Arnaud Darc est un entrepreneur français installé au Cambodge depuis 1994. Très impliqué dans la vie économique, il a présidé la Chambre de commerce franco-cambodgienne et l’European Chamber of Commerce, et représente les Conseillers du commerce extérieur de la France au Cambodge. Chevalier de l’Ordre national du Mérite, il est reconnu pour son engagement en faveur du développement économique et du dialogue franco-cambodgien.


Récemment, dans le contexte du différend frontalier avec la Thaïlande, Arnaud Darc a pris position publiquement en appelant à l’unité nationale et à la primauté du droit international, soulignant l’importance de la cohésion nationale et d’une stratégie raisonnée plutôt que de la confrontation. Il nous livre ici sa vision sur les appels au boycott des produits thaïlandais :
Ces dernières semaines, des appels à boycotter les produits thaïlandais et les entreprises liées à la Thaïlande opérant au Cambodge se sont multipliés, sur les réseaux sociaux comme dans l’espace public. Cette mobilisation fait suite aux tensions frontalières et aux affrontements armés autour des territoires disputés près du temple de Preah Vihear en juin 2025. Des Cambodgiens ont perdu la vie et certains sont toujours détenus. Beaucoup estiment que les actions de la Thaïlande portent atteinte à la souveraineté nationale et remettent en cause des revendications historiques, alimentant un sentiment d’injustice et de fierté nationale. Ces ressentis méritent le plus grand respect et l’attention sérieuse des responsables politiques comme du monde économique.
Certes, la pression économique a déjà porté ses fruits ailleurs, par exemple pour mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud. Mais ces succès visaient des régimes isolés, aux liens économiques limités avec leurs voisins. La situation du Cambodge est différente : notre économie est petite et fortement intégrée à la région. Dans notre cas, un boycott frapperait plus durement et plus rapidement les Cambodgiens que les Thaïlandais.
Les emplois cambodgiens en première ligne
Les entreprises liées à la Thaïlande au Cambodge – de l’agroalimentaire au caoutchouc en passant par la distribution – emploient des dizaines de milliers de Cambodgiens. Les investissements thaïlandais ont atteint près de 3,8 milliards USD en 2024, finançant usines, exploitations agricoles et infrastructures. Si les ventes s’effondrent, ce sont d’abord les salariés cambodgiens qui perdent leur revenu, et non les travailleurs thaïlandais à l’étranger.
Une économie interconnectée
Plus de 19 % des exportations cambodgiennes sont destinées aux pays de l’ASEAN, la Thaïlande figurant parmi les principaux partenaires. En 2023, le Cambodge a exporté pour 544 millions USD de biens vers la Thaïlande, et le commerce bilatéral a atteint 4,3 milliards USD en 2024. Sur le plan touristique, 856 169 visiteurs thaïlandais sont venus entre janvier et mai 2025 – soit 29 % du marché – dépensant dans nos hôtels, restaurants et commerces.
L’investissement étranger soutient notre croissance
Les partenaires de l’ASEAN, dont la Thaïlande, demeurent de grands investisseurs. Les autorisations d’investissements étrangers au Cambodge ont bondi de 88 % pour atteindre 6,7 milliards USD au cours des sept premiers mois de 2025. Les capitaux thaïlandais financent des emplois dans l’agroalimentaire, l’agriculture, l’hôtellerie et l’industrie manufacturière. Un boycott enverrait un signal d’instabilité susceptible de dissuader de nouveaux projets, affaiblissant notre capacité à nous tenir debout.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes
Si les arrivées de touristes thaïlandais baissent de seulement 10 % (environ 206 000 visiteurs) par rapport aux 2,06 millions attendus en 2025, le Cambodge perdrait environ 105 millions USD de recettes touristiques. Une baisse de 20 % représenterait 210 millions USD de manque à gagner, soit un revenu vital pour nos hôtels, chauffeurs, agriculteurs et fournisseurs.
Nous avons déjà connu cela
En 1997, lorsque l’aéroport de Phnom Penh a fermé lors du conflit politique et que la plupart des compagnies aériennes ont suspendu leurs vols, Bangkok Airways a continué à desservir le pays, maintenant notre connexion avec le reste du monde à un moment crucial.
Le patriotisme, c’est construire, pas détruire
Certains diront que le sacrifice économique vaut la peine pour préserver la souveraineté à long terme. Mais dans ce cas précis, ce sacrifice n’atteindra pas cet objectif, car la Thaïlande peut remplacer plus facilement ses clients cambodgiens que nous ne pouvons remplacer nos emplois, nos échanges et nos investissements perdus. La véritable souveraineté se renforce grâce à la résilience économique.
Une économie solide nous donne les moyens de défendre nos frontières, d’investir dans notre armée et de protéger notre patrimoine culturel, de Preah Vihear à chaque région du pays.
Une meilleure voie à suivre
Nous pouvons défendre la dignité du Cambodge sans fragiliser notre économie : par une diplomatie ciblée, la promotion de la consommation de produits fabriqués au Cambodge et des réformes qui renforcent notre compétitivité. Le Cambodge peut invoquer le mécanisme de règlement des différends du Traité d’amitié et de coopération de l’ASEAN, utiliser le sommet de l’ASEAN pour mobiliser un soutien régional et, si nécessaire, porter l’affaire devant les instances des Nations Unies. Ces actions envoient un message clair, protègent les emplois et préservent notre avenir.
Sources : Ministère du Tourisme du Cambodge (2025), Ministère du Commerce (2024–2025) et Conseil pour le Développement du Cambodge (2025).
Arnaud Darc
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