Zégadissane Séjean, né à Pondichéry et dont le père a renoncé à son statut personnel dans la société locale pour devenir Français, s’est engagé dans l’armée française en 1916. Démobilisé en octobre 1919 à 22 ans, il décide de passer le concours des Douanes et Régies, qu’il réussit. Il est nommé sous-brigadier des Douanes au Tonkin et se rend en bateau à Haïphong pour prendre son poste.
La rédaction a rencontré à Pondichéry une Française qui a eu la grande gentillesse de nous raconter l’histoire de ses grands-parents. Mohini, qui a souhaité utiliser son prénom indien pour cet article, est française d’origine indienne tamoule et vietnamienne et partage sa vie entre la maison familiale à Pondichéry et la France.
Deuxième partie : une carrière et une famille en Indochine française
Les Douanes et Régies de l’Indochine française
Au début du XXe siècle, les commerces d’opium, de sel, d’alcool de riz, d’armes et de métaux précieux étaient des plus florissants entre les pays d’Asie et en particulier entre la Chine et les régions du Vietnam. Les voies fluviales et maritimes étaient parcourues par les chaloupes, les sampans et les jonques et les douaniers devaient contrôler les marchandises et vérifier que les droits de transport étaient bien payés.
Dans ses colonies vietnamiennes, la France met la main sur le commerce d’opium jusqu’alors tenu par les Chinois, grands fumeurs, et décide de prendre des mesures pour lutter contre la contrebande qui peut fortement réduire les recettes financières coloniales. L’administration française impose alors que seules les Douanes puissent procéder à l’achat et à la vente d’opium, ainsi qu’à la collecte des droits et licences pour son transport et sa distribution auprès des détaillants officiels et des nombreuses fumeries.
Les douaniers deviennent alors les premiers acteurs d’une guerre de pouvoir commercial et font appel, tout comme leurs adversaires, à des civils infiltrés pour les aider. Ils apprennent aussi toutes les roueries des pirates chinois et des sampaniers locaux.
Ils arrivaient sur des territoires où ils n’étaient pas les bienvenus, dans des univers qui fonctionnaient selon leurs propres codes et où pourtant ils devaient imposer et faire respecter les règlements de l’administration française. Ils avaient pour mission de percevoir des taxes sur tous les transports commerciaux terrestres, fluviaux et maritimes, en particulier dans le delta du fleuve Rouge et dans le Golfe du Tonkin. De plus, ils devaient surveiller les frontières terrestres sino-vietnamiennes.
Serge Rinkel, dans un essai intitulé La flottille des Douanes et Régies de l’Indochine française, écrit : “En métropole une tenace réputation de corruption est attachée au douanier d’Indochine, grisé de puissance, plus payé qu’un mandarin et qui pour une liasse supplémentaire de billets apaise rapidement son courroux…”.
Entre la livraison du courrier et du sel, la protection des fonctionnaires et des missionnaires, l’assistance aux navires et la lutte contre les pirates et contrebandiers chinois, thaïlandais, viet-minh, japonais et siamois, tous redoutablement armés, les douaniers sont sur tous les fronts.
A-t-on idée du travail que devaient mener ces gens, des dangers qu’ils encouraient sur le terrain et dans cette jungle où régnait la loi du plus fort ou du plus malin ?
Pirateries, enlèvements, mises à sac et assassinats sont monnaie courante dans l’Annam et le Tonkin et beaucoup de douaniers sont morts dans l’exercice de leurs fonctions.
Le grand-père de Mohini fait carrière comme fonctionnaire des Douanes et Régies de l’Indochine française
En 1919, après sa démobilisation et sa réussite au concours des Douanes et Régies, le grand-père de Mohini entame une carrière de douanier français en Indochine.
Mohini raconte :
Mon grand-père a commencé comme receveur, puis devint officier et a terminé sa carrière comme directeur des douanes. Il partait dans les montagnes à cheval traquer les voleurs et les trafiquants d’opium. C’était un homme qui travaillait beaucoup, mais il était certainement aussi corrompu. Parti du plus bas de l’échelle comme officier, il a pris très vite du grade et a gagné beaucoup d’argent.
En tant que fonctionnaire des douanes françaises au Vietnam, Zégadissane Séjean a fait fortune, peut-être pas toujours honnêtement, comme certainement beaucoup d’autres. Il a mené une vie confortable, dans une belle maison, avec “des arbustes taillés en forme de biches devant l’escalier du perron”. Les oncles et tantes de Mohini se souviennent de réceptions mémorables quand les invités arrivaient en calèche et que l’on jouait aux échecs et aux cartes, en fumant le cigare, de l’opium et en buvant de l’alcool.
La présence indienne en Indochine
En 1909, les premiers soldats indiens des comptoirs français rejoignent les troupes françaises d’Indochine.
En 1910, on estime le nombre d’Indiens installés en Indochine à 1.000, en 1937 on parle de 6.000 Indiens dont 2.000 issus des territoires français, les autres des territoires britanniques, quelques-uns sont musulmans.
Les Tamouls musulmans (on peut voir une mosquée indienne à Hué) exercent comme commerçants pour l’or, les bijoux et les textiles. Ce dernier secteur a permis à plusieurs Indiens de faire fortune en Indochine car les Vietnamiens ne produisaient alors que des étoffes assez grossières. Les Indiens disposaient d'un savoir-faire réputé, en particulier pour la qualité et les couleurs des textiles, et vendaient à bas prix. C’est, par exemple, le cas d’Abdoul Aziz à Saïgon et de Mohamed Saïd à Hanoï, qui ont fait venir d’autres Indiens pour travailler dans leurs entreprises. Cette concurrence a créé des frictions et des appels au boycott des textiles indiens, qui restèrent sans suite.
Les Chettiars, des Tamouls hindous, sont aussi nombreux à s’installer au Vietnam à cette époque. Les Chettiars sont renommés pour leur “sens inné des affaires” et forment la corporation des prêteurs sur gage. Les taux d'intérêt qu’ils pratiquent ne sont pas plus élevés que ceux des prêteurs chinois mais comme ils n'investissent pas sur place et envoient leurs profits en Inde, ils ne sont guère appréciés localement.
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D’autres Indiens arrivent à Saïgon pour travailler comme comptables dans les maisons de commerce. Ils ont la réputation d’être de bons commerçants courtois, discrets et honnêtes. Les plus riches d’entre eux ont souvent deux familles, une en Inde et l’autre avec une compagne vietnamienne, en Indochine.
Les enfants indiens sont éduqués en Inde, puis viennent en Indochine aider à développer les affaires familiales, tandis que les enfants vietnamiens, sont envoyés en Inde pour y faire leurs études et connaître le pays de leur père.
Ce va-et-vient entre l’Indochine et l’Inde prend fin le 21 juillet 1954 avec la signature des accords de Genève qui annoncent la fin de la guerre, le départ des Français et la reconnaissance de l’indépendance du Vietnam, du Laos et du Cambodge.
Le grand-père de Mohini fonde une famille tamoulo-vietnamienne
Vers 1920, Zégadissane Séjean rencontre Thi-Lang Trân au Tonkin et ils tombent amoureux. Elle est vietnamienne et a 16 ans, lui est français d’origine tamoul et a 23 ans.
La mémoire familiale raconte qu’elle était issue de l’aristocratie vietnamienne du Nord et que lui, par ailleurs, était pris dans les traditions de sa culture indienne. Ils ne pouvaient donc pas se marier, il l’a alors enlevée avec son accord et “elle a coupé les ponts avec sa famille”.
Puis, en 1934, Zégadissane Séjean est affecté au Cambodge à sa demande. Avec Thi-Lang, ils vivent en union libre jusqu’en 1939, puis sur l’insistance de celle-ci, ils se marient. Seule la maman de Mohini est née après le mariage, les autres enfants ont été légitimés par celui-ci. Thi-Lang obtient la nationalité française en 1983.
Le couple a dix enfants, dont quatre au Cambodge. Quatre enfants sont morts jeunes, les deux premiers garçons et les derniers, des jumeaux. Un bébé a succombé à la mort subite du nourrisson sur le bateau qui amenait la famille à Pondichéry et a été jeté à la mer. Dans ces années-là, on n’avait pas le temps de s’apitoyer sur les cruautés de la vie. Les enfants naissaient, vivaient, mourraient, personne ne s’appesantissait sur les vides et les chagrins des parents.
Trois des enfants de la famille de Zégadissane Séjean quittent Saïgon dès leur majorité pour la France.
Mohini raconte :
Mon grand-père a envoyé tous ses enfants étudier en Europe et a pu s’installer confortablement et acheter plusieurs maisons à Pondichéry. À chaque voyage, il faisait transiter des malles contenant de l’or et de l’argenterie. Ma tante se souvient que lors d’un voyage, on leur a volé une malle et un petit coffre en camphrier renfermant de l’or. Sous le choc de cette découverte, ma grand-mère s’est évanouie. Ils ont vécu une vie aventureuse faisant face sans inquiétude aux retournements de situations, aux pertes, n’ayant pas peur du changement.
Néanmoins ils ont voulu pour leurs enfants une instruction à la française en France et espéré pour eux des situations professionnelles stables dans l’administration française. lls ne souhaitaient pas que leurs enfants vivent comme eux, c’est mon impression.”
Tous les ans, la famille se rend en bateau à Pondichéry pendant les deux mois de congés des vacances scolaires et ils logent chez un cousin. Zégadissane Séjean voulait que sa femme et ses enfants connaissent son pays et lui même aimait probablement retrouver le “goût” de ses origines.