Tokyo - Sous le ciel dense de Jinbocho, quartier emblématique des libraires à Tokyo, les passionnés de littérature et de livres rares arpentent des ruelles où le passé s’entrelace avec le présent. C’est dans cet univers singulier qu’émerge une pépite oubliée : une série des aventures de Tintin, publiée en 1968 par la maison d’édition Shufunotomo.


Au milieu des 180 librairies de Jinbocho, entre volumes reliés, mangas anciens et livres rares, une étagère encombrée attire l’attention des tintinophiles avertis. On y trouve des albums de l’œuvre d’Hergé adaptés au format japonais de l’époque. Ces éditions, à la fois rares, insolites et fascinantes, reflètent un Tintin métamorphosé pour séduire le public nippon.
Les débuts de Tintin au Japon
Tout commence en 1968, avec la publication par Shufunotomo de la série Bōken Tintin (Les Aventures de Tintin), comprenant trois volumes regroupés dans un coffret : L’Île Noire, L’Étoile Mystérieuse et Le Secret de la Licorne. Ces éditions marquent les premiers pas de Tintin dans la culture japonaise, à une époque où les mangas au format bunko (livre de poche) connaissent un essor considérable grâce à leur prix abordable et leur format pratique.
Shufunotomo, maison d’édition reconnue pour la qualité de ses publications, obtient alors les droits pour éditer Tintin dans un format inédit : un petit volume horizontal de 132 pages, mélangeant des planches en noir et blanc, bichromie et quelques touches de couleur. Ce choix, dicté à la fois par des contraintes éditoriales et budgétaires, modifie profondément l’expérience visuelle de l’œuvre originale.

Une traduction controversée
La traduction, confiée à Hiroo Sakata, futur lauréat du prestigieux prix Akutagawa, oscille entre inventivité et maladresse. Les dialogues, adaptés pour un public japonais, s’éloignent parfois du style ciselé d’Hergé, glissant vers des formulations simplistes ou humoristiques.
Ainsi, dans L’Étoile Mystérieuse, rebaptisée La Grande Météorite Mystérieuse, Milou commente une étoile filante avec une réplique improbable : « L’ours va être surpris, oh, quelle surprise ! ». Ces libertés, bien qu’amusantes, ont sans doute contribué à l’échec de la série auprès des lecteurs japonais de l’époque.
Un destin singulier
Ces éditions s’adressaient principalement aux mères de famille, comme en témoigne une note en fin de volume : « Ce manga est destiné à être acheté par les mères pour leurs enfants. »
À une époque où les mangas étaient souvent critiqués pour leur contenu jugé excessif, Shufunotomo présentait Tintin comme une alternative saine et éducative. Cependant, dans un contexte dominé par des œuvres telles que Ashita no Joe ou Giant Robo, les albums d’Hergé peinaient à trouver leur place. Destinées à un public familial, ces éditions de Tintin étaient en décalage avec une culture du manga en pleine effervescence, marquée par des thèmes plus audacieux et parfois provocants.
Aujourd’hui, ces premières éditions de Tintin au Japon sont devenues des objets de collection très convoités. Leur format inhabituel, leurs jaquettes en japonais et leurs pages brunies par le temps leur confèrent un charme unique. Certains exemplaires, encore munis du coupon d’enquête satisfaction clients, atteignent des prix stratosphériques sur le marché des collectionneurs.

Un hommage au papier et à la transmission
Dans un Japon où le numérique occupe une place de plus en plus importante, Jinbocho reste une ode au papier. Ce quartier des libraires offre un espace hors du temps où les amateurs de Tintin, qu’ils soient nostalgiques ou curieux, peuvent découvrir une facette méconnue des aventures du célèbre reporter. Les éditions Shufunotomo incarnent l’étonnante capacité de l’œuvre d’Hergé à franchir les frontières et à s’adapter, parfois maladroitement, à des contextes culturels radicalement différents.
L’héritage de Tintin au Japon
Malgré un accueil initial mitigé, ces éditions japonaises de Tintin constituent aujourd’hui une curiosité historique précieuse. Elles témoignent des premiers efforts pour introduire la bande dessinée européenne au Japon, dans une époque où l’influence des comics était encore rare.
Dans les rayons de Jinbocho, les collectionneurs et amateurs peuvent encore espérer trouver ces trésors oubliés, perpétuant ainsi l’héritage d’un Tintin à la fois universel et unique.
Image de couverture ©Bruno Chapiron
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