Raoul M. Jennar, essayiste et fin connaisseur du Cambodge, livre ici sa vision du conflit avec la Thaïlande et des manquements qui perdurent malgré la signature du cessez-le-feu.


Opinion
De pauvres paysans, hommes, femmes, vieillards, munis de simples branches d’arbre, tentent de repousser les fils de fer barbelés que des soldats thaïlandais surarmés, en tenue de combat, veulent placer au-delà de leur maison et de leur rizière, pour s’approprier une nouvelle parcelle du territoire cambodgien. Ces images choquantes, révoltantes, ont fait le tour du monde.
Ces paysans connaissent les intentions de l’armée de Bangkok. L’information a circulé tout au long des 800 kilomètres de frontière avec ce voisin belliqueux et conquérant. Ailleurs sur la frontière, à l’aube, des soudards sont entrés dans les maisons, ont chassé manu militari les occupants et ont placé des fils de fer barbelés et des pneus pour délimiter une nouvelle frontière privant ainsi ces paysans de leur foyer et de cette terre qu’ils cultivent génération après génération, depuis des siècles. Ces mains nues face à la soldatesque étrangère doivent nous parler, nous interpeller.
N'y a-t-il pas, dans ces images désespérantes, plus fort symbole de ce qui se trame entre les deux pays ? Ces pauvres paysans qui n’ont que leurs mains et leur branche vermoulue pour s’opposer à une armée conquérante, arrogante, puissante, riche, équipée d’armes modernes, dont les chasseurs F16 règlent un conflit frontalier à coups d’armes chimiques et d’engins à sous-munitions, n’est-ce pas là l’illustration manifeste de ce que la communauté internationale refuse de voir, en renvoyant dos à dos agresseurs et agressés, en appelant « à la retenue », en bégayant les insanités diplomatiques des lâches qui ne veulent jamais se mouiller ?
Depuis qu’elle a signé un cessez-le feu, le 28 juillet, l’armée thaïlandaise n’a cessé de le violer tout en accusant le Cambodge des pires violations, comme déposer des mines antipersonnel. Dans les heures qui ont suivi le cessez-le-feu, l’armée thaïlandaise a pris en otage une vingtaine de soldats venus vers elle, la main tendue, pour célébrer l’arrêt des combats. 18 sont toujours détenus en violation totale de tous les accords que la Thaïlande a signés. Dès le lendemain du cessez-le-feu, l’armée thaïlandaise a multiplié les empiètements sur le territoire cambodgien, créant, jour après jour, localité après localité, tout au long des 800 km, des modifications à la démarcation telle qu’elle existait avant le 28 juillet. Tout en affirmant qu’elle agissait sur le sol thaï. Mais comme l’a déclaré un leader politique thaïlandais, le sol thaï pourrait aller « jusque Phnom Penh ».
Les pratiques de l’armée de Bangkok démentent chaque jour l’image d’un pays pacifique, amical, désireux d’entretenir les meilleures relations avec ses voisins. Cette armée a commis, en 1979, un crime contre l’humanité en repoussant sur des champs de mines 40.000 Cambodgiens survivants du régime génocidaire de Pol Pot qui fuyaient un pays dévasté. Cette armée, qui a réussi 12 coups d’État en 88 ans, qui au cours des siècles a conquis les deux tiers de l’empire khmer, ne poursuit qu’un objectif : assujettir le Cambodge. Elle a profité de son alliance avec le Japon impérial pour annexer entre 1941 et 1946 trois provinces du Cambodge. Elle a mis à profit son alliance avec les Khmers rouges de Pol Pot pour exploiter les richesses naturelles cambodgiennes dans les zones que ses hommes contrôlaient entre 1979 et 1998. Non, la Thaïlande n’est pas le pays qu’elle prétend être. Certainement pas.
Depuis que le Cambodge a retrouvé son indépendance, en 1953, la Thaïlande a toujours refusé de s’engager à respecter l’intégrité territoriale de son voisin. Même si elle signe des textes qui disent le contraire, elle refuse d’accepter les cartes qui ont été réalisées de commun accord avec la France agissant alors au nom du Cambodge. Pendant près de 50 ans, avant que le Cambodge soit redevenu indépendant, elle les avait acceptées. Aujourd’hui, lassé des différends frontaliers qui resurgissent chaque fois que la situation politique intérieure thaïlandaise est tendue, le Cambodge refuse les injonctions de Bangkok qui appelle soudainement à un dialogue bilatéral pourtant infructueux depuis 25 ans.
Phnom Penh résiste ? C’est insupportable ! Même si le Cambodge veut recourir au moyen le plus pacifique, le plus conforme à l’ordre international né en 1945, à l’arbitrage d’une Cour Internationale de Justice, c’est inacceptable pour les vrais maîtres de Bangkok.
Il est vrai qu’une juridiction aussi indépendante que la Cour Internationale de Justice a eu le courage, preuves à l’appui, d’écarter en 1962 comme en 2013, les fausses affirmations et les fausses cartes présentées par la Thaïlande.
Il est temps que la communauté internationale, qui laisse filer les conflits les uns après les autres, se ressaisisse. Il faut punir ceux qui privilégient le droit de la force au détriment de la force du droit. Il faut imposer des sanctions à l’agresseur et protéger l’agressé. Et il faut commencer par ne plus donner crédit à ceux qui font du mensonge et des contre-vérités l’alpha et l’omega de leur discours diplomatique. Il est grand temps, pour la paix en Asie du Sud-Est, mais aussi ailleurs dans le monde, que le mensonge cesse de l’emporter sur la vérité.
Biographie de Raoul Marc Jennar
Raoul Marc Jennar est docteur en sciences politiques et en études khmères. Diplômé des universités belges et françaises, il est titulaire d’un doctorat de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, pour une thèse consacrée aux frontières du Cambodge contemporain. Spécialiste reconnu de ce pays, il a été consultant pour l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC), pour l’ONG Enfants du Mékong, puis pour l’Union européenne. Il a également servi comme expert des Nations unies auprès du tribunal chargé de juger les anciens dirigeants du régime khmer rouge. Il a été conseiller du gouvernement cambodgien en matière de politique étrangère. Installé au Cambodge depuis de nombreuses années, où il enseigne l’histoire et la politique étrangère à l’Institut national de la diplomatie et des relations internationales, il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur le royaume.
Son dernier ouvrage "La politique étrangère du Cambodge 1945- 2020" est sorti fin juin dernier.
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