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Contre l’art blanchi et vendable : portrait de Zoé Agnoly, jeune curatrice à Berlin

Chez elle, rien n’est artificiel. Tout est conviction. Elle sait qu’elle vivra dans l’art, avec les artistes et pour eux. D’un stage à l’Hôtel Drouot à la scène berlinoise, en passant par une césure inattendue, elle trace sa route dans le monde de l’art. À 16 ans, elle découvre les coulisses de cette industrie ; à 20, elle questionne déjà ses dérives.

Zoé Agnoly curatrice berlinZoé Agnoly curatrice berlin
Zoé Agnoly © Dan Carabas
Écrit par Eva Cahanin
Publié le 10 juillet 2025, mis à jour le 3 septembre 2025

De l’Institut Catholique de Paris à Berlin : une trajectoire artistique inattendue

Elle ne pensait pas atterrir à Berlin. Ce n’était ni prévu, ni planifié. Après une année d’études en sciences politiques et économiques à l’Institut Catholique, elle passait son temps libre à écrire des essais de sociologie et d’économie. Très investie, elle échangeait régulièrement avec ses professeurs, jusqu’au jour où l’un de ses travaux remonte à la faculté. Elle est convoquée, sans trop savoir pourquoi : « J’ai cru que j’avais fait une bêtise ». À la place, on lui propose une année de césure pour réfléchir, avec en ligne de mire… un potentiel doctorat.

Mais pour elle, impossible de se projeter dans l’univers académique : « Je voyais l’université comme un lieu pour s’élever, pas comme un but professionnel ». Elle en parle alors à ses proches, qui l’encouragent à partir. Et ce sera Berlin. Une ville qu’elle ne connaît pas, mais dans laquelle elle décide de s’installer, un peu à l’aveugle, pour une année. Deux ans plus tard, elle y est toujours.
 

Le déclic artistique

Ce n’est qu’après plusieurs mois à Berlin que l’idée de travailler dans la curation d’exposition commence à émerger. Jusqu’en mai, elle pensait retourner à Paris reprendre ses études. Mais sur place, elle multiplie les visites de galeries, les échanges dans les vernissages, les rencontres artistiques. Peu à peu, elle identifie un problème qui la dérange : une homogénéisation de l’offre artistique. Trop de galeries vides de sens, trop de peinture, et pas assez de diversité formelle. Ce qui la révolte, ce n’est pas tant le marché que l’industrie de l’art : ce système qui pousse à produire en série, à lisser les esthétiques, à aligner les œuvres sur des murs blancs pour les rendre “vendables”. Ce qu’elle cherche à défendre, c’est une créativité organique, libérée des impératifs capitalistes et des dynamiques algorithmiques qui aujourd’hui gouvernent jusque dans l’art. DJ elle-même, elle sait ce que signifie lutter pour sa créativité dans un monde hyperdigitalisé.
 

Entrepreneuriat et débrouille

Déjà familière du monde de l’art, avec un stage à l’Hôtel Drouot et une expérience à la galerie Perrotin à Paris, elle décide de se lancer elle-même. Zoé prend d'abord contact avec une galerie berlinoise qui loue son espace et décide de porter elle-même le projet, de A à Z. Elle imagine une exposition immersive et multimédia sur le thème des sens et l’altération de ces derniers. Elle refuse le tout-peinture et choisit de mettre en avant la photographie, le collage, l’encre, la sculpture — et des formats imposants, pour bousculer les regards.

Si l'exposition a pu voir le jour, c’est aussi grâce à une structure déjà en place : sa propre entreprise d’événementiel, qu’elle avait initialement créée pour légaliser son activité de DJ. Cette structure française lui permet, via des dérogations européennes, de mener une activité artistique à Berlin. Une débrouille administrative qui lui permet d’aller au bout de sa première exposition sans devoir créer une structure allemande dès le départ.
 

Construire une exposition : artistes, logistique et narration

Le travail de curation commence dès le mois de juin 2024. Le projet : SOVA. Elle consacre tout le mois à pitcher son voyage narratif, sa curation, puis, de juillet à août, à sélectionner chaque œuvre avec rigueur, à établir les contrats, à organiser la logistique. Côté artistes, une partie était issue de son réseau, qu’elle avait monté précédemment à Berlin, l’autre contactée directement.  En parallèle, elle réfléchit à la scénographie et achète tout le matériel nécessaire : cimaises, éclairage, outils. En septembre, elle affine, coordonne, ajuste : un mois intense où tout doit s’imbriquer à la perfection. Le tout, en autonomie complète. Elle n’a reçu aucune subvention, par choix. « Je ne suis pas en accord avec la politique culturelle nationale, en France comme en Allemagne. » Ce sont ses économies, issues de sa précédente activité entrepreneuriale qui financent tout le projet. Une prise de risque assumée.

“C’était un peu la loterie. Parfois je me disais : “Et si personne ne vient ?”

La veille de l’exposition, un vendredi, tout s’accélère : transport des œuvres, vérification de l’état de chaque pièce, pose des clous, placement dans l’espace, installation des protections. Le lendemain, jour J, les protections sont enlevées une à une, les œuvres installées définitivement. Le public peut entrer, à la Glogauair Galerie, au cœur de Kreuzberg. De ses contacts du monde de l’art rencontrés lors de précédents événements, suivi du bouche-à-oreille : ils étaient près de 200 pour la première création. Une réussite bâtie seule, sur une intuition solide et une organisation millimétrée.

images de l'exposition SOVA par Zoé Agnoly
© Zoé Agnoly - SOVA exhibitions


Du rêve à la structure : naissance de RE:FAIR Berlin

Après sa première curation indépendante, l’envie de prolonger l’élan s’impose comme une évidence. “Je ne sais pas si ça m’a ouvert des portes”, nuance-t-elle avec lucidité, “mais ça a physiquement posé mes idées. Les collectionneurs ont commencé à me voir comme une vraie curatrice.” Une légitimité concrète, matérialisée par l’exposition elle-même – montée seule, dans une galerie à l’étranger, avec des artistes engagés. C’était comme prouver que l’idée allait jusqu’au bout. Même une fois, ça suffit pour être crédible.

C’est dans cette dynamique qu’émerge RE:FAIR Berlin. Un projet pensé comme une foire d’art, mais pas n’importe laquelle : une foire entièrement dédiée à la photographie. À l’heure où l’intelligence artificielle bouleverse les pratiques visuelles, la photographie mérite, selon elle, une protection.

“Il faut éduquer le public sur ces enjeux. L’IA, ce n’est pas nouveau : ça fait quatre ans que le marché de l’art se bat avec. Mais en Europe, on en parle peu, sauf depuis les rencontres d'Arles.”

Elle défend une vision nuancée : l’IA comme outil, pas comme substitut. Un photographe utilise son appareil, un peintre ses pinceaux… pourquoi un artiste visuel ne pourrait pas utiliser l’IA, s’il travaille à partir de ses propres banques d’images ?

RE:FAIR Berlin prend forme et ouvrira ses portes du 24 au 27 septembre 2026. Les galeries – suisses, françaises, allemandes, italiennes et anglaises – sont contactées personnellement. Zoé et son associée Elisa Hallé, sélectionnent les galeries selon leur curation, leur ouverture à la foire, leurs moyens aussi. Certaines font des solo shows, d’autres viennent avec plusieurs artistes. Mais le plus important pour les deux jeunes femmes : garder une ligne visuelle forte et éthique. 

RE:FAIR, c’est aussi un engagement pour la représentativité. La photographie reste un art encore largement dominé par les hommes, et trop peu de femmes photographes sont connues. Zoé souhaite contribuer à changer cette réalité en favorisant une curation inclusive et en mettant en lumière des voix diverses, dans une démarche d’ouverture et d'éducation, loin de toute radicalité. Pour elle, c’est une évidence : créer une foire, c’est créer un écosystème. Avec des galeries, des artistes, des institutions. C’est affirmer : voilà ce qu’est la photographie aujourd’hui, dans toute sa pluralité.

Le lieu, enfin, incarne cette vision. 1500 m² au coeur de Charlottenburg, à Kant-Garagenpalast, un bâtiment qui rappelle l'esthétique des lofts des années 30. Lumière naturelle, espaces modulables, et de quoi installer une librairie en plus de toutes ces oeuvres. Un véritable lieu de rencontre qui a permis au projet de voir le jour.

“C’est ce qu’on a cherché en premier, parce que l’espace détermine tout : la scénographie, le nombre de galeries, la visibilité.”

L’objectif ? Oui, il est aussi commercial. Il faut rassurer les galeries. Il faut que des œuvres se vendent. Mais plus encore, il s’agit de bâtir un récit. Un récit photographique, inclusif, poétique, ancré dans le passé autant que tourné vers l’avenir.
 

RE:FAIR Berlin affiche principale
© Eventus Agency



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