Ce vendredi 11 avril, les expositions “YOKO ONO/ MUSIC OF THE MIND” à Gropius Bau, et « YOKO ONO : DREAM TOGETHER” à la Neue Nationalgalerie, ont ouvert leurs portes au public berlinois. Parallèlement, « TOUCH », œuvre créée en 1962, est exposée au croisement de la Friedrichstraβe et de la Torstraβe. Une véritable saison Yoko Ono débute à Berlin, pour célébrer une artiste précurseure de l’art participatif et conceptuel.


Deux expositions pour redécouvrir l’œuvre de Yoko Ono
John Lennon l’avait décrite en ces termes : « la plus célèbre des artistes inconnues ». Quelques mots lapidaires et clairvoyants pour décrire comment Yoko Ono, boudée par les grands musées et la critique jusqu'au début des années 2000, a d’abord accédé à la renommée internationale non en tant que pionnière de l’art conceptuel, mais en tant que femme puis veuve de John Lennon, cofondateur des Beatles.
Ainsi, le célèbre MoMA ne lui consacrera une rétrospective qu’en 2015, un réveil tardif qui suscitera ce commentaire du New York Times : « Ça valait le coup d’attendre ! ». Depuis, l’œuvre de l’artiste aujourd’hui âgée de 92 ans, tout à la fois performeuse, plasticienne, cinéaste, musicienne, chanteuse ou encore poétesse, est régulièrement exposée dans les grandes galeries occidentales, et à Berlin en ce moment et jusque mi-septembre.
La capitale allemande est une ville chère aux yeux de Yoko Ono, qui dira en 2010 que c’est un lieu où les gens comprennent son art, avant de déclarer en 2013 :
J’aime Berlin et je m'y suis déjà rendue de nombreuses fois. Berlin fait partie de mon corps.
Quelle meilleure réponse à ces déclarations que de lui consacrer une saison entière, avec deux expositions regroupant plus de 200 œuvres dans des institutions culturelles phares du pays, et une installation géante dans le quartier de Mitte ?

L'avant-gardisme et l'art participatif d'Ono au cœur du Gropius-Bau et de la Neue Nationalgalerie
Née en 1933 dans une riche famille tokyoïte, Yoko Ono est l’une des premières artistes, dès la fin des années 1950 à New-York, à proposer des œuvres conceptuelles et participatives, allant à l’encontre du milieu de la culture « sérieuse » ou « officielle ». Elle sera notamment proche des artistes composant le Fluxus, mouvement protéiforme du début des années 1960 à New-York, qui interroge de manière radicale le rôle de l’art et de l’artiste, et la barrière entre l'art et la vie.
C’est à ces premières années de la carrière de l’artiste, soit avant sa rencontre avec Lennon, que le Gropius-Bau consacre les deux tiers de son exposition. Une manière de mettre en avant l’avant-gardisme de l’œuvre d’Ono. Le visiteur est d’abord accueilli dans l’atrium par neuf des célèbres Wish Trees, oliviers auxquels chacun peut attacher un vœu. Les Wish Trees, installations participatives fréquemment présentes dans les expositions de Yoko Ono, témoignent de la foi de l’artiste dans les vœux collectifs, qui selon elle deviennent réalité une fois partagés par un nombre suffisant d'individus. Au fil des ans, elle a ainsi recueilli plus de deux millions de vœux, qui sont ensuite entreposés sous le socle de l’Imagine Peace Tower, monument-hommage à John Lennon situé à Reykjavik.

A l'étage, une succession d'installations, de vidéos, de photos, de dessins, qui illustrent la diversité des techniques qu'Ono utilise. L'objectif est cependant le même pour chacune des œuvres : faire participer le visiteur, et si possible de manière ludique (le Fluxus théorisera cette forme d'art-amusement). Nous sommes ainsi invités à marteler des clous sur une toile blanche (Painting to Hammer a Nail), à se placer entre un projecteur et un mur pour jouer avec notre ombre (Shadow Piece), à écrire au feutre bleu sur les murs d'une pièce blanche et sur le bateau placé au centre (Add Color (Refugee Boat) ), à s'introduire seul ou à deux dans un sac noir (Bag Piece)... Ne pas se cantonner à l'observation mais participer, premier pas vers l’engagement et vers l’activisme promus par Ono.

Une des œuvres les plus intéressantes en ce sens est sans doute Play it by Trust, inventée en 1966, et exposée à la Neue Nationalgalerie dans sa version de 1991. Le concept ? Dix tables, dix jeux d’échecs, et vingt personnes pouvant jouer en même temps. La difficulté ? Toutes les pièces sont blanches. Les joueurs se trouvent donc rapidement dans l’impossibilité de distinguer leurs pièces de celles de leur adversaire. Ce qui rend le jeu injouable selon les règles. C’est une expérience psychique à laquelle Ono nous invite, à savoir que se passe-t-il en nous lorsque l’objectif du jeu, qui est de remporter la partie, devient inatteignable ? Participation, imagination…L’idée devient l’œuvre d’art, et c’est ici que l’on comprend tout l’avant-gardisme d’Ono, artiste conceptuelle plusieurs années avant que le courant ne prenne ce nom.
L'idée supplante l'esthétique et devient œuvre
Cette participation va en effet plus loin. Certaines des œuvres présentées au Gropius-Bau, et dans une moindre mesure à la Neue Nationalgalerie, ne peuvent exister que par le visiteur. Il en va ainsi des fameuses Instructions, créées au tournant des années 1950. Concrètement, ce sont des cartes blanches sur lesquelles Ono a écrit des instructions souvent poétiques, parfois absurdes, telles que "Comptez tous les mots dans un livre au lieu de le lire". Reproductibles à l'infini, ces cartes n'ont aucune valeur intrinsèque. C'est le visiteur, qui a le choix de s'exécuter ou non, c'est-à-dire de performer ou non, qui fait l'œuvre. Une approche qui peut paraître simpliste, mais qui se situe en réalité à l'avant-poste de l'art conceptuel, qui inspirera par la suite toute une génération d'artistes. Ono pousse le principe jusqu'à suggérer aux visiteurs d'imaginer certaines choses précises en suivant ses indications. L'œuvre d'art n'a alors plus aucune existence tangible : elle existe dans notre imagination, et par nous.

Les deux expositions font également la part belle aux performances d'Ono, projetées dans certaines salles, et dont certaines ont marqué un avant et un après dans l'art performatif. On y retrouve ainsi la fameuse Cut Piece (qui sera d’ailleurs réactivée par le musicien et producteur Peaches le 2 mai dans l’atrium de Gropius-Bau), créée pour la première en 1964 à Tokyo.
Le principe est simple : l’artiste met à disposition des visiteurs une paire de ciseaux, et leur propose de découper et d’emporter des morceaux de ses vêtements. Immobile, ne montrant aucune émotion tandis que le public, devenu celui qui performe, se succède pour trancher ses habits (un homme n’hésitant pas à couper les bretelles de son soutien-gorge), Ono devient miroir renvoyant les sentiments de l’audience. Radicale, dérangeante, la performance sera plus tard interprétée comme féministe, bien que l'artiste ne l'ait pas conçue comme telle à l'époque.
A la Neue Nationalgalerie, l’engagement d'Ono pour la paix
Au-delà de ces expérimentations artistiques qui ont fait évoluer l’histoire de l’art, Ono est une artiste qui a fait du pacifisme une valeur centrale de sa vie et son œuvre. C'est l'axe qu’a choisi la Neue Nationalgalerie pour son exposition, plus succincte qu'au Gropius-Bau. Dans une enfilade de quatre salles, le commissaire de l’exposition Klaus Biesenbach nous propose de revenir sur l’engagement pacifiste dans l’œuvre d’Ono.
On pense aux fameux Bed-Ins, happenings organisés au cours de l’année 1969 avec John Lennon, où le couple fraichement marié reste au lit pendant une semaine, invitant journalistes, critiques et artistes à venir s’entretenir avec eux, et délivrant des messages pacifistes dans le contexte de la guerre du Vietnam. La vidéo du happening de Montréal, Mr & Mrs. Lennon’s Honeymoon (1969), est ainsi projetée dans la dernière salle de l’exposition.
On peut également y observer des journaux d’archives dans lesquels Ono et Lennon ont fait publier en 1969 des messages pacifistes tels que « War is over ! (if you want it) » ou « Imagine Peace », ainsi que des photos d’affiches portant des messages similaires collées dans les rues de Berlin la même année.

Ono a en effet été profondément marquée par les bombardements américains sur le Japon en 1944-45, qu’elle a dû fuir avec sa famille. De cette période date sa foi dans l’imagination, elle qui console son frère affamé par les pénuries de nourriture en l’invitant à imaginer desserts et autres mets sucrés. Et pour échapper mentalement à un quotidien marqué par la guerre, elle se plonge dans la contemplation du ciel, toile azur sur laquelle projeter ses aspirations et imaginer un autre futur. Deux fils rouges de son œuvre sont alors posés : le pacifisme et la dimension salvatrice de l’imagination. Le ciel est ainsi très présent dans l’œuvre d’Ono, et on le retrouve dans les œuvres exposées à la Neue Nationalgalerie, comme A Hole to See the Sky Through (1971), simple feuille de papier percée d’un trou, ou Hiroshima Sky is Always Blue, chanson enregistrée en 1995 et diffusée dans la deuxième salle de l’exposition.
Ainsi, ces expositions berlinoises présentent une vision particulièrement complète de l’œuvre artistique d’Ono, des avants-postes de l'art conceptuel à la promotion du pacifisme. Alors que son œuvre a longtemps été occultée par un mélange de misogynie et de racisme anti-asiatique, ces expositions contribuent à mettre en lumière une artiste qui a toujours eu à cœur d’interroger la place de la créatrice dans l’art, et de faire participer le public à ses œuvres. Celle qui conçoit la vie comme un dialogue applique ce principe à son art, pensé comme un dialogue sans fin avec les visiteurs. Sans eux, pas d’œuvre, et donc pas d’art.
L’exposition YOKO ONO:MUSIC OF THE MIND est à voir au Gropius-Bau du 11 avril au 31 août 2025. L’installation TOUCH est visible aux mêmes dates au croisement de la Friedrichstraβe et de la Torstraβe. L’exposition YOKO ONO:DREAM TOGETHER est présentée à la Neue Nationalgalerie du 11 avril au 14 septembre 2025.
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