Pianiste, compositeur, chef d’orchestre et éducateur, Dr Robert Casteels, Belge vivant à Singapour depuis 1995 nous raconte la genèse de son nouveau projet, née dans la période difficile du Covid19, et nous donne un aperçu des difficultés et des potentialités du langage digital dans le secteur artistique.
Lepetitjournal.com : Votre projet s’appelle ¿Rəsiliəncə!. Il se réfère à l’expérience que nous vivons actuellement du Covid19. Comment est née l’idée de transformer cette situation en musique et puis dans un projet qui inclut bien 10 artistes ?
Dr Robert Casteels : Un projet de création artistique est toujours la conjonction dans le temps et l’espace d’une nécessité et d’un désir, de contingences et de potentialités. En l’occurrence, je n’avais d’abord aucun désir de créer quoique ce soit. Fait extraordinaire, cette année je n’avais plus rien composé depuis janvier, alors que je ne traversais aucune dépression mentale. En outre je disposais d’un océan de temps libre puisque tous les concerts et leurs répétitions étaient supprimés. Covid obligeant, la mode est aux créations en ligne. Aussi je regardais ces créations mais restais sceptique devant ces tentatives de prolonger le passé : les musiciens jouent séparément chez eux en suivant une piste rythmique, c’est-à-dire un click sonore. Ce signal sonore permet la synchronisation mais enrégimente la musique. Ainsi enregistrée, la musique devient rigide et pauvre. J’ai réfléchi et ai procédé par élimination, c’est-à-dire qu’avant de décider comment faire, j’ai écarté tout ce que je ne voulais pas faire. De là les décisions de bannir toute piste rythmique et de collaborer avec des artistes qui sont eux-mêmes des créateurs.
Page de partition de ¿Rəsiliəncə!
Pouvez-vous nous décrire ce projet qui voit ensemble des musiciens, une écrivaine, un danseur et un vidéaste ?
¿Rəsiliəncə! est un mille-feuille artistique. Je crée séparément les couches du mille-feuilles avant de les superposer. J’ai d’abord composé une bande sonore qui consiste en 42 parties instrumentales et vocales indépendantes. Au début tout semble normal. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ensuite de petites dissonances apparaissent ici et là qui éclatent comme des bulles métalliques. Ces petites dissonances se multiplient graduellement. Simultanément un son menaçant apparaît dans le registre le plus grave. Ce son grandit et grossit, traverse tout l’espace sonore jusqu’au suraigu. Quatre orages de plus en plus violents éclatent et alternent avec des moments de répits hypnotiques. Après le dernier climax épileptique, nous sommes arrivés au sommet d’une montagne après une ascension douloureuse. Là une masse sonore s’étend à perte de vue qui mène à une mélodie résolument optimiste. La musique s’évapore dans le lointain. Pour renforcer l’impact émotionnel de la musique, j’ai déformé certains passages de cette musique grâce à des effets électroacoustiques. Ensuite les musiciens et le danseur ont choisi un segment sur lequel ils improvisent, tandis que l’écrivaine écrivait ses poèmes et que le vidéaste accumulait des kilomètres d’images filmées. Covid obligeant, tous les artistes sont venus, un par un, au studio pour être enregistré. S’ensuit une période de travail intense d’édition. Le film combine des scènes de ville et de nature singapourienne avec des formes géométriques abstraites. Le film est émouvant et beau. Le message fondamental de ¿Rəsiliəncə! est que la résilience ou la capacité de rebondir nous permet de surmonter une crise massive pourvu que la cohésion sociale soit forte.
Quelles sont les difficultés de réalisation d’un spectacle en temps de covid ? Et comment les avez-vous surmontés ?
Je n’ai pas rencontré de grandes difficultés parce que j’ai évité le piège de vouloir reproduire le passé, parce que j’ai bénéficié de l’expérience acquise lors d’un projet intitulé Nine Dragons de structure similaire que j’avais monté en 2018 et parce que j’ai misé sur la confiance en une équipe d’artistes sur qui je savais que je pouvais compter. A partir du moment où je décide et m’engage à donner à ces artistes un pouvoir de co-créateur, je dois rester conséquent et me retenir d’intervenir pendant leur travail. C’est la raison pour laquelle je me suis tenu très discret pendant les séances d’enregistrements. Le résultat dépasse mes espérances. ¿Rəsiliəncə! est une œuvre forte que nous devrions un jour exécuter en présentiel.
Pensez-vous que le digital puisse offrir à long terme un nouveau langage expressif aux artistes ?
Je fais la distinction entre le contenu et le contenant, même si ces deux composantes sont intrinsèquement liées. Si le contenant doit devenir exclusivement digital, alors les artistes devront repenser leur contenu artistique ab initio. A ceux-là s’ouvre un nouveau langage expressif prometteur grâce auquel continuera l’échange avec le public. Si, dans le cas de la musique, la nouvelle réalité consistera à diffuser en ligne de la musique préenregistrée sans public, alors le contenu est sans intérêt et mort-né. Comme tant d’autres je me suis construit un écosystème limité à mon domicile dans lequel j’ai donné et suivi des cours, vu des films, écouté des concerts et pièces de théâtre, visité des pays et des musées, fait tous mes achats en ligne, tout en restant en contact audio-visuel avec les autres membres de ma famille de l’autre côte de la Terre. J’aurais même pu pousser l’expérience virtuelle jusqu'à acheter ma nourriture en ligne. Pourquoi pas vivre dans une cabine isolée au fin fond de la forêt, dans une grotte au milieu du désert ou dans un condo sur une exo planète derrière Mars ? Assister à un spectacle consiste à volontairement me confiner dans un espace adhoc avec un nombre de gens inconnus mais avec lesquels pour la durée de ce spectacle je vais partager des émotions. Quoiqu’il en soit nous restons des animaux sociaux.
¿Rəsiliəncə! se compose de 8 épisodes qui seront diffusés gratuitement via streaming chaque jeudi soir des mois d’octobre et novembre, à 20h.
Pour les voir il suffit de suivre ce lien
Chaque épisode sera actif à la date et l’heure indiquées