L'opposition thaïlandaise a remporté dimanche une victoire électorale écrasante contre les partis pro-militaires, s’ouvrant la possibilité de former un gouvernement et tourner la page du coup d’Etat.
Le parti libéral Move Forward et le parti populiste Pheu Thai étaient loin devant les partis inféodés à l’establishment militaro-royaliste, à l’issue du scrutin législatif de dimanche, alors que 99% des votes avaient été comptés.
Toutefois, la question de savoir si l'un ou l'autre des deux principaux partis d’opposition sera en mesure de former le prochain gouvernement restait entière, lundi matin, sachant que la règle du jeu rédigée par la junte militaire après le coup d'État de 2014 donne au camp conservateur un avantage de taille lors du vote parlementaire pour nommer le Premier ministre.
S’ils veulent gouverner, les partis d'opposition devront inévitablement conclure des accords et gagner le soutien de plusieurs camps, y compris celui des membres du Sénat, nommés par la junte et donc a priori du côté des partis pro-militaires, qui voteront aux côtés des députés fraîchement élus pour déterminer qui deviendra Premier ministre et formera la prochaine administration.
Victoire quasi-totale sur Bangkok
L'élection de dimanche marquait une nouvelle étape clé de la longue bataille entre les partisans d’une gouvernance moderne et plus égalitaire, et les tenants d’un pouvoir tout en verticalité contrôlé par les élites traditionnelles du royaume.
Et la performance électorale du parti Move Forward, qui a remarquablement su s’attirer le vote jeune, pourrait pousser l'establishment dans ses derniers retranchements après une victoire quasi-totale dans la capitale Bangkok, acquise sur son programme de réforme institutionnelle et de démantèlement des monopoles.
Les résultats provisoires placent le Move Forward en tête de ces élections législatives en Thaïlande, suivi de près par le Pheu Thai.
"On peut sans trop de risques supposer qu'un gouvernement minoritaire n'est désormais plus possible ici en Thaïlande."
Selon des projections réalisées par l’agence Reuters, les deux seraient sur le point de remporter plus du triple du nombre de sièges du Palang Pracharat, parti formé par la junte en 2018, et du Ruam Thai Sang Chart, nouvelle bannière du Premier ministre sortant et meneur du coup d’Etat.
Bien décidé à devenir Premier ministre
Le leader du parti Move Forward, Pita Limjaroenrat, un ancien dirigeant d’entreprise diplômé de Harvard et du MIT âgé de 42 ans, a qualifié le résultat de "sensationnel" et s'est engagé à rester fidèle aux valeurs de son parti lorsque le moment de former un gouvernement sera venu.
"Ce sera d’un côté des partis anti-dictateur et de l’autre des partis soutenus par l'armée, c'est sûr", a-t-il déclaré aux journalistes. "On peut sans trop de risques supposer qu'un gouvernement minoritaire n'est désormais plus possible ici en Thaïlande."
Pita Limjaroenrat a déclaré qu'il restait ouvert à une alliance avec le Pheu Thai, mais qu'il avait pour objectif de devenir Premier ministre.
"Il est maintenant clair que le parti Move Forward a reçu le soutien écrasant de la population de tout le pays", a-t-il écrit sur Twitter.
"Rien n’est encore acquis pour le Move Forward"
Ces résultats provisoires apparaissent évidemment comme un coup dur pour l'establishment et ses alliés. Mais le camp conservateur dispose encore dans son jeu de règles parlementaires faisant pencher la balance en sa faveur ainsi que du soutien de personnalités influentes qui peuvent agir en sous-main et leur permettre de conserver une présence au sein du gouvernement.
"Rien n’est encore acquis pour le Move Forward, a prévenu Titipol Phakdeewanich, analyste politique de l’université d’Ubon Ratchathani. "Pita (Limjaroenrat) estime qu'ils sont en passe de former un gouvernement avec le Pheu Thai. Mais il y a toujours la possibilité que le Bhumjaithai rassemble d'autres partis, tout comme le Pheu Thai, pour former un autre type de coalition", souligne-t-il.
L'éventualité de voir le Pheu Thai se compromettre avec des partis proche de l'establishment a été ravivée avec l'annonce la semaine dernière par Thaksin Shinawatra de son désir de revenir au pays d'ici son anniversaire en juillet.
Retour à la réalité pour le Premier ministre sortant
Le Premier ministre Prayuth Chan-O-Cha, un général à la retraite qui a mené le dernier coup d'État, avait fait campagne sur la continuité après neuf ans au pouvoir, avertissant qu'un changement de gouvernement pourrait conduire à un conflit.
Dimanche, il s'est éclipsé discrètement du siège de son parti, où les supporters étaient peu nombreux.
Une poignée d'employés étaient assis à côté d’assiettes de nourriture laissées là encore pleines tandis qu'un écran géant diffusait le discours en direct du chef du Move Forward.
"J'espère que le pays sera pacifique et prospère", a déclaré aux journalistes celui qui avait écrit une chanson promettant le bonheur au peuple peu après sa prise de pouvoir en 2014. "Je respecte la démocratie et les élections. Merci", a-t-il dit.
Trop tôt pour discuter d'alliances
La plupart des pronostics donnaient le Pheu Thai gagnant, comme cela a été le cas pour chaque scrutin depuis 2001. Le parti fondé par Thaksin Shinawatra, un ancien policier devenu milliardaire, a vu trois de ses quatre gouvernements renversés par des coups d’Etat ou décisions de justice.
Thaksin Shinawatra et sa soeur Yingluck, tous deux d’anciens Premier ministres, vivent aujourd’hui en exil volontaire pour échapper à des condamnations dans leur pays qu’ils considèrent comme purement politiques.
"Le Pheu Thai s'est trompé de bataille. [Il] a mené ici la bataille du populisme qu'il avait en fait déjà gagnée".
Le Pheu Thai, qui reste très populaire au sein des classes laborieuses, comptait revenir au pouvoir à la faveur d’une victoire écrasante, en jouant sur la promesse d’un retour de ses politiques populistes comme l’accès par cher à la santé, les micro-crédits ou encore les subventions agricoles généreuses.
La fille de Thaksin, Paetongtarn, âgée de 36 ans, était pressenti pour marcher dans les pas de son père et de sa tante et devenir elle aussi Premier ministre. Yingluck et Thaksin ont tous deux été renversés par des coups d'État.
Paetongtarn s’est dite heureuse pour Move Forward, mais a souligné qu'il était trop tôt pour discuter d'alliances. "La voix du peuple est la plus importante", a-t-elle déclaré.
Changement majeur dans la politique thaïlandaise
Move Forward a vu une mobilisation tardive de son électorat dans les sondages d'opinion et espérait obtenir 3,3 millions de nouveaux électeurs avec son programme libéral, qui inclue des plans pour affaiblir le rôle politique de l'armée et modifier la fameuse loi de lèse-majesté qui est, selon les détracteurs, instrumentalisée pour étouffer la contestation.
Thitinan Pongsudhirak, politologue à l'Université de Chulalongkorn, a déclaré que la montée en puissance de Move Forward mettait en évidence un changement majeur dans la politique thaïlandaise.
"Le Pheu Thai s'est trompé de bataille. [Il] a mené ici la bataille du populisme qu'il avait en fait déjà gagnée", a-t-il dit. "Move Forward a élévé le jeu au niveau supérieur avec son plan de réforme institutionnelle. C'est le nouveau champ de bataille de la politique thaïlandaise."