Le 2 septembre, un communiqué de presse est apparu sur le site Justice for Myanmar, une plate-forme où des militants antimilitaires et pro-démocratie fédérale publient leurs articles d’investigation : « Justice for Myanmar lance un site miroir pour un accès continu en Birmanie après la tentative de censure du gouvernement ». La porte-parole du site, Yadanar Maung, y explique avoir lu dans le Myanmar Times l’ordre du gouvernement de fermer Justice for Myanmar. « […] cette censure est une tentative de faire taire la contestation et de cacher la vérité à propos de la corruption et des crimes internationaux du cartel militaire de Birmanie. Justice for Myanmar ne se pliera pas aux tentatives du gouvernement de le faire taire ».
Cette censure par le gouvernement fait suite à d’autres blocages de sites d’information perçus comme dissidents, comme Karen Information Center, Development Media Group et Narinjara, qui font état régulièrement des violences de l’armée régulière birmane – la Tatmadaw – à l’encontre des ethnies karen et arakanaise, violences qualifiées de violations des droits Humains par de nombreux observateurs indépendants, dont les Nations Unies pour l’Arakan.
Un droit coutumier mâtiné de droit britannique et de jurisprudence récente
Justice for Myanmar est né d’une volonté d’amener devant la justice des affaires considérées comme négligées par le système judiciaire birman, qui n’accomplirait pas son travail de supervision et de vérification des pouvoirs exécutifs et législatifs. Les travers du système judiciaire birman sont en effet connus et régulièrement dénoncés dans des rapports d’organisations non-gouvernementales (ONGs), comme celui de Justice Base en 2017 : corruption, manque de formation des juges et avocats, influence de l’exécutif. Or, l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis des pouvoirs législatif et exécutif est une des nécessités d’un système vraiment démocratique. Ce qui mérite donc que l’on se penche sur le fonctionnement de cette troisième branche de l’état birman, sa composition, ses responsabilités et ses travers.
La loi birmane trouve ses sources dans la loi coutumière – pour toutes les affaires autour du mariage, divorce, adoption, succession, testament, transfert de propriété, domaine religieux … - et le droit britannique, mis en place pendant la colonisation, qui sont à l’origine de la législation actuelle et du corpus de décisions judiciaires.
Plus de 400 tribunaux différents
En 2010 est adoptée la Loi Judiciaire de l’Union, qui prend sa source dans la Constitution de 2008 et pose le cadre judiciaire du pays. Les tribunaux sont ainsi organisés en quatre niveaux : une Cour Suprême de l’Union, 14 tribunaux de grande instance régionaux ou étatiques, 67 tribunaux des zones et divisions auto-administrées (chiffres de 2014), et 342 tribunaux de districts et de quartiers. A ceux-ci s’ajoutent plusieurs niveaux de cours martiales, et un Tribunal Constitutionnel de l’Union. Des tribunaux traitant de délinquance juvénile, des cours municipales (pour les affaires municipales) et des cours spécialisées traitant des infractions routières se retrouvent également un peu partout dans le pays.
En termes de hiérarchie, les tribunaux de quartier sont des tribunaux de première instance ; les tribunaux de district, les tribunaux de division et de zones auto-administrées sont des tribunaux de premier appel ; les cours des régions et états sont des juridictions de deuxième appel ; et la Cour suprême est la cour d'appel finale.
La Cour Suprême possède la plus haute autorité judiciaire mais ne déborde pas sur les prérogatives du Tribunal Constitutionnel de l’Union ou de la Cour Martiale. Définie comme la troisième branche du trio formé avec les pouvoirs législatif (le Parlement) et exécutif (le Président), elle est supposée indépendante mais sa composition même montre l’influence de l’exécutif sur ses activités. En effet, le chef de l’état nomme le Président de la Cour Suprême et ses sept à onze juges après validation de leur candidature par le Parlement national. Or, ce dernier ne peut pas refuser une candidature à moins de prouver que cette personne ne possède pas les qualifications pour ce poste.
Les importants pouvoirs de la Cour Suprême
Ces juges doivent avoir entre 50 et 70 ans, et avoir siégé à un tribunal régional ou étatique pendant au moins cinq ans, avoir travaillé comme magistrat pendant au moins dix ans à un niveau régional ou étatique, ou avoir été avocat pendant au moins 20 ans ; ou encore, de façon plus subjective, être considéré par le Président du pays comme un « éminent juriste ». Les juges ne doivent appartenir à aucun parti politique ou n’être membre d’aucun parlement et restent en poste jusqu’à leurs 70 ans.
Comme beaucoup de ses consœurs à l’international, la Cour Suprême possède un certain nombre de pouvoirs importants. Elle traite, entre autres sujets précisés dans la Constitution, des conflits provenant de traités bilatéraux conclus par le pays ; les disputes naissant entre le gouvernement national et les gouvernements régionaux ou étatiques, ou entre les régions, entre les états, et entre une région et un état ; et les actes de piraterie et autres crimes commis au sol, dans les eaux internationales ou dans l’espace aérien qui violeraient la loi internationale. Elle peut réviser les jugements émis par les cours régionales et étatiques, et tout jugement ou ordre passé par n’importe quelle cour subordonnée. Elle peut confirmer ou faire appel des condamnations à mort. Et peut se saisir d’un cas au détriment d’une autre cour, ou transférer ce cas d’une cour à une autre.
Enfin, elle assure le respect des décrets d’Habeas Corpus – le droit de ne pas être emprisonné sans jugement -, de Mandamus – un recours juridique permettant de forcer une cour ou une autorité publique de faire, ou ne pas faire, une action spécifique que cette dernière est légalement obligée de faire, ou ne pas faire -, de Prohibition – le pouvoir d’empêcher un subordonné de faire quelque chose d’interdit -, de Quo Warranto – le droit d’exiger de la personne à qui elle s'adresse qu'elle démontre le pouvoir dont elle dispose pour exercer un droit, un pouvoir ou une franchise qu'elle prétend détenir -, et de Certiorari – le pouvoir de réviser des jugements émis par des cours subordonnées. Ces décrets sont cependant suspendus dans les zones déclarées en état d’urgence.
Des cours régionales sur le modèle de la Cour Suprême
Juste en dessous de la Cour Suprême, les tribunaux étatiques et régionaux ont juridiction, comme leur nom l’indique, dans les 14 états et régions. Chacun d’entre eux est dirigé par un Président du Tribunal Régional ou Etatique, accompagné de deux à six juges. C’est encore au Président du pays de les nommer, en accord avec le Procureur Général et le Premier ministre de la région ou état concerné, et après avoir validé la candidature des nominés avec le Parlement régional ou étatique. Les conditions de refus d’une candidature sont les mêmes qu’au niveau national – et, de même, les candidats sont rarement refusés.
Les conditions de nomination sont sensiblement les mêmes que pour un juge de la Cour Suprême, mais moins contraignantes : avoir entre 45 et 65 ans, avoir été magistrat pendant au moins cinq ans à un niveau régional ou étatique, ou 10 ans au niveau du district ; ou avocat pendant au moins 15 ans ; ou être considéré par le Président du pays comme un « éminent juriste ». La non-appartenance à un parti ou au parlement local est également essentielle, et le juge partira à la retraite à 65 ans.
Ces 14 cours ont le pouvoir, parmi d’autres, de statuer, de réviser ou de faire appel d’un cas, et peuvent faire appel de tout jugement, décret ou ordre émis par une cour subordonnée. Elles supervisent ces cours subordonnées, y compris celles des divisions et zones auto-administrées présentes dans sa région ; la Cour de l’état Shan supervise donc la cour de la zone auto-administrée Wa, par exemple. Enfin, elles peuvent se saisir d’un cas ou le transférer d’une cour à une autre au sein de la région ou état.
Des auditions publiques mais pas toujours
Les cours de district et des zones et division auto-administrées traitent des affaires criminelles, civiles, des demandes d’appel et de révision de jugement, entre autres responsabilités définies dans la Constitution. A ce niveau, les juges sont nommés par la cour de la région ou de l’état, et ont le droit de juger d’affaires criminelles et civiles dont le montant en jeu ou la valeur de l’objet de la dispute n’excède pas 500 millions de kyats.
Les cours de quartier, elles, peuvent traiter des affaires civiles et criminelles, adultes ou juvéniles. Elles peuvent émettre des jugements allant jusqu’à sept ans de prison et traiter des affaires d’un montant maximum de 10 millions de kyats. Ces juges sont nommés par la cour de la région ou de l’état. Alors qu’en théorie, les tribunaux sont accessibles au public, de nombreux journalistes se sont vu refuser l’accès lors de procès fortement médiatisés – comme celui du militant Ko Michael Kyaw Myint début 2017 – et un grand nombre d’affaires restent entendues et résolues dans l’ombre. Aucune autre cour n’est cependant plus opaque que les cours martiales.
Les cours martiales sont hiérarchisées d’après l’Acte des Services de Défense de 1959 en quatre niveaux : générale, de district, générale sommaire et sommaire. Elles s’occupent des affaires concernant les personnels des services de Défense – l’armée et les personnels attachés – que les victimes soient civiles ou non.
Les cours martiales, des juridictions d’impunité
Une cour martiale générale peut être ordonnée par le Président ou le chef d’état-major, ou tout officier qu’ils auront désigné. Elle est constituée d’au moins cinq officiers, dont quatre doivent être au minimum capitaine ou équivalent. Les procureurs doivent appartenir à l’armée et les avocats civils ne sont pas acceptés. Les cours martiales générales et générales sommaires sont les plus hauts tribunaux martiaux, et les cours martiales de district et sommaires ne peuvent pas émettre de sanction supérieure à deux ans d’emprisonnement.
Réputée peu sévère avec les accusés, la cour martiale a récemment condamné trois militaires pour crimes contre la communauté musulmane rohingya, reflet des efforts de cette cour pour regagner en crédibilité, d’après l’ONG Human Rights Watch. En revanche, le rang des condamnés, leur nom, leur rôle dans l’affaire du massacre du village de Gu Dar Pyin ou leur peine exacte n’ont pas été révélés. Une illusion de transparence plutôt alarmante, selon Amnesty International.
La cour martiale fonctionne sous l’autorité du chef d’état-major, dont l’influence s’est encore rappelée au grand public lorsqu’il a gracié sept soldats condamnés pour leur rôle dans le massacre de dix Rohingyas au village d’Inn Dinn. Les soldats n’ont effectué que sept mois sur les dix ans de prison de leur condamnation. La mainmise de l’armée sur les questions judiciaires impliquant des militaires est encore renforcée par l’exclusivité de la Tatmadaw sur l’ouverture éventuelle d’une enquête suite à des accusations portées par des civils si des militaires sont impliqués. C’est donc la Tatmadaw qui décide ou non d’envoyer au tribunal une affaire sur... la Tatmadaw. Si l’enquête n’est pas ouverte, la plainte est classée sans suite.
La Myanmar Gazette, un Journal Officiel birman
Enfin, la Cour Constitutionnelle de l’Union traite de toutes les affaires ayant trait à la Constitution : elle vérifie que les jugements émis par les autres cours du pays et les lois votées par les Parlements régionaux, étatiques et national sont conformes à la Constitution. Parmi ses neuf membres, trois sont choisis par le Président, trois par le porte-parole de la Chambre haute du Parlement national, et trois par celui de la Chambre basse ; le Président de la Cour est ensuite désigné parmi ces neuf membres. Les conditions de nominations sont identiques à celles de la Cour Suprême, mais le mandat du Tribunal tout entier n’est que de cinq ans. Ses membres sont donc nommés en même temps, et renouvelés au même moment.
Le Président, les porte-paroles du Parlement national et de ses deux chambres, le Procureur Général et le Président de la Commission Electorale Nationale peuvent soumettre toute dispute traitant de la Constitution à cette cour, et lui demander son interprétation, sa résolution ou son opinion. Il en est de même pour les Premiers ministres des régions et états, les porte-paroles des parlements régionaux et étatiques, les présidents des zones et division auto-administrées, et des parlementaires représentant au moins 10% des parlementaires de la Chambre haute ou basse. Ses résolutions sont finales et ne peuvent pas être contestées en appel.
Toute loi, règle, réglementation ou arrêté validé par le Parlement et signé par le Président est publié dans la Myanmar Gazette (« Myanmar Naingngan Pyantan »), sous l’autorité du ministère de l’Information. Ce dernier publie également un rapport annuel, disponible en anglais et en birman et intitulé « Myanmar Laws », qui reprend toutes les lois, règles, réglementations et arrêtés de l’année.
Les « law officers », magistrats clefs du système
Les avocats birmans, autorisés à exercer dans toutes les cours du pays, et les plaideurs, qui pratiquent à l’échelle des districts et des quartiers, sont placés sous l’autorité du Procureur Général. Nommé par le Président et approuvé par le Parlement, Htun Htun Oo, en poste depuis 2016, a pour devoir de conseiller le gouvernement sur les questions juridiques et d’exécuter les tâches à caractère légal assignées par le Président. Il préside également le Conseil du Barreau, qui représente et encadre les avocats du pays. Il représente le gouvernement birman dans les affaires civiles et criminelles, et son mandat dure cinq ans. Il a plus ou moins l’équivalent des prérogatives d’un ministre de la Justice en France, ce poste de ministre de la Justice n’existant pas en Birmanie.
Chaque état et région possède son propre Procureur Général de niveau local, nommé par les Premiers ministres régionaux ou étatiques, et dont les pouvoirs au niveau local sont similaires à ceux du Procureur Général national au niveau national.
Des « law officers », sortes de greffiers/huissiers/juges d’instruction font office de « gardien des tribunaux » dans chacune des cours du pays. Ils ont pour rôle de réceptionner les preuves amassées par la police dans une affaire et de décider si ces preuves sont suffisantes pour porter l’affaire au tribunal ou s’il est nécessaire de rechercher des preuves supplémentaires.
Opacité et corruption, deux plaies toujours présentes
L’importance de leur position a été récemment démontrée dans l’affaire de l’accusation de viol sur une fillette, connue sous le pseudonyme de « Victoria », qui a défrayé la chronique l’année dernière. Panneaux, T-shirts, réseaux sociaux, manifestations : le slogan « Justice for Victoria » a fait le tour du pays. Les law officers ont été accusés de ne pas avoir refusé les preuves pourtant incomplètes soumises par la police, preuves qui ont poussé à l’arrestation du chauffeur de l’école où Victoria était inscrite. Les forces de l’ordre n’avaient pas interrogé la fillette ou sa famille et les rumeurs selon lesquelles le chauffeur serait un bouc émissaire ont fait la Une des médias. La fuite des noms et adresse de la famille de Victoria sur les réseaux sociaux par la police n’a fait qu’accroître l’outrage public et enterrer sa confiance envers les représentants de la loi, en se rappelant que la police en Birmanie relève de l’armée. Le tribunal a acquitté le chauffeur, faute d’éléments à charge et au vu de ses nombreuses preuves d’innocence. La Cour Suprême est aujourd’hui en charge du dossier.
Fin 2018, un scandale de corruption a, lui, révélé les liens étroits entre les différentes strates du pouvoir judiciaire : le Procureur Général de Yangon, un juge de cour de district, un law officer et son adjoint, ainsi qu’un lieutenant de police ont été arrêtés par la Commission Anti-Corruption (CAC). Le père de l’un des accusés du meurtre de la célébrité Ko Aung Yell Htwe avait offert près de 72 millions de kyats de pot-de-vin à ces magistrats en échange de l’abandon des charges contre son fils. Suite à quoi le fils et les deux autres suspects ont été relâchés. C’était au cours de l’été précédant l’enquête de la CAC…
Malgré l’ouverture du pays depuis 2010, les pressions exercées à l’international pour une réforme du système judiciaire birman restent peu efficaces – en témoigne le discours de Daw Aung San Suu Kyi devant la Cour Pénale Internationale de La Hague en 2019, qui minimisait les accusations de génocide de l’armée birmane envers les Rohingyas et assurait que les enquêtes internes n’avaient donné aucun résultat – et les efforts de transparence, que l’on pourrait imaginer plus importants en année d’élection parlementaires, sont encore loin d’avoir un réel impact.