalistes de faire leur travail sans être inquiétés, que ce soit pour leur sécurité, leurs convictions culturelles ou sociales. Cela suppose également un cadre économique favorable et un contexte légal et politique qui encourage l’information plutôt que de la restreindre.

Notre classement mondial de la liberté de la presse repose exactement sur ces principes. Il s’appuie sur cinq indicateurs principaux : le contexte économique, le contexte politique, le cadre légal, les enjeux sociaux et culturels, et la sécurité des journalistes, qui reste la condition essentielle pour exercer le journalisme.

 

carte du classement de la liberté de la presse dans le monde en 2025 RSF

 

Pour établir ce classement, nous collectons chaque année des informations auprès de milliers d’experts dans 180 pays. Il ne s’agit donc pas d’un jugement subjectif car la méthodologie de Reporters sans frontières (RSF) est rigoureuse et transparente. Sur notre site, on peut d’ailleurs consulter le score de chaque pays, ainsi que les couleurs correspondant aux différents niveaux de liberté, et même recalculer le classement selon chaque indicateur.

 

« Il serait naïf de dire que la France est un paradis pour la liberté de la presse. »

 

En 2025, la France est classée 25e, dans la catégorie « situation plutôt bonne ». Comment expliquer cette position ?

La France fait partie de ces pays de l'Union européenne où la liberté de la presse est relativement bien préservée, surtout en comparaison avec des régimes répressifs. Mais il serait naïf de dire que la France est un paradis pour la liberté de la presse.

Nous avons en France des problèmes structurels : un cadre légal daté, une concentration des médias qui met en péril la diversité des opinions et des rédactions qui doivent sans cesse défendre leur indépendance.

Et il y a aussi la question des violences physiques contre les journalistes. Ces dernières années, nous avons vu des journalistes pris pour cible, aussi bien par des manifestants que par des forces de l'ordre. Je pense notamment à ce qui s’est passé en Nouvelle-Calédonie durant les émeutes.

 

 

La Nouvelle-Calédonie "loin" de l'apaisement, six morts depuis le début des violences

 

 

Dans des contextes où informer peut conduire à la censure ou à la prison, comment RSF agit-elle concrètement pour soutenir les journalistes emprisonnés ou empêchés d’exercer leur métier ?

RSF n’est pas seulement une organisation qui dénonce les faits de violences commis contre les journalistes. C’est aussi une organisation qui plaide, agit et accompagne les reporters en danger au plus près de leur situation.

Dans le cas de Christophe Gleizes, nous travaillons quotidiennement avec sa famille, ses proches et ses collègues pour ouvrir toutes les portes possibles afin d’obtenir sa libération. Parallèlement, nous menons une campagne publique pour alerter sur son cas et faire connaître sa situation au plus grand nombre.

Ces campagnes sont souvent de longue haleine, mais l’expérience nous montre qu’elles finissent toujours par aboutir. Nous sommes convaincus que Christophe Gleizes sera libéré. Il n’a rien à faire en prison.

Condamné à sept ans d’emprisonnement, il est aujourd’hui le seul journaliste français détenu à l’étranger, en dehors des quatre reporters toujours retenus dans les zones de conflit israélo-palestinien. C'est également la peine la plus lourde prononcée contre un journaliste depuis dix ans.

 

 

Selon les données de RSF, plus de 210 journalistes ont été tués par l'armée israélienne dans la bande de Gaza. Diriez-vous que nous assistons à un retour brutal de la violence contre ceux qui informent ?

Le journalisme, comme fonction sociale et comme pilier du débat public, est effectivement en déclin. Pendant de nombreuses années, notamment ces dix dernières années, nous avions constaté une diminution relative des violences contre les journalistes. Mais depuis peu, nous observons un retour brutal de la violence, notamment  dans les zones de guerre.

Ce qui se passe à Gaza est emblématique : non seulement les journalistes y meurent en nombre, mais ils sont aussi ciblés et diffamés. La bande de Gaza a été fermée à la presse internationale pendant des mois ; c’est inacceptable. Nous espérons que le cessez-le-feu récemment adopté permettra enfin la sortie des journalistes palestiniens qui ont été, pendant tous ces mois, l'honneur du journalisme.

 

Certains dirigeants politiques tiennent des discours stigmatisants envers les médias. Quel impact cela a-t-il selon vous ?

Cela a un impact très profond. En 2023, nous alertions sur la responsabilité des décideurs publics dans la haine des journalistes. Aujourd’hui, cette alerte est plus actuelle que jamais. Des figures comme Donald Trump ont profondément abîmé la confiance envers la presse. Pas seulement aux États-Unis mais dans le monde entier.

En assumant un discours de discrédit, en ridiculisant les médias, ils ont ouvert la voie à d’autres dirigeants qui copient ce modèle. Le paradoxe, c’est qu’ils invoquent souvent la liberté d’expression pour justifier une parole politique violente contre la presse.

 

Face à la censure et à la propagande dans des pays comme la Russie, quelles mesures concrètes mettez-vous en place pour garantir l’accès à une information fiable ?

Certains pays sont complètement fermés, comme la Fédération de Russie, où les régulateurs peuvent infliger des amendes exorbitantes aux médias qui ne conforment pas à leurs règles. Le contrôle de l’information sur Internet y est également très strict, même dans des espaces qui pouvaient auparavant offrir une certaine liberté.

C’est pour cela que nous sommes particulièrement préoccupés par la disparition de l’accès à l’information fiable. Nous avons lancé l’opération Collateral Freedom. Elle consiste à contourner la censure grâce à des sites miroirs et des URL modifiées. Cela permet à des médias en exil de continuer à être lus à l’intérieur du pays, souvent grâce à Telegram.

Nous avons également créé un bouquet satellitaire — Svoboda — qui regroupe plus d'une dizaine de chaînes : des médias russes indépendants, des chaînes internationales en langue russe, mais aussi des chaînes ukrainiennes. Ce bouquet constitue aujourd’hui l’une des sources d’information les plus solides et robustes.

Dans ce contexte, il est vital non seulement de préserver l’accès à une information fiable, mais aussi de garantir aux journalistes la possibilité de produire et de diffuser leur contenu.

 

« Il faut revenir à l'amour du journalisme. »

 

À l’aube de 2026, quels sont vos espoirs pour la liberté de la presse ?

Mon espoir, c’est un sursaut collectif. Nous entrons dans une époque où l’on peut soi-disant tout dire, mais où les faits ne sont plus audibles. C’est précisément là que le rôle du journalisme redevient essentiel.

Je crois que chacun d’entre nous, un jour, a lu un article, écouté une émission ou regardé un reportage qui lui a permis de découvrir quelque chose qu’il ignorait, une réalité qui lui était inconnue. Et c’est à cela que sert le journalisme.

Il faut revenir à l'amour du journalisme. Et j’en suis persuadé : lorsque l’on explique clairement ce qu’est la liberté de la presse, dans sa simplicité, les citoyens du monde entier peuvent en devenir les plus solides défenseurs.

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