Raconter l'histoire de la plus célèbre chanteuse de musique pop du Cambodge, Ros Serey Sothea, dans un roman graphique accessible, bien conçu et immersif n'était pas une tâche facile.
Mais à voir la foule joyeuse qui a assisté à la sortie de l'édition khmère de "La voix d'or", on peut affirmer que Gregory Cahill, Kat Baumann et Huot Socheata ont relevé ce défi haut la main.
Le 30 novembre dernier, le Bophana Center de Phnom Penh a été le théâtre de la sortie de la version khmère du livre. En près de 200 pages, le roman graphique raconte l'incroyable histoire de de Ros Serey Sothea, qui a marqué par ses chansons tout l'"âge d'or" cambodgien, aux côtés de son homologue masculin, le non moins célèbre Sin Sisamuth.
"Ros Serey Sothea était ma chanteuse préférée de cette scène musicale. Lorsque Sothea chante, vous ressentez son émotion dans votre cœur." a déclaré Gregory Cahill, le producteur du roman graphique.
"Même si vous ne parlez pas le khmer, vous savez exactement ce qu'elle ressentait quand elle chantait. C'est un talent tellement rare, et pour moi, c'est le pouvoir de la musique".
Connaissant l'histoire de Ros Serey Sothea depuis 2006, Cahill, producteur américain d’un talk-show de divertissement de CBS et scénariste, a décidé en 2019 d'en faire le personnage principal de son roman graphique.La voix de la chanteuse cambodgienne, née dans la province de Battambang en 1947, et son travail acharné dans l'industrie musicale dynamique des années 60-70 ont suscité l’intérêt et l’affection de Cahill.
Cette période de la culture cambodgienne est communément appelée "l'âge d'or" en référence à sa production florissante aussi bien dans la musique, le cinéma et que dans l'architecture.
"Serey Sothea était issue d’une famille de paysans et n'a pas terminé sa scolarité. Le fait qu'elle soit devenue la plus grande chanteuse du Cambodge est donc un exploit incroyable.", ajoute M. Cahill. Malheureusement, comme de nombreux artistes de renom de cette époque, Serey Sothea a péri sous le régime barbare des Khmers rouges, qui l'ont exécutée en 1977.
Huot Socheata est fière d'avoir traduit ce livre pour le faire connaître à un public khmerophone. Elle est la fondatrice de la maison d'édition Avatar, et s’est intéressée au projet en raison de son admiration pour Ros Serey Sothea et de son amour pour les romans graphiques.
La maison d'édition Avatar s'est intéressée au livre fin 2021, lorsque la version anglaise était terminée-mais pas encore été publiée. Elle a contacté l'auteur pour traduire l'histoire en khmer. Le processus de traduction a commencé au début de l'année 2022. Il a fallu quatre mois à Socheata pour traduire en khmer : deux mois pour la traduction et deux autres mois pour revoir la langue utilisée en fonction du contexte de l'âge d'or.
"Pour traduire les paroles du personnage principal, j'ai contacté Mme Saboeun (la sœur aînée de Sothea) pour apprendre comment la chanteuse parlait avec sa mère, ses frères et sœurs, ses proches, ses amis, ses collègues et d'autres personnes, et vice versa", a t-elle déclaré, ajoutant que ces traductions ont fait l’objet discussion détaillée.
Un héritage musical qui traverse les années
Lors du lancement du livre, Ros Saboeun, la sœur aînée de Serey Sothea (la famille comptait cinq frères et sœurs), a exprimé sa joie de voir que le public et les mélomanes se souviennent des chansons de sa sœur et les chérissent encore aujourd'hui. Elle a confié :
"Je suis heureuse que les gens se souviennent encore de ma sœur et de ses chansons, même si elle n'est plus là. Elle était la seule de la famille à savoir chanter. Elle a commencé très jeune, vers l'âge de 6 ou 7 ans."
Pour Sin Setsochhata, la petite-fille de la légende de la musique Sin Sisamuth, lire ce roman graphique est comme regarder un film documentaire, et que c’est là le caractère unique de la narration.
L'une des spécificités remarquables de ce roman est qu'il associe littérature, musique et cinéma en un seul objet. L'illustration est basée sur l'angle d'une caméra et le montage de chaque étape donne au lecteur l'impression de regarder un film. De plus, un code QR est placé sur les toutes premières pages du roman. Il renvoie à une liste de lecture musicale qui rassemble les plus grands succès de Serey Sothea, afin de permettre aux lecteurs de ressentir et d'écouter les vibrations de la musique pop cambodgienne des années 70.
En combinant tous ces aspects de la culture cambodgienne moderne, "The Golden Voice" n'est pas seulement un roman graphique mais aussi une fenêtre sur le passé.
Kat Baumann, l'illustratrice et créatrice de bandes dessinées américaine qui a exécuté le roman, a déclaré par courriel qu'elle s'était attachée émotionnellement à Serey Sothea en travaillant sur le livre. Elle a progressivement appris à connaître les moments les plus sombres et les plus douloureux de la chanteuse tout en décrivant comment les soubresauts du pays ont directement affecté sa vie.
"Sothea est morte des années avant ma naissance, aussi je doute que la façon dont je l'ai dessinée ait été la plus précise, car je me suis inspirée des enregistrements en studio, des photos et de l'histoire que Gregory Cahill a élaborée autour de sa vie.
La version de Sothea que j'ai appris à connaître semblait être une personne très résiliente, très dévouée à son art et à sa famille, et j'espère que nous avons réussi à capturer cela dans ce livre.
Le projet est passé du documentaire au roman graphique
Le projet "The Golden Voice" a débuté en 2006 lorsque Gregory Cahill a sorti un court-métrage - eponyme- sur Ros Serey Sothea. Voyant le niveau d'enthousiasme que ce premier projet a reçu, le producteur a voulu développer l'histoire en un long métrage sur la vie et la carrière de l'artiste.
Cahill s'est rendu au Cambodge pour la première fois en 2007 afin de mener des recherches approfondies dans la province de Battambang. À cette époque, il a été présenté à Ros Saboeun pour en savoir plus sur l'histoire de la vie de Sothea. Cahill a ensuite rendu visite à Saboeun chaque fois qu'il devait vérifier des faits.
Pendant les onze années suivantes, le producteur américain n'a cessé d'écrire, de mettre à jour et de réécrire le scénario du film, tout en essayant de trouver des fonds pour le financer. Mais après avoir fait des efforts pendant des années, il a finalement réalisé qu'il n'avait pas d'autre choix que d'adapter son projet.
"En avril 2019, pendant le Nouvel An khmer, j'ai décidé d'en faire un roman graphique", a-t-il déclaré, soulignant qu'il s'agissait d'une façon innovante de raconter l'histoire de Sothea sans gros budget.
Le roman graphique est devenu la réinterprétation du long métrage en format bande dessinée, avec le soutien de Kat Baumann, l'illustratrice qui a commencé à travailler sur les premières ébauches en octobre 2019. Le livre a été achevé en novembre 2021.
Le livre a été crayonné et encré traditionnellement avec de l'encre de Chine et un pinceau de zibeline sur du bristol. Cahill a pensé que l'encrage traditionnel des pages rendrait mieux l'esthétique classique et analogique recherchée par la bande dessinée.
"Cependant, je ne suis pas khmère... a déclaré Kat Baumann, Il est incroyablement important pour moi de prendre le temps de comprendre ce que je dessine et de représenter correctement les choses du mieux que je peux", a déclaré Baumann, alors qu'elle doit encore mettre les pieds au Cambodge pour voir les lieux et rencontrer les personnes qu'elle a dessinées dans le roman.
La difficulté de s'en tenir aux faits historiques des années 60
Mener à bien un tel projet n'est pas sans poser quelques problèmes. L'un des plus grands défis que Chahil a dû relever a été de s'en tenir aux faits historiques. Comme l'histoire de la vie de Ros Serey Sothea ne survit que par transmission orale, il a dû se fier aux souvenirs vieux de 60 ans pour reconstituer l'histoire.
"Souvent, vous trouvez que les histoires des témoins se contredisent. Il faut donc faire preuve de discernement pour essayer de comprendre ce qui a bien pu se passer", explique le producteur.
"L'équipe a travaillé à partir d'une énorme base de données de photos et de vidéos historiques comprenant des images de Ros Serey Sothea, Sin Sisamouth, Pen Ran, les villes de Phnom Penh ou de Battambang, ainsi que les voitures, les vêtements, les coiffures et l'architecture de l'époque" a-t-il ajouté.
Outre l'exactitude historique, l'équipe a dû relever des défis en matière de langue et de traduction.
"La langue khmère est relativement plus longue que l'anglais. Donc, lors de la traduction, j'ai dû chercher des mots qui ne seraient pas trop longs pour respecter le graphisme. Sinon, le discours aurait bloqué les visages ou les actions des personnages", a déclaré Socheata, de la maison d'édition Avatar.
La sélection des moments forts de la vie de Ros Serey Sothea a été faite en collaboration avec sa famille afin de coller le plus possible à la vérité. Toutefois, dans un souci de transparence, la fin du livre est consacrée à l'énumération des différences entre les événements réels et les événements romancés, que l'auteur a volontairement modifiés pour apporter une meilleure expérience aux lecteurs.
"Je pense que le message du livre doit être laissé à l’interprétation des lecteurs. Mais si je devais le faire, je dirais que cette histoire parle du pouvoir de l'esprit humain. La musique est l'expression de notre humanité. Il y a eu une époque sombre où un régime politique a tenté d'effacer l'humanité d'une nation", a déclaré Cahill.
"Mais nous voici en 2022, chantant et dansant au son de la belle voix de Ros Serey Sothea. L'esprit humain a triomphé".
Durant ses années actives, de 1967 à 1975, Serey Sothea a repris plus de 500 chansons, du boléro aux ballades romantiques ou au rock psychédélique. Même si elle a disparu il y a 45 ans, sa musique est toujours vivante aujourd'hui.
Si l'édition khmère est la première à voir le jour, le roman graphique "The Golden Voice" sera également publié en anglais et en français dans les prochains mois.
Meng Seavmey
Avec l'aimable autorisation de Cambodianess, qui a permis de traduire cet article et ainsi de le rendre accessible au lectorat francophone.