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L’Inde et les vaches, une relation plus complexe qu’il n’y parait

Une vache dans la rue à PondichéryUne vache dans la rue à Pondichéry
Écrit par Anaïs Pourtau
Publié le 22 août 2023, mis à jour le 19 décembre 2023

En Inde, le piéton sait que rien n’arrête la circulation, ni les passages piétons qui semblent là juste pour décorer, ni les feux de signalisation qui ne sont pas si fréquents. Théoriquement, la conduite est « à l’anglaise », donc à gauche, mais en réalité les conducteurs se faufilent comme ils peuvent, dans une confusion qui semble considérée comme normale par tout le monde. Voitures, rickshaws, camions, bus, motos, vélos, scooters et chars à bœufs se croisent, se suivent, se doublent, dans une chorégraphie heurtée rythmée par les klaxons.

Pour traverser les artères les plus passantes, la manière la plus sûre reste pour le piéton novice de se « coller » à d’autres, plus habitués, et de les suivre en regardant devant soi.

 

Dans ce capharnaüm, les vaches, isolées ou à plusieurs, déambulent, ignorantes des dangers encourus dans les rues des villes indiennes (ndlr : les vaches en liberté ne sont pas autorisées à Mumbai ni à Delhi).

Gare à celui qui blesserait malencontreusement un de ces bovins : la vache est l’alpha et l’omega de l’Inde, c’est la “Mère Vache” (Gau Mata en hindi), la “Mère universelle”, la Mère nourricière de tous les êtres vivants. 

 

Une vache broutant dans la rue à Pondichéry

 

La vache et les bovins très présents dans les textes de base de l’hindouisme

Les premières communautés de la vallée de l’Indus se seraient développées au quatrième millénaire en fondant des sociétés agricoles, au moment où naissaient l’Egypte ancienne et la Mésopotamie. 

 

Nandi le taureau de Shiva

 

Dans l’hindouisme, la vache est associée à plusieurs divinités, notamment Shiva et son taureau blanc Nandi (“celui qui attend simplement”) et Indra et Krishna, le jeune dieu pastoral qui divertit les vaches en jouant de la flûte et lutine plus de mille gardiennes des vaches, les gôpis, durant son adolescence.

 

Sculpture de Krishna jeune sur une vache

 

Dans la littérature védique (11ème siècle avant JC), la vache, le veau, le taureau et le bœuf sont mentionnés plus fréquemment que d’autres animaux et au moins deux douzaines de mots les caractérisent : génisse, vache stérile, vache qui ne donne plus de lait, bœuf, bœuf de trois ans…

Dans le Manusmriti (“les lois de Manu”), un traité de lois qui régit les conduites et les règles éthiques, politiques et juridiques, un des textes en vers les plus importants et les plus anciens de la tradition hindoue du Dharma, celui qui tue une vache doit vivre trois mois dans une étable et accomplir des pénitences très strictes. Il semblerait que ce soient ces mêmes lois qui interdisent aux Brahmanes, en tant qu’hommes ayant étudié les Védas (textes religieux à l’origine de l’hindouisme), de consommer de la viande : “celui qui mangera de la chair d’animal en ce monde, sera à son tour mangé par ce même animal dans l’autre monde”.

 

Kamdhenu, la vache mythique de l'Inde

 

Dans les Parunas, un des textes les plus anciens et les plus sacrés traitant des mythes et divinités hindous, il est dit qu’une des merveilles qui apparut lors du “barattage de la mer de lait” ou de “l’océan de la création”, était Kamdhenu, la vache mythique qui exauce tous les désirs. Elle est de ce fait, l’ancêtre de toutes les vaches, mère nourricière, représentée avec une tête de femme, un corps de vache, des ailes d’aigle et une queue de paon.

 

Une autre raison donne aussi son caractère sacré à cet animal, les hindous pensent qu’ils ne peuvent atteindre le paradis qu’après avoir traversé une rivière mythique en tenant la queue d’une vache. La cérémonie consacrant le passage de l’âme d’une personne décédée au paradis inclut normalement le don d’une vache au Brahmane la célébrant.

 

Une vache devant un magasin à Pondichéy

 

Dans l’hindouisme, le buffle est le véhicule du Seigneur Yama, le dieu des enfers, considéré comme un dieu de la justice. Le buffle, Dieu et Démon, symbolise tous les êtres mortels qui vivent sur terre et qui possèdent un mélange de défauts et qualités.

 

Au Tamil Nadu, lors de la fête de Pongal qui est la fête des moissons célébrée mi janvier en fonction du calendrier lunaire, les vaches laitières sont célébrées lors du troisième jour appelé Matu Pongal (“jour de la vache” en tamoul). Décorées de perles et de cloches colorées, ornées de colliers de fleurs et leurs cornes peintes avec des couleurs vives, elles parcourent en troupeaux les rues des villages. 

 

Des vaches décorées pour Pongal

 

 

La vache, une ressource vitale dans le sous-continent indien

Dans les civilisations anciennes du sous-continent indien, posséder un troupeau  revenait à disposer d’un véritable capital déterminé par le nombre d’animaux. Les bovins répondaient aux besoins de toutes les populations, à la fois pour leur production de lait et pour l’aide apportée pour l’agriculture et les transports. Chaque vache était également une monnaie d’échange légale, même lorsque les Maharajas commencèrent à frapper la monnaie. 

Souvent, la dot pour le mariage d’une fille comprenait une vache et l’animal était aussi un don recommandé pour les Brahmanes et les prêtres dans l’espoir d’atteindre le salut dans l’au-delà.

 

Deux vaches tirant une charette

 

 

En parallèle des textes anciens et des traditions, la vache continue de fournir des produits sacrés et indispensables à la vie de tous les jours : le lait, la bouse et l’urine.

Le lait transformé donne le lassi (boisson au lait fermenté) et le ghee (beurre clarifié) utilisé à la fois dans la cuisine et les cérémonies religieuses. Dans certaines régions de l'Inde et plus particulièrement au Tamil Nadu, lors de la naissance d’un enfant, avant même le lait de sa mère, on lui fait goûter un mélange de ghee et de miel afin de le prémunir du malheur. Le ghee est également offert aux divinités, les statues de pierre dans les temples en sont enduites et semblent briller. On en jette aussi dans le feu sacré pour accompagner les prières. 

Le curd (yaourt) est beaucoup utilisé en cuisine dans la confection du Biryani (un plat à base de riz) ou de chutneys, tout comme le paneer (fromage blanc égoutté et pressé) qui est très présent dans la cuisine indienne.

La bouse de vache est quant à elle mélangée à de la paille et séchée au soleil sous forme de galettes plates. C’est un produit écologique bon marché qui sert de combustible pour la cuisson des aliments dans les campagnes. C’est aussi utilisé pour recouvrir le sol et les murs des habitations en terre battue, cela protège des insectes.

Enfin, selon certains dévots hindous, l’urine de vache aurait des “vertus curatives”. En pleine pandémie de coronavirus en 2020, des dizaines de personnes ont bu de l’urine de vache lors d’une cérémonie pour se prémunir du virus, une initiative qui a été fortement décriée par le monde médical indien. 

 

Vaches aux cornes peintes pour Pongal

 

 

L’Inde est aujourd’hui un important producteur de lait et de viande bovine dans le monde. En 2023, on compte environ 216 millions de bovins élevés dans de petites exploitations ou coopératives qui produisent 155 millions de litres de lait par jour. L’Inde est parmi les premiers producteurs de lait dans le monde, et en est aussi un consommateur important. 

En 2022, l’Inde était le troisième pays exportateur de viande bovine (bœuf et buffle) après le Brésil et les États-Unis. Ses principaux acheteurs sont les pays d’Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient.

D’ailleurs, contrairement à une idée reçue, plus de 70% de la population indienne consomme de la viande.

 

Une vache devant une poubelle à Pondichéry

 

L’importance des vaches dans la politique indienne 

Les vaches sont devenues un argument électoral au nom de la culture et des traditions indiennes, plus particulièrement depuis que le BJP (ndlr : le Bharatya Janata Party, le parti de Narendra Modi) est arrivé au pouvoir en 2014. Lors de la campagne électorale, le parti avait promis de protéger les vaches de l’abattage par une loi nationale. 

Aujourd’hui, 21 États sur les 28 que compte l’union indienne interdisent l’abattage des vaches. Auparavant, les éleveurs vivant dans ces États envoyaient les bêtes vieilles ou improductives à l’abattoir, mais ils n’ont désormais plus de solution pragmatique. En conséquence, les bêtes en fin de vie sont acheminées vers les États où elles peuvent être abattues, ou laissées en liberté dans la rue. 

La législation est plus souple pour les buffles et plus d’États autorisent leur abattage et leur consommation.

 

Une vache devant un tas de fleurs pourries à Jaipur

 

 

Les lois interdisant l’abattage des vaches ont occasionné de graves violences entre les communautés religieuses hindoues et musulmanes.

Traditionnellement, ce sont les musulmans qui tiennent les boucheries et les abattoirs. Dans l’Uttar Pradesh en particulier, un des États dans lequel l’abattage des vaches est interdit, des groupes d’extrémistes, les “cow vigilantes” prétendent protéger le bétail mais sont violents et ont causé un certain nombre de morts. Ils considèrent qu'ils empêchent le vol et la contrebande de bétail, qu'ils protègent la vache et qu'ils font respecter la loi. Selon un rapport de Reuters, 63 attaques de groupes d'autodéfense des vaches ont eu lieu en Inde entre 2010 et le milieu de l'année 2017, la plupart après l'arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi en 2014. Lors de ces attaques entre 2010 et juin 2017, "28 personnes - dont 24 musulmans - ont été tuées et 124 blessées", indique le rapport. 

 

Vache dormant dans la rue à Pondichéry

 

 

Les vaches errantes, des fléaux pour les agriculteurs indiens 

Les vaches que l’on voit déambuler dans les rues des villes et des villages indiens, à l’exception de Mumbai et Delhi où cela est interdit, n’ont plus de propriétaire. Bien que les habitants les respectent et leur laissent des épluchures de bananes ou autres végétaux à la fin des marchés, elles se nourrissent souvent de ce qu’elles trouvent. Malheureusement, dans les rues des villes, ce sont surtout des ordures et des emballages en plastique qu’elles « broutent » puis ruminent, à défaut de pouvoir trouver de l’herbe.

Il est extrêmement triste de voir une de ces bêtes efflanquées, esseulées, stationnées au milieu d’une rue, meuglant désespérément sans qu’aucun humain ne s’en préoccupe.

 

Des vaches errantes faméliques dans Pondichéry

 

Dans les campagnes de l’Uttar Pradesh par exemple, les vaches, plus chanceuses, peuvent se nourrir dans les champs mais deviennent de fait un fléau pour les agriculteurs. Elles déciment les champs de moutarde, de pois chiches et les piétinent. Comme il est interdit de contraindre ces bêtes en les touchant,  les paysans n’ont plus d’autre solution que de protéger leurs cultures avec des barbelés et des épouvantails, ou de veiller à tour de rôle nuit et jour près des parcelles pour les protéger. Les pertes financières occasionnées sont énormes.

Dans certaines communes, le gouvernement a financé des gaushalas, des refuges pour les vaches errantes. Les bouses des vaches et leur urine sont vendues et l’argent perçu est destiné à leur nourriture et à leur entretien. Cependant, ces établissements sont surpeuplés et manquent de moyens. Une enquête menée au Rajasthan révèle que sur les 9000 vaches accueillies dans les refuges de l’État, 40 meurent chaque jour.

 

Une vache devant un bâtiment ancien à Pondichéry

 

 

L’Inde, tout comme d’autres régions du monde, se confronte à un paradoxe : les populations ont besoin de lait et de tous ses dérivés pour assurer leur alimentation, traditions culinaires obligent, mais la question de la protection animale et de son bien-être, au-delà des croyances religieuses, est de plus en plus présente. Alors que faire des vaches si elles doivent mourir de leur belle mort ? Comment nourrir et soigner toutes les bêtes retraitées ? Combien de gaushalas l’Inde devra-t-elle encore créer, et comment les financer ?

 

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