À quelques jours des élections en Thaïlande, l’annonce par Thaksin Shinawatra de son souhait de rentrer au pays secoue l’échiquier politique qui semblait en place pour sortir les militaires du pouvoir
Encensé par des millions de Thaïlandais et vilipendé par d’autres, l'ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra domine la politique de son pays depuis plus de deux décennies, même s'il vit en exil depuis que l'armée l'a renversé en 2006.
Et alors que les Thaïlandais se rendent aux urnes dimanche, son annonce ces jours-ci de son intention de retourner en Thaïlande en juillet a fait l’effet d’une bombe qui pourrait influer sur le vote et sur les inévitables négociations entre les partis pour former un gouvernement, estiment les analystes.
La fille de Thaksin, Paetongtarn Shinawatra, âgée de 36 ans, est la principale candidate au poste de Premier ministre pour le parti d'opposition Pheu Thai, incarnation du mouvement populiste qui avait porté son père au pouvoir en 2001.
Simple effet d'annonce ou nouvelle donne ?
Mais si Thaksin Shinawatra envisage sérieusement de rentrer au pays – certains y voient seulement un effet d’annonce sans substance pour influer sur le vote dimanche – cela pourrait rebattre les cartes et compliquer les perspectives, jusqu’ici simples, de formation d’une coalition avec d'autres partis d'opposition en vue de mettre fin à la domination militaire dont beaucoup de Thaïlandaissont lassés.
En effet, un retour en Thaïlande pour l’ancien Premier ministre déchu - qui encourt la prison pour une condamnation qu’il estime purement politique – implique qu’il conclue un accord avec ne serait-ce que quelques éléments de l'establishment militaro-royaliste qui l'a évincé, lui, mais aussi sa sœur et son beau-frère, du poste de Premier ministre.
"Cette annonce peut laisser penser que le Pheu Thai est à la recherche d'un accord qui pourrait les voir [le Pheu Thai] se joindre à leurs anciens rivaux afin de ramener Thaksin à la maison", estime Titipol Phakdeewanich, doyen de la faculté des sciences politiques de l'université Ubon Ratchathani.
Thaksin Shinawatra se trouve donc de nouveau au centre d'une scène politique turbulente qui a plusieurs fois dégénéré en manifestations violentes parfois réprimées dans le sang. En 2013, une loi d'amnistie adoptée par le gouvernement de Yingluck Shinawatra, la sœur de Thaksin, avait déclenché la colère de l'establishment qui avait envoyé ses partisans dans la rue. Les manifestations anti-gouvernementales avaient duré sept mois avec des épisodes meurtriers, ouvrant la voie au coup d'Etat de 2014.
En une vingtaine d’années, l'armée a organisé deux coups d'État - le dernier en 2014 - et les cours de justice sont intervenues pour renverser les gouvernements pro-Thaksin et dissoudre les partis qui lui étaient fidèles. Mais cela n'empêche pas le clan Shinawatra de remporter systématiquement chaque élection nationale depuis 2001.
Promesses d'une coalition anti-militaires
Le Pheu Thai a de grandes chances de remporter une majorité de sièges à la Chambre des représentants qui en compte 500, à l’issue du scrutin de dimanche. Mais compte tenu des règles constitutionnelles rédigées par les putschistes en 2017, il pourrait avoir du mal à former une coalition.
En effet, l’establishment conservateur bénéficie a priori du soutien des 250 sénateurs nommés par l’ex junte et qui se joindront aux 500 députés fraichement élus pour désigner le Premier ministre.
Ce rôle du Sénat dans le choix du chef du gouvernement a été crucial pour permettre au meneur du coup d’Etat de 2014 de conserver le pouvoir à l’issue des élections de 2019, remportées par un Pheu Thai qui s’est alors trouvé dans l’incapacité de former une coalition pesant suffisamment lourd dans la balance.
Cette année, le Pheu Thai bénéficie d’une avance confortable dans les sondages avec derrière lui un autre parti d’opposition, le parti progressiste Move Forward, qui s’appuie sur l’électorat jeune.
Ensemble, les deux partis d'opposition pourraient obtenir jusqu'à deux tiers des sièges à la chambre basse, ce qui les placerait très près des 75% nécessaires pour passer le barrage des 250 voix du Sénat en principe acquises au camp adverse.
Mais certains membres du Sénat ont récemment montré une volonté de défier le gouvernement, ce qui pourrait jouer en faveur d’une coalition Pheu Thai-Move Forward excluant les partis pro-militaires, d'autant que de nombreux autres partis sont en lice.
Pas plus tard que la semaine dernière, Paetongtarn Shinawatra a juré qu'elle ne rejoindrait jamais les partis pro-militaires et elle a exprimé sa volonté de se joindre au Move Forward dans une coalition.
Vers un pacte avec l’establishment ?
Mais l’idée de faire rentrer Thaksin au pays pourrait changer la donne pour le Pheu Thai, car cela le forcerait à conclure un pacte avec l'establishment.
"Pour que Thaksin rentre chez lui, il doit y avoir un accord. Il ne peut pas simplement entrer en Thaïlande", explique Thitinan Pongsudhirak, politologue à l'université Chulalongkorn de Bangkok.
"Après les élections, le Pheu Thai attendra son heure et cherchera un deal. C'est pourquoi je pense que la probabilité que le Pheu Thai opte pour Move Forward est très mince."
Quant à savoir pourquoi les conservateurs pourraient être disposés à conclure un accord et à permettre le retour de l'homme qu'ils honnissent tant depuis des années, Thitinan Pongsudhirak estime qu'après autant de temps et de turbulences, de nombreux membres de l'establishment considèrent que cela ne vaut plus la peine de combattre Thaksin.
Move Forward principale menace de l'establishment
En fait, dit-il, les politiques populistes thaksiniennes, qui étaient autrefois considérées comme trop radicales, ont été adoptées par presque tous les partis, y compris les partis pro-militaires.
"Ses adversaires et d'autres penseront que si la Thaïlande veut surmonter cette difficulté, si la Thaïlande veut retrouver la paix et la stabilité, elle doit régler la problématique Thaksin", souligne Thitinan Pongsudhirak.
Le politologue thaïlandais estime concevable de voir un accord qui permettrait à Thaksin de revenir en échange d'une peine de prison réduite et d'une promesse de ne pas se présenter aux élections.
Et pour ce qui est de l'establishment militaro-royaliste, l'analyste Titipol Phakdeewanich estime que la menace que représentait jusqu’ici Thaksin est aujourd’hui remplacée par le Move Forward, dont les propositions sont bien plus progressistes et agressives, allant jusqu’à presser les parlementaires de revoir les lois sacro-saintes protégeant les intérêts de la monarchie.
"Ils détestent encore plus le parti Move Forward. Ils le considèrent davantage comme une menace en raison de leurs programmes réformistes", souligne Titipol Phakdeewanich.