Voici une petite rêverie sur quelques couples choisis subjectivement et parsemée de poignées de mains et de quelques citations de Karen Blixen à partir de 20 photos de couples ou de moitiés de couples en lien avec le Danemark et quelques écarts par ricochet.
Il faut avoir le bras long pour rester ainsi à l’affiche de façon durable...comme ces deux là qui depuis déjà deux ans au moins que je les vois sont pris dans le tourbillon naïf d’une danse joviale. Il me semble que, comme l’écrit Karen Blixen des danseurs indigènes lors des grandes fêtes organisées à sa ferme, qu’ « ils n’exigeaient rien du monde qu’une chose : un terrain plat où danser » (p.216).
Qu’est-ce qu’un couple ? La question est bien délicate qui appelle plusieurs réponses. On se gardera bien ici d’en donner une définitive. Contentons-nous de cette définition sommaire et vague dénichée dans le premier dictionnaire venu : deux personnes réunies dans une activité.
Il était une fois... un château du Quercy
Voici le château de la reine du Danemark à Cays vu de la maison de mes grands-parents dans le Lot près de Luzech. Elle fera office de représentation métonymique du couple royal à défaut de photo.
Son Altesse royale, le prince Henrik de Danemark, n’existait pas à mes yeux à l’époque où j’y passais mes vacances à Parnac : seule comptait la reine et son château à la fois tout proche et lointain de l’autre côté des vignes et de la rivière ! J’étais trop jeune pour avoir été sensible au charme glamour de ce jeune couple dont le mariage avait fait rêver la génération précédente ; depuis, les châteaux royaux du Danemark feront toujours pâle figure par rapport à ce château auréolé du prestige de l’enfance. Rosenborg cependant dans son écrin citadin garde à mes yeux un attrait un peu féérique. La cathédrale de Roskilde nécropole royale qui abrite les sépultures des rois et reines du Danemark ne devait pas être, selon le souhait du Prince Henrik, sa dernière demeure. Peut-être était-ce une façon de débarrasser l’amour de toutes les obligations sociales ou mondaines attachées au rôle peu gratifiant de simple conjoint ?
Tous les couples ne connaissent pas un destin sans nuages (ose-t-on dire « royal » ?) car tous sont fragiles, à la merci de blessures qui enveniment les relations et imposent de redoubler d’efforts et d’attentions pour consolider le lien. Mais les places s’échangent et les rôles s’inversent au gré des circonstances et des périodes. Qui connaît le chemin échappant aux orages ? Mais loin de nous l’idée de transformer le Petit journal en conseiller conjugal ! Ou de pérorer sur les vertiges de l’amour !
A Helsingor où trône un autre château, c’est un autre couple de pierre que je photographie au hasard des ruelles.
Ils me font penser inversement à la couverture folio du passionnant roman d’Aragon « Aurélien » (1944).
Le livre médite sur l’amour impossible entre un jeune homme sans qualité, pétri des désillusions de la guerre de 14-18 comme sa génération et une héroïne incarnant une forme d’absolu, seule capable dans le personnel romanesque de respirer « sans ruse ». Il est en effet mille et une façon de s’emmurer, dans l’ennui, dans l’indifférence ou dans l’illusion, sans parler des passions coupables emprisonnées dans la clandestinité. Mieux vaut pour un couple échapper à la pétrification des modèles, quels qu’ils soient, cela va sans dire. L’antihéros d’Aragon découvre trop tard le fossé qui existe entre la « poupée de sa mémoire » et « la femme vivante » qu’est Bérénice.
Mais faut-il vraiment être réunis ad vitam aeternam ? A supposer que l’un des deux soit acariâtre (entre Madame et Monsieur, mon coeur balance !), l’autre s’en passerait peut-être volontiers.
Au premier abord l’air revêche de ces deux-là avait donc de quoi un peu rebuter et faire prendre ses jambes à son cou à tout célibataire endurci ... Frederik Christian Bruun fonctionnaire et diplomate danois épousa en 1862 Wilhelmine Charlotte Marie Drieshaus fille du banquier Drieshaus. Partager le même tombe, soit ! Mais cohabiter dans le même médaillon funèbre ce n’est pas si courant ! Karen Blixen parlant du couple des girafes emmenées de leur Afrique natale bien malgré elles dans un zoo à Hambourg médite sur leur sort : « elles ignoraient tout de la captivité, du froid (...) et de l’ennui terrifiant qui va de pair avec un monde où il ne se passe rien » (.p.394-395) A force, je suis devenue comme l’un de ces « badauds » du zoo qui vient « par des rues battues par le vent et la pluie glacés pour regarder les girafes ». Ces visages haut perchés au sommet de la stèle ont sûrement en effet des secrets de longévité à partager. C’est en définitive leur solidité qui rit jeune sinon jaune face à tous ces liens qui se décomposent sous leurs yeux graves. Mais leurs bouches sont closes et taisent leurs remèdes, laissant ceux qui leur succèdent se débrouiller comme ils peuvent et après tout tant mieux car si tout était écrit d’avance, quelle horreur ! L’improvisation est vitale, fût-elle la répétition d’erreurs classiques. Leur fille Maria Asta Bruun devenue Musse Scheel a racheté sa maison d’enfance Hvidøre Slot (qui sera le lieu du séjour de l’impératrice Dagmar). Cette unique fille du couple donnera quant à elle entre autres son coeur (et sa main) à un marin ! Mais il est temps de voguer vers d’autres rivages...ceux de Skagen.
La figuration rend paradoxalement présent l’absent. Le regard montre la distraction par le regard hors champ...La femme rêveuse, voire mélancolique est définie dans le titre par son lien à son mari et donc tributaire du métier de celui-ci qui l’expose aux dangers de la mer. L’épouse a les yeux dans le vague, voire dans le vide tant ces peintures de Skagen sont imprégnées des drames entourant une profession soumise aux aléas du mauvais temps. La main sur le rouet rime avec la main d’un marin sur le gouvernail d’un bateau et suggère la fidélité entre le pêcheur et sa femme. Ce tableau d’humble communion restitue la pesanteur monotone de l’attente comme si pourtant elle « l’embarquait sur un trampoline intérieur » (p. 128). Anna Ancher semble savoir par empathie l’épreuve de cette résignation à l’immobilité contrainte. La touche rouge pâle des pétales et bourgeons de fleurs se prolonge et se déploie dans la jupe, ce qui invite le regard vers le bas donnant ainsi consistance à un sentiment diffus d’accablement. La dignité modeste et la droiture du maintien du modèle la rendent tout à la fois fragile et inaccessible à une compassion de mauvais aloi. Cette femme n’est pas de nature à se plaindre, quel que soit son sort. Bien qu’enfermée dans cet espace clos, le spectateur est tenu à distance par le barrage du rouet, qui restreint l’héroïne à cet espace clos mais la protège aussi par rapport à l’intrusion voyeuriste du regard extérieur, bien que celui de la peintre soit respectueux.
La femme n’est pas toujours clouée au rivage de l’attente, en Pénélope délaissée. Elle peut aussi être l'astre qui justifie que le mari laisse une épitaphe élogieuse et amoureuse en hommage à sa compagne comme dans le cas de ce couple antique devant lequel on peut s’attendrir à la Glyptothèque. Gaïus Sulpicius Clytus y célèbre les mérites de Julia Saturnina, qui fut médecin, ne se cantonnant donc pas au foyer comme notre fileuse danoise.
Couples « sous influence » : vers une fraternité artistique ?
Marie Kroyer est d’abord et surtout connue, elle, pour avoir été la muse de son mari peintre mais elle-même a une âme d’artiste. C’est l’époque où on interdisait encore aux femmes l’accès à une formation officielle de peintre, l'Académie danoise royale d'art. On peut découvrir cependant au musée de Skagen sa production qui n’est de loin pas déshonorante...
Le tableau ci-dessus est un double portrait de 1890 qui daterait de leur lune de miel en Italie. Alors qu’il la peint éclatante de beauté, elle lui donne l’apparence d’un homme un peu malade. Il le deviendra dans la réalité, en proie à des troubles mentaux, ce qui compliquera leur relation. Elle rencontre et épouse ensuite un compositeur suédois. Ainsi ce couple désuni des Krøyer s’oppose à celui resté soudé de leurs amis Anna et Michael Ancher. Celui-là peint en ami et en guise d‘hommage ce portrait qu’il offre à ceux-ci en cadeau pour leurs noces d’argent.
Qui n’a pas mis les pieds dans leur maison-musée de Skagen ne peut mesurer la quiétude qui émane de ce couple étonnant et rayonnant. Ils semblent avoir exercé de concert leur activité de peintre et avoir été un repère pour tous ceux qui gravitaient autour d’eux. La belle exposition récente au SMK consacrée à Anna Ancher qui entendait réhabiliter cette artiste du quotidien présentait « The room with the blue curtains » (1892) principalement peint par elle mais auquel son mari a contribué en la représentant de dos.
Le double portrait ou le tableau peint en commun atteste donc d’un renouvellement de la pratique de l’autoportrait sous influence mutuelle. Cela annonce la modernité d’un cinéaste comme Cassavetes qui a fait de sa femme plus qu’une partenaire de jeu, une compagne de création cinématographique entre autres dans Une femme sous influence (1974). Quand le rouleau compresseur du temps a épargné un couple, leur amour ne s’est-il pas dépouillé et métamorphosé en un lien qui subsume les différences entre amants et amis, un lien de nature presque fraternelle, comme celui que Cassavetes confesse indirectement dans Love streams (1984), son film testamentaire, où Gena Rowlands, son épouse, interprète la soeur du personnage qu’il incarne lui-même. Leur relation ambiguë et intense traduit la nature d’un amour qui sort des catégories définies.
La main donnée est un symbole fort de dépassement des antagonismes. A voir cette statue de Palmyre on se dit que le passé a beaucoup à apprendre à notre époque analphabète affectivement, bien qu’elle croie avoir accompli des progrès humains. On mesure d’autant plus combien préserver ce trésor - ou du moins le peu qui survit à sa destruction barbare - nous rattache à nos racines essentielles.
Les couples se font et se défont et parfois se refont au gré des péripéties de la vie ...ou des projections : l’amant que je voyais aux côtés de Karen Blixen n’en est pas un !
N’ayant pas revu le film Out of Africa (1985) de Sydney Pollack, je ne sais s’il tient encore la route. Mais le livre à ma grande surprise ne réserve pudiquement qu’une petite partie à cette relation sentimentale qui n’est pas centrale dans le livre, bien que son deuil constitue l’apothéose de ce récit célébrant le mariage avec la terre africaine. En effet dans « La ferme africaine », Karen Blixen ne mentionne jamais le terme « amour » et se contente de parler d’amitié à propos de Denys Finch-Hatton. La mention de son frère intervient sous forme d’une digression au coeur du récit de l’accident d’aviation fatal de Denys. Est-ce pur hasard ? Ou cette convocation n’intervient-elle pas comme le signe justement d’une sublimation relationnelle ? D’ailleurs inversement sur cette photo, le frère, valeureux récipiendaire de la Croix de Victoria, distinction militaire du Commonwealth pour ses faits militaires pendant la première guerre mondiale, ne pourrait-il pas passer inversement pour l’amant ? Il s’agit du frère Thomas Dinesen venu au Kenya pour prêter main forte à sa soeur de 1918 à 1923. La détermination farouche de Karen Blixen n’a pas suffi cependant pour qu’elle puisse garder sa plantation de café. Cette énergie de Karen Blixen est à la mesure de son espoir de redresser son entreprise, quand dès 1923 le frère semble convaincu que la ferme n’a pas d’avenir. Leur poignée de mains est touchante car elle est solidaire et égalitaire même si Karen Blixen semble un peu tirer la couverture à elle (mais pour décrypter cette image, il faudra avancer un peu plus, lecteur !), tendrement il est vrai.
Série noire
Se donner la main ressortit parfois à une mise en scène sous les feux de la rampe. La dernière production américaine de la cinéaste danoise Susanne Bier est censée faire éprouver un frisson au spectateur et semer le doute face à une démonstration trop idéalement exhibitionniste d’amour conjugal.
Mais malgré le casting de rêve (Nicole Kidman et Hugh Grant) The Undoing (2020), cette mini- série dramatique d'après le roman Les Premières Impressions de Jean Hanff Korelitz ne laissera de souvenir indélébile à personne.
La réflexion assez convenue autour du vrai et du faux ne fait que faire voler en éclats de façon trop prévisible l’image faussement harmonieuse d’un couple new-yorkais. Une avocate fait la leçon aux héros devant faire bonne figure en leur assurant que s’ils ne croient pas au rôle qu’ils jouent, personne n’y croira. Et nous donc ?
Le regard appuyé de l’actrice ne saurait suffire à doter le héros d’une quelconque épaisseur humaine. Hugh Grant semble plaider coupable de mal jouer. On est embarrassé d’être ainsi pris par la main si lourdement par une réalisatrice qui semble ne plus croire aux pouvoirs de suggestion du cinéma, lui préférant la surcharge pléonastique de l’image.
Karen Blixen accablée entre autres par la mort de Denys s’interroge ainsi : « je tentais de comprendre ce qui m’était arrivé. J’avais l’impression d’avoir quitté le cours normal des choses humaines pour pénétrer dans un maelström où je n’aurais jamais dû me trouver. Où que j’aille la terre se dérobait sous mes pieds et les étoiles tombaient du ciel.(...) Tout ce qui arrivait ne pouvait pas être simplement un concours de circonstances, ce que les gens appellent une série noire, mais il devait bien y avoir un principe directeur qui sous-tendait l’ensemble. » (p. 481) Ces mots désenchantés de Karen Blixen pourraient constituer le pitch de The Undoing dont on cherche cependant toujours le fil conducteur : ne pas se fier aux apparences ? La belle affaire !
Par opposition dans « Borgen » les affres plus réalistes que connaît la première ministre écartelée entre son travail qui l’accapare et sa famille qui la préoccupe sont infiniment plus prenantes. Le public y (re)découvre qu’on paye forcément de frictions douloureuses la fiction du pouvoir. Mais c’est aussi que la vie sentimentale comme la vie politique est faite d’alliances et de remises en cause permanentes bien qu’il faille garder un cap commun.
Si le simulacre l’emporte dans la série de Susan Bier, la vie qui émane de « Borgen » est authentifiée par celui qui passe un peu de temps à Copenhague car il y respire un accent de vérité qui ne trompe pas. S’il est de bon ton de faire une place aux femmes, le Danemark a été pionnier dans ce domaine de la représentation politique. De même qu’il l’est dans l’accueil réservé aux homosexuels. Le couple Axel et Eigil Axgil (nom de famille composé à partir de la combinaison de leurs prénoms) a été le premier couple homosexuel marié au monde. La cérémonie eut lieu à l’hôtel de ville de Copenhague le 1 er octobre 1989. Selon Karen Blixen les cigognes volent en couple en Europe et symbolisent le bonheur conjugal. Voici un oiseau, à défaut de cigogne visible (je ne vois que les mouettes ici qui sont dans cette ville comme chez elles) qui en appelle un autre que je déniche ailleurs dans la ville afin d’en faire un couple virtuel de compagnons de vol.
Les plumes d’oiseaux servent à confectionner les duvets...., ce qui nous amène à nous interroger sur une pratique danoise qui questionne la nature du lien du couple ou les us et coutumes selon les pays. Les couples danois dormiraient avec des duvets séparés, ce qui permet de mieux dormir pour certains mais selon d’autres entacherait l’idéal romantique de fusion. Le premier épisode du 7 avril 2021 de la série de podcast « What the Denmark » étudie ce sujet de controverse, qui n’est peut-être pas si anecdotique qu’il en a l’air.
L’imaginaire conjugal a besoin de réunir le couple sous une couverture similaire. C’est ce à quoi s’emploie l’accord vestimentaire du bleu et du rouge dans un tableau de 1497 de Filippino Lippi visible au SMK.
Cette alliance chromatique exprime l’union de Joachim et Anne après une longue séparation. Selon la légende, Marie aurait été miraculeusement conçue lors de cette rencontre. L’index légèrement crochu de la main gauche de Joachim semble exercer une pression si légère sur sa compagne qu’il semble juste émettre l’idée sensible d’un contact. A travers cette infime déformation du doigt c’est l’art délicat du toucher qui est comme suggéré nous semble-t-il. Par cette petite anomalie singulière affleure l’improbable du surnaturel. Les mains d’Elisabeth rendent aussi palpable le voile de sa coiffe, composé d’un tissu si fin qu’il faut le geste pour susciter l’illusion de sa matière à peine concevable sinon et qui se dilue dans la transparence de la matière. C’est à la faveur de ces détails que s’incarne l’invisible à nos yeux. Car cette main particulière de Joachim relève de ce que Barthes appelle le punctum dans La Chambre claire (1980), c’est-à-dire un détail qui n’est pas intentionnel mais attire l’attention du « je » : « Il n'est pas composé volontairement, il n'est pas analysable. C'est un supplément que je reçois en pleine figure, une fulguration qui fait tilt ». La curatrice du SMK Eva de la Fuente Pedersen interrogée sur ce point nous confirme qu’il ne faut pas y prêter de signification particulière si ce n’est qu’elle témoigne d’une prédilection de Filippino Lippi pour un certain type de mains. Qu’en pensent ces deux canards danois vannés ?
Ils pensent qu’il est temps de conclure. Grimpons donc pour finir le petit chemin qui va de la plage au haut de la falaise de Stevns menant à l’église Højerup Gamle dont le choeur s’est effondré. Si certains comme Gaïus Sulpicius Clytus firent graver dans le marbre leur ultime message, d’autres s’en remettent à la craie pour inscrire un éphémère « love » destiné ici à un Alfred, résonance peu danoise, à moins qu’Alfred ne soit le destinateur ? Mais celui qu’on aime ne fait-il pas toujours un peu figure d’étranger ?
Et pour ne pas rester sur sa faim...
Ceux qui auraient préféré entendre parler ici de de la reine Caroline Mathilde éprise de Struensee, le médecin du roi plutôt que de craie et de canards quelconques en seront pour leurs frais. Mais il ne tient qu’à eux de se plonger dans le drame primé de Royal affair (2012) de Nikolaj Arcel.
Les citations de Karen Blixen sont tirées de « La ferme africaine », édition folio, réédition septembre 2020.