Édition Tokyo

À la rencontre de la chorégraphe et danseuse Yuri Matsumaru

Le butō est né à Tokyo au début des années soixante, sous l’impulsion de deux artistes d’avant-garde, Hijikata Tatsumi (1929-1986) et Kazuo Ohno (1906-2010). Hijikata a développé une forme d’anti-danse qu’il a nommée ankoku butō « danse des ténèbres ». À travers ce langage corporel singulier, ils exprimaient la difficulté de vivre dans le Japon d’après-guerre, marqué par le traumatisme d’Hiroshima et une société en pleine mutation, dominée par la surconsommation.

1_© Thierry Wieleman, Yuri Matsumaru1_© Thierry Wieleman, Yuri Matsumaru
Écrit par Adina Mazzoni-Cernus
Publié le 17 mars 2025, mis à jour le 18 mars 2025

Dans « Le corps japonais », publié chez Hazan, Dominique Buisson définit le butō ainsi :

« La danse butō, de bu, “danser”, et de tō, “fouler aux pieds”, est une forme de retour aux sources, comme les danses shintō, les pantomimes, les invocations bouddhiques, les exorcismes et les extases chamaniques que pratiquait le Japon des origines. »

Aujourd’hui, nous rencontrons Yuri Matsumaru, chorégraphe et danseuse de butō, qui se produit aux quatre coins du monde.

Quand avez-vous commencé le butō ? Et quels grands maîtres vous ont inspirée ?

Je pense que c'était vers 2009. Un ami m'a invitée à participer à un atelier dirigé par Oikawa-sensei, ce qui a été ma première rencontre avec le butō. Un moment inoubliable s'est produit lors de ma deuxième participation à l'atelier, lorsque j'ai eu l'opportunité de danser aux côtés de membres de la compagnie de Pina Bausch. Ce jour-là, j'ai fini par improviser un solo de 15 minutes.

À cette époque, j'étais danseuse de flamenco et je n'avais ni connaissance ni expérience du butō. Je me souviens seulement d'avoir dansé désespérément quelque chose de chaotique qui n'était pas du flamenco. Après l'atelier, l'un des membres de la compagnie est venu me voir et m'a dit : « Ton Butō était incroyable. » J'étais sous le choc, me demandant ai-je vraiment dansé du butō alors que je n'en savais rien ?

J'ai véritablement plongé dans le butō en 2017, lorsque j'ai commencé à assister aux ateliers de Daisuke Yoshimoto. Chaque session était une source de découvertes et d'inspiration. Regarder les performances des autres participants était exaltant, et me perdre complètement dans le mouvement chaotique était une expérience libératrice. À cette époque, j'étais encore danseuse et enseignantes de flamenco, alors avoir un espace où je pouvais dépasser toutes les restrictions était incroyablement libérateur.

La première fois que j’ai vu Daisuke Yoshimoto remonte en réalité à trente ans : un homme au corps peint de blanc, vêtu d’une bata de cola (robe à longue traîne ornée de volants), exécutant une danse fascinante. À un moment donné, une bougie posée sur une table a enflammé les volants de sa jupe, et la scène s'est transformée en une danse de feu. C'était dangereusement beau - une image si marquante qu'elle reste gravée dans ma mémoire.

Le légendaire Kazuo Ohno, je ne l’ai jamais rencontré en personne, mais chaque fois que je regarde sa performance An Offering to Heaven, aux côtés de l’artiste solitaire d’ikebana Yukio Nakagawa, je suis submergée par les larmes et la gratitude.

Le livre de Kazuo Ohno, « Words of Workshop », est mon guide spirituel depuis mes années en tant que danseuse de flamenco. Il est rempli de mots qui résonnent comme des trésors - univers, âme, terre, amour, lumière, vie...

 

Partagez-vous l’affirmation de Kō Muroboshi (1947-2015) : « Les mouvements des parties supérieures calment les esprits, les mouvements des pieds stimulent les esprits » ?

Je pense que chacun possède une philosophie du butō qui lui est propre et précieuse. Pour ma part, je n'ai pas dansé en ayant consciemment cette idée en tête, mais en repensant soudainement au flamenco, je me dis que cela pourrait être vrai. S'il existe un lien entre le flamenco et le butō, alors peut-être que ce phénomène a effectivement du sens.

 

Le flamenco suit un rythme structuré, tandis que le butō s’en affranchit. Comment conciliez-vous cette dualité ?

Dans le flamenco, des tourbillons naissent au sein du rythme répétitif, de petits tourbillons qui deviennent peu à peu plus grands, jusqu'à se connecter à la terre et à l’univers.

En revanche, lorsque je danse le butō, je me sens délivrée du rythme et trouve une liberté totale qui me remplit de joie. Je peux m’harmoniser avec la musique et les sons, ou m’en éloigner. Je m’y mêle librement et m’unis à eux. Parfois, je plonge profondément à l’intérieur de moi-même, parfois je me déploie largement vers l’extérieur.

Étant une ancienne danseuse de flamenco, cet héritage reste présent en moi, mais aujourd’hui je me concentre sur le butō. Lorsque j’ai commencé à le danser, j’ai consciemment écarté les éléments du flamenco, mais aujourd’hui, tout ce qui émerge naturellement de mon intérieur, même si c’est influencé par le flamenco, je l’accepte comme faisant partie de l’expression de mon âme.

 

Votre dernière performance, « Le Papillon et le Fil rouge », inspirée de votre histoire intime qui parle d’amour et de deuil, est d’une poésie bouleversante. Votre corps vit plusieurs états de transformation : corps-chrysalide, mouvements lents, tendus, accélérés, spasmes…

Dans la Grèce antique, le papillon symbolise l’âme et l’immortalité. Est-ce le cas au Japon ?

 

Au Japon, le papillon est vénéré comme un être sacré qui transporte l'âme des défunts, reliant le monde des vivants et celui des morts. J'ai puisé dans cette symbolique pour l'intégrer à mon œuvre, en la reliant à mes propres expériences personnelles.

Le papillon est aussi un symbole de "transformation" et de "renaissance", en lien avec le cycle de la vie et de l'âme. Dans cette perspective, il me semble qu'il peut également être associé à l'idée de l'âme et de l'immortalité, à l'instar de la Grèce antique.

 

yuri matsumaru
© Thierry Wieleman, Yuri Matsumaru

 

Le butō dialogue-t-il avec le nō ou le kabuki, en dehors du maquillage blanc ?

Le Butō a été créé dans les années 1950 par Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno. À cette époque, le Butō visait à libérer l'expression artistique de son cadre traditionnel et occidental, en réaction contre ces influences, dans une période de chaos après-guerre. Il se distingue des arts traditionnels tels que le Nô, le Kabuki ou le ballet, qui privilégient les formes et techniques transmises de génération en génération, en mettant l'accent sur l'expression de thèmes abstraits comme les émotions intérieures, l'inconscient et la transformation à travers le corps. Le Butō a ainsi joué un rôle de contre-culture, porteur d'un esprit de révolte contre les normes sociales de l'époque.

Le Butō cherche à libérer l'expression sans se conformer à des techniques ou formes rigides, en donnant priorité à la matérialisation de thèmes profonds à travers les mouvements du corps. Ainsi, les interactions directes avec des arts comme le Nô ou le Kabuki sont rares, le Butō poursuivant plutôt une expression originale, dégagée des formes artistiques préexistantes.

Puisqu’il est question du corps blanc, impossible de ne pas évoquer Guillaume Diop, premier danseur étoile noir de l’Opéra de Paris, symbole d’une ouverture tardive à la diversité dans le monde de la danse classique.

 

Peut-on en dire autant du butō ?

Je ne suis pas une intellectuelle, donc ce n'est qu'un avis personnel, mais je pense que le Butō a été influencé dès le départ par la pensée occidentale, la littérature et les arts, notamment par Georges Bataille. Au Japon, il appartenait à la culture underground, mais il a progressivement attiré l'attention à l'étranger et s'est internationalisé. De ce point de vue, on peut dire que le Butō a intégré une certaine diversité dès le début.

Ceci est également mon opinion personnelle, mais je ressens une différence entre le mot « 舞踏 » en kanji et « Butoh » en alphabet. « 舞踏 » évoque pour moi un profond respect envers les figures légendaires du Butō, tandis que « Butoh », tel qu'il s'est développé à l'international, semble offrir une liberté d'expression moins contrainte. Personnellement, je me sens appartenir à cette dernière approche. J'ai eu l'occasion de voir de nombreuses performances remarquables de danseurs de Butoh à travers le monde.

 

Comment voyez-vous l’évolution du butō aujourd’hui, notamment en dehors du Japon ?

Je ne connais pas toute la scène mondiale du butō, mais j'ai eu la chance de découvrir de nombreuses œuvres exceptionnelles de danseurs de butō venus de différents pays, principalement en Europe, et cela m'a énormément inspirée. De plus, j'ai eu l'opportunité de donner une première performance de butō en Jordanie et en Tunisie en tant que Japonaise, et ce qui m'a le plus réjouie, c'est la réaction très positive du public. En Tunisie, j'ai aussi eu l'occasion d'enseigner le Butō à des étudiants d'une école de théâtre, et j'ai été profondément touchée en apprenant qu'ils faisaient eux-mêmes leurs propres recherches sur le butō. Je sens que le butō possède une grande profondeur, permettant à chacun de s'exprimer librement, comme un champ ouvert où l'on peut exprimer ce que l'on souhaite.

 

yuri matsumaru
© Thierry Wieleman, Yuri Matsumaru

 

 Quelle est l'importance de la musique dans votre performance ?

La musique est extrêmement importante dans ma performance, même lorsqu'il s'agit de silence. Comment l’espace naît-il de la résonance entre la musique, le corps et l’âme… ? Un même mouvement peut créer un univers totalement différent selon la musique qui l'accompagne.

Lorsque je crée une œuvre, je suis totalement libre de choisir la musique et j'expérimente diverses possibilités. En revanche, lorsque je collabore avec des musiciens, je plonge dans leur univers sonore et savoure pleinement cette aventure inconnue. Dans le premier cas, je célèbre une liberté absolue ; dans le second, je savoure une liberté avec des contraintes. Il n’y a pas de règle fixe dans le choix de la musique.

 

Pour conclure, quels sont vos projets artistiques à venir ?

Les projets confirmés actuellement sont une collaboration avec des musiciens à Bruxelles le 23 mai 2025, ainsi que la performance de « Le Papillon et le Fil rouge », lors du Eazees Festival - The Woman Festival, qui se tiendra du 25 septembre au 2 octobre 2025 au Caire. De plus, je suis en train de créer une nouvelle œuvre intitulée HIKARIFURU « la lumière tombe » qui pourrait être présentée à Amman en août.

 

yuri matsumaru
© Chris Bulte, Yuri Matsumaru

 

Profil Facebook

Photo de couverture par Thierry Wieleman

Flash infos

    Les annonces à Tokyo