En Thaïlande, gagner aux urnes est une chose, accéder au pouvoir en est une autre. Malgré la victoire électorale de l’opposition et son vœu affiché d’en finir avec les militaires, tout reste possible
Les deux principaux partis d’opposition qui ont largement devancé leurs adversaires pro-militaires lors des élections législatives en Thaïlande de dimanche dernier, vont s’efforcer durant les jours à venir de surmonter la longueur d’avance pour le moins arbitraire dont jouit le camp conservateur au Parlement pour pouvoir former un gouvernement qui, selon eux, doit refléter la volonté des électeurs désireux de voir la fin de la longue domination militaire.
L’exercice va nécessiter des pourparlers et des négociations qui peuvent prendre plusieurs semaines voire des mois.
Et malgré une victoire collective écrasante aux urnes, leur succès final n'est pas garanti. Même s’ils parviennent à se serrer les coudes, ce qui reste également incertain compte tenu d'un certain nombre de facteurs divers et variés.
Rassembler plus de 75% de la chambre basse
En public, ils revendiquent le mandat du peuple, et le chef du parti sorti vainqueur des urnes, Move Forward, a annoncé au lendemain du scrutin une alliance pro-démocratie de six partis totalisant 310 sièges à la chambre des représentants qui en compte 500.
Dans de nombreux pays, une telle majorité serait suffisante pour s’assurer de former un gouvernement. Mais pas en Thaïlande, pays politiquement tourmenté qui a récemment hérité d’un système réécrit par une junte pour assurer le pouvoir à un establishment militaro-royaliste incapable de gagner au suffrage universel. Les meneurs du coup d’Etat de 2014 ont en effet mis en place un Sénat de 250 sièges, nommés par leurs soins, et qui participe au vote pour déterminer qui devient Premier ministre aux côtés des députés fraîchement élus.
Cela signifie qu’une coalition non alignée avec l’establishment doit rassembler plus de 375 députés (75% de la chambre basse) pour pouvoir espérer former un gouvernement. Autant dire que les négociations en coulisses doivent aller bon train de part et d’autre en vue de former la coalition idéale selon les objectifs divers de chacun.
Stratégies politiques différentes
Alors que Move Forward fêtait cette semaine sa victoire historique - et que son allié, le parti Pheu Thai, le félicitait tout en appelant d’autres partis à se joindre à une coalition du renouveau politique, beaucoup pensent que c'est en réalité le Pheu Thai qui dispose du meilleur éventail d’options. Et toutes n’incluent pas forcément le vainqueur des urnes, Move Forward...
"Il y a des différences dans les stratégies politiques respectives de ces deux partis", souligne Prajak Kongkirati, politologue à l'université Thammasat. "Move Forward choisit un mode de changement sans compromis tandis que le Pheu Thai se situe davantage sur un mode de changement à géométrie variable", dit-il.
Pita Limjaroenrat, seul candidat au poste de Premier ministre pour Move Forward, pourrait se voir disqualifié si la commission électorale retient une plainte déposée contre lui pour avoir conservé des actions dans une entreprise de médias alors qu’il menait sa campagne électorale, ce qu’interdit la commission et qui avait valu à son prédécesseur de perdre son siège en 2019.
La clé pour une coalition stable serait d’intégrer deux autres partis: le parti Bhumjaithai dirigé par le ministre de la Santé et champion du cannabis en Thaïlande, Anutin Charnvirakul, qui totalise 70 sièges, et le Parti Démocrate, plus ancien parti de Thaïlande, qui a perdu de sa superbe ces dernières années pour être devenu la marionnette des militaires et ne compte aujourd'hui plus que 25 sièges.
Ensuite, avec 40 sièges, le Palang Pracharat, parti au pouvoir, est dirigé par le général Prawit Wongsuwon, ancien chef de l’armée extrêmement influent et membre de l’ex junte militaire dirigée par Prayuth Chan-O-Cha -lui aussi ex chef de l’armée- qui a pris le pouvoir en 2014. Ce dernier, qui ne peut de toute façon gouverner plus de deux ans supplémentaires, s’est lancé dans la bataille électorale à bord d’un nouveau parti, avec un piètre résultat.
Sujet sensible
Mais les analystes estiment que ces trois partis -Bhumjathai, Parti Démocrate et Palang Pracharat- ne rejoindront probablement pas une coalition dirigée par Move Forward en raison de la position du parti progressiste vis-à-vis de la monarchie et son intention de pousser des reformes concernant la haute institution, notamment l’amendement de la loi de lèse-majesté, qui fait partie de ses promesses de campagne.
Move Forward affirme vouloir simplement modifier la loi pour éviter qu'elle ne soit utilisée à mauvais escient. Plus de 240 personnes, dont beaucoup ont participé à des manifestations contre l'actuel gouvernement pro-militaire, ont été inculpées en vertu de cette loi de diffamation royale, qui prévoit des peines pouvant aller jusqu'à 15 ans de prison par chef d’accusation.
La monarchie est tenue en si haute estime par les tenants de la tradition thaïlandaise, qu’un parti se permettant ne serait-ce que d’évoquer l’idée de remettre en question un aspect lié de près ou de loin à la royauté, risque d’être perçu comme pestiféré par la plupart des autres partis.
Le Bhumjaithai a clairement fait connaître sa position mercredi soir. Le parti d’Anutin Charnvirakul a publié une déclaration disant qu'il ne soutiendrait jamais un Premier ministre soutenant une quelconque modification de la loi de lèse-majesté, excluant de fait toute idée de rejoindre une coalition dirigée par Move Forward.
Des options très variées pour le Pheu Thai
Le Pheu Thai a été beaucoup plus mesuré jusqu’ici dans sa communication sur la monarchie, et cela pourrait lui laisser davantage d'options.
"Le Pheu Thai tient ses cartes bien serrées contre sa poitrine", note Thitinan Pongsudhirak, politologue à l'Université Chulalongkorn de Bangkok. "Il est toujours possible que le Pheu Thai ne veuille pas former une coalition avec Move Forward en raison de son programme portant sur la loi de lèse-majesté et les réformes de la monarchie."
Aussi étrange que cela puisse paraître, une coalition envisageable pour le Pheu Thai pourrait inclure le Palang Pracharat, même si son chef, le général Prawit Wongsuwon, a été impliqué dans deux coup d'Etats militaires, en 2006 et en 2014, contre deux gouvernements dirigés par le mouvement populiste fondé par l'ancien magnat des télécommunications, Thaksin Shinawatra.
Ce dernier, qui vit en exil volontaire depuis plus de quinze ans, a récemment déclaré qu'il aimerait rentrer en Thailande. Or, conclure un accord avec le Palang Pracharat pourrait rendre cela possible - et par la même occasion permettre d'amener à lui les votes du Sénat nommé par l'armée dans la perspective de nommer un Premier ministre issu du Pheu Thai.
Mais pour Joshua Kurlantzik, chercheur pour l'Asie du Sud-Est au Council on Foreign Relations, le Pheu Thai est peu susceptible d'opter pour une autre coalition que celle annoncée lundi par Pita Limjaroenrat. "Je pense que le Pheu Thai s'en tiendra à Move Forward", dit-il, ajoutant qu'abandonner son allié donnerait l'impression que le Pheu Thai trahit la volonté du peuple.
Et si l'establishment volait une fois de plus les élections ?
Il existe une autre possibilité, qui semble a priori peu probable compte tenu du franc rejet exprimé par les électeurs des partis pro-militaires, mais qui est mathématiquement possible : c'est que les membres du Sénat et les partis de l’establishment mis en déroute par les urnes dimanche puissent voter pour un Premier ministre de leur propre camp en dépit du désavoeu populaire qu'ils ont essuyé.
Cela constituerait un mépris indécent vis-à-vis de la volonté des Thaïlandais et risquerait d’embraser la rue dans un nouveau cycle de manifestations telles que celles qui ont troublé la Thaïlande au cours des dernières décennies. Mais ce ne serait pas une première et, après tout, n'est-ce d'ailleurs pas pour cela qu'ils ont réécrit la Constitution et les règles électorales après leur coup d’Etat ?
En tout cas, pour Zachary Abuza, professeur au National War College de Washington, ce scénario reste très plausible.
"Je pense toujours qu'une coalition conservatrice (…) avec le soutien du Sénat est beaucoup plus susceptible d'émerger qu'une coalition dirigée par la démocratie", dit-il.
"La volonté du peuple risque d'être une fois de plus contrariée."