Depuis Berlin, Xavier Bihan participe activement au rayonnement de la langue française. Ce professeur de français, pugnace et tourné vers l’autre, est à la tête de nombreux projets éducatifs à la Humboldt Universität. Fils d’enseignants, il est le lauréat du Trophée éducation des Français de l'Europe. Retour sur son parcours.
« Quand on arrive dans un pays étranger, même pour travailler, on a l’impression d’être en vacances.» Traversé par cette pensée rêveuse, Xavier s’installe en terre allemande en 1987. Il vient tout juste de décrocher un poste d’assistant dans un lycée de Berlin Ouest. « Quand je suis arrivé, il y avait une telle soif d’apprentissage, une telle joie de voir un professeur français. Pour les étudiants, c’était une chance inestimable. » L’enseignant se remémore : « Les premières années, il y avait peu de moyens, donc je rapatriais des vieux dictionnaires de France. »
Tout juste sorti d’un cursus de langues étrangères appliquées, le jeune homme de 23 ans, féru de la linguistique, tombe rapidement sous le charme de la vie berlinoise, « vivante et attachante. Ce qui me plaisait le plus, c’était le caractère insulaire de la ville. Nous étions coupés de tout. Isolés. Il fallait trouver des solutions pour se divertir, pour vivre. » Aujourd’hui, cela fait plus de 30 ans qu’il est immergé dans la culture berlinoise.
La première plateforme numérique européenne destinée aux langues
En parallèle de son poste d’assistant, cet originaire de l’île de Groix débute des travaux de traducteur et d’interprète freelance. Peu de temps après, il est convoqué pour son service militaire. « J’ai d’abord été affecté à l’infanterie en tant que grenadier. Mais bon, la perspective de me faire rouler dessus par des chars d’assaut ne me tentait pas plus que ça, » livre-t-il en souriant. Le jeune expatrié parvient alors à se faire enrôler comme interprète au cabinet du général François Cann.
J’ai vécu les coulisses de la Guerre Froide. Des rapports d’agents secrets sont passés sous mon nez. On devait les traduire, mais… on n’était pas censé les comprendre.
Lors de la chute du mur, le soir du 9 novembre 1989, Xavier est en Angleterre. Quelques semaines plus tard, il décide de retourner à Berlin. Pour s’y installer. Durablement. « J’avais vu Berlin Ouest. Maintenant, je voulais absolument découvrir Berlin Est. » Le Français décroche alors un poste à la prestigieuse Humboldt Universität, la plus ancienne des trois universités de la ville.
Dans la touffeur de la réunification, s’en suit une période difficile, marquée par de nombreuses suppressions de postes. Pour pallier cetterestructuration, une idée lui vient à l’esprit.Xavier puise dans les notions d’informatiques héritées de sa mère afin de créer une plateforme de cours de langues en ligne. « À l’époque, Internet, on ne savait pas ce que c’était. C’était vraiment les balbutiements. On inventait tout car on partait de rien. On travaillait nuit et jour, avec un seul ordinateur pour tout le département. »
En 1996, « Francopolis » et « Germanopolis » voient le jour, donnant ensuite naissance à «Linguapolis», la première plateforme numérique en Europe destinée à l’enseignement des langues. Le principe est simple : offrir la possibilité aux étudiants de jongler, en parfaite autonomie, entre un cours de français, d’allemand, d’espagnol, ou encore plus étonnant, de swahili. À l’époque, le concept est novateur. Des millions de curieux assoiffés de connaissances se rendent chaque mois sur le site. Le projet est d’ailleurs récompensé en 2004 par le label européen des langues.
Favoriser la complémentarité entre les étudiants
Donner l’occasion aux élèves de pratiquer, de s’entraîner, voilà l’intention de « Linguapolis ». « Aujourd’hui, cela reste l’un des sites les plus visités de l’Université», précise-t-il. A noter que la plateforme est désormais uniquement accessible aux étudiants de Humboldt. Mais comment offrir plus aux étudiants ? Cette question, Xavier se la pose tous les jours. « Je cherche toujours des approches différentes pour eux. On a une certaine manière, plus classique, d’enseigner les langues, mais il existe d’autres moyens, avec la littérature, les films, les bandes dessinées, par exemple.»
Crée il y a une vingtaine d’années, les Berlinguistes - contraction de Berlinois et linguistes - est un projet pédagogique réunissant les étudiants autour de traductions de films, de pièces de théâtre, de livres, de bandes dessinées ou autres oeuvres littéraires. « Il y a une dimension artistique qu’on retrouve dans cet exercice, avec des contraintes différentes. Il faut condenser le texte sur lequel on travaille. Cela oblige à être plus créatif, à connaitre des synonymes, des jeux de mots, des expressions. C’est une vraie gymnastique ! »
Ce projet amène chaque année Xavier et ses Berlinguistes aux portes du festival international du court-métrage de Berlin INTERFILM et du court-métrage pour la jeunesse KUKI. « Nous avons sous-titréffa plusieurs courts-métrages dans le cadre de ce festival. On travaille tout l’été pour être prêts. Et même si c’est difficile, les étudiants adorent. Ils se sentent valorisés. » Un maître mot : le concret. Les projets des Berlinguistes sont validés et utilisés par des professionnels. L’objectif est d’offrir un bagage aux futurs actifs, pour leur permettre de se différencier sur le marché du travail.
Depuis Berlin, Xavier participe aussi activement à la diffusion de la langue et de la culture française. L’atelier die Berliner Francoreporter révèle différents aspects de la communauté française et de sa culture. Les étudiants sont envoyés dans les travées de la ville à la recherche de Français, pour les interviewer. Faire travailler les élèves en équipe, c’est l’un des crédos du professeur-chercheur. « Je vois chaque jour les bénéfices de la coopération. Les étudiants ont bien plus à gagner en travaillant ensemble plutôt que d’être en concurrence. À mon époque, en France comme en Allemagne, ils étaient montés les uns contre les autres. On nous mettait en compétition. Pourtant, il y a une réelle harmonie dans mes cours entre étudiants français et allemands. Une complémentarité. »
Une promesse faite aux réfugiés
La tête toujours remplie de nouvelles idées, Xavier jongle entre les heures de cours à la Humboldt et ses nombreux projets. « Parfois, il faut écourter les nuits. Mais, les moyens pour réaliser tout cela, il faut se les donner. Quand j’ai commencé, je n’avais rien. Je me suis payé mon premier ordinateur en rédigeant des articles. Aujourd’hui, je forme des professeurs et certains ont des difficultés à comprendre qu’il faut s’investir personnellement mais aussi financièrement. » S’il voit qu’il manque quelque chose, l’enseignant n’hésite pas à mettre la main au portefeuille.
La réelle priorité, ce sont les étudiants !
Les étudiants, mais pas que. Xavier s’est récemment fixé l’objectif de venir en aide aux demandeurs d’asile. « L’Allemagne a décidé d’accueillir un million de réfugiés, sans vraiment avoir étudié les conséquences. » Exemple de problème rencontré : la barrière de la langue dans les demandes d’asile. « En Europe, nous n’avons pas de formation dans des langues, comme le farsi (NDLR, la langue majoritairement parlée en Iran). » Le cœur lourd, il poursuit : « Nous sommes parfois obligés de prendre des interprètes avec la compétence linguistique, mais sans la formation au métier. Ce sont généralement des réfugiés eux-mêmes. Et le fait de revivre, à travers le récit des autres, les traumas de l’exil, c’est difficilement supportable. »
En 2018, Xavier a été mandaté par l’Office fédéral de la migration et des réfugiés pour mener des inspections dans le cadre des demandes d’asile. À partir de ce moment, l’enseignant décide de mettre en place des créneaux de cours à l’Université Humboldt. L’objectif est simple : permettre aux étudiants l’apprentissage de ces langues pour répondre à la forte demande. En plus de cela, le professeur propose aussi aux réfugiés des formations d’interprète et de traducteur, dans l’optique d’une intégration plus en douceur.
Xavier a la passion des langues, de l’entraide et de Berlin chevillé au corps. Son âme berlinoise n’a pourtant pas effacé celle française. « C’est indispensable pour moi d’être régulièrement en France. Premièrement, car une langue maternelle, ça s’entretient. Et ce recul que j’ai depuis l’Allemagne, il m’offre une vision différente des choses. Un regard plus neutre. » Installé de l’autre côté du Rhin depuis près de 30 ans, cet expatrié a appris à découvrir, comme un puzzle, les points de divergences entre Allemands et Français. « Surtout dans la communication. Le Français est dans le non-dit, car pour lui, si ce n’est pas dit, c’est évident. Pour un Allemand, si ce n’est pas dit, ça n’existe pas. » Mais malgré les différences, Xavier préfère retenir une chose : la complémentarité. « On a toujours tant à apprendre l’un de l’autre. »