L'Ambassadeur de France à Singapour a accepté de répondre au petit journal au lendemain de la visite d'Etat du Président François Hollande pour nous éclairer sur les perspectives et les accords signés entre nos 2 pays. Nouvellement arrivé , l'Ambassadeur a également évoqué son parcours, sa conception de la diplomatie et ses ambitions pour son mandat.
Lepetitjournal.com/Singapour : Dès votre arrivée à Singapour, vous avez eu à organiser la première visite d'Etat d'un Président français à Singapour. Comment s'est organisée cette visite ?
Marc Abensour - La préparation de la visite d'Etat du Président de la République a été à la fois un défi, compte tenu des contraintes de temps, et une formidable occasion, car elle nous a permis de lancer de nouvelles initiatives et de bénéficier d'un effet d'accélération. Pour l'organiser, il a fallu, sur l'ensemble des aspects de la relation bilatérale, avoir une vision claire de nos priorités et de nos objectifs, puis les décliner en termes de messages à délivrer, de structures à créer et d'accords à finaliser avec nos partenaires singapouriens. Cette démarche a bien entendu reposé sur un dialogue régulier avec tous les acteurs locaux concernés afin d'être également en adéquation avec les priorités du gouvernement singapourien.
Quels ont été les temps forts de cette visite à Singapour ?
M.A. - Les séquences traditionnelles de la visite ? entretiens avec le Président Tan et le Premier ministre Lee ? ont été des occasions essentielles de souligner les valeurs communes partagées avec Singapour, ainsi que le haut niveau de confiance qui caractérise notre partenariat stratégique : le refus du protectionnisme et l'impasse de l'isolationnisme, la promotion d'une mondialisation régulée et d'un système multilatéral permettant d'apporter une réponse collective et durable aux défis actuels, qu'il s'agisse du changement climatique ou de la question nucléaire en Iran. Il y avait un sens particulier à ce que le Président de la République porte ce message dans le cadre des Singapore Lecture organisées par l'ISEAS, car comme l'a souligné le vice-Premier ministre Tharman Shanmugaratnam lors de la conférence, l'ouverture et le libre-échange sont consubstantiels à Singapour. C'était d'ailleurs aussi le sens du déplacement du Président de la République sur le port à l'occasion de la signature de la joint-venture entre CMA-CGM et PSA, l'autorité portuaire de Singapour, afin de rappeler notre attachement à la liberté de navigation et au respect du droit de la mer.
Quels sont les grands axes prioritaires qui se sont dégagés suite à la visite ?
M.A. - L'innovation a été au c?ur de la visite d'Etat à travers le forum conjoint de l'innovation que le Président de la République a co-présidé avec le vice-Premier ministre Shanmugaratnam. Ce forum a ouvert la voie à de nouvelles perspectives de travail. 2018, année de l'innovation entre nos deux pays annoncée lors du forum, sera l'occasion de poursuivre sur cette dynamique.
L'accent sur l'innovation est prioritaire car il répond à un impératif stratégique des autorités singapouriennes. A travers les travaux du Comité pour l'économie du futur, celles-ci ont souligné l'importance de l'innovation pour soutenir la croissance et investissent en conséquence dans plusieurs domaines : l'éducation et la formation continue, l'internationalisation des entreprises, et bien entendu, le volet recherche et développement. De son côté, la France, grâce à son excellence scientifique et technologique, sa créativité et son approche solidaire et inclusive de l'économie digitale, dispose d'atouts de taille. En cela, nos modèles sont complémentaires.
Dans des domaines comme la smart city, la fintech, la santé, la 3D et la réalité virtuelle, ainsi qu'en matière d'enseignement supérieur et de recherche, la France est déjà présente à Singapour et peut apporter une offre supplémentaire. L'ESSEC et L'INSEAD ont déjà leur campus ici, Sciences Po a mis en place un double diplôme et de grandes universités passent des partenariats d'échange et de recherche avec des universités singapouriennes. Le CNRS, avec son projet sur l'accompagnement du vieillissement, va rejoindre le programme CREATE, un programme de très grande envergure et d'excellence qui rassemble les plus grands instituts mondiaux de recherche. J'espère que le CEA le suivra bientôt avec un projet sur l'économie circulaire. Le French Tech Hub, qui a été lancé en présence du Président de la République, permettra de mieux connaître l'écosystème local,
Et quels en ont été les résultats, les accords signés ?
M.A. - L'objectif de la visite était triple. D'abord, il importait de rendre plus lisibles nos atouts ici à Singapour, en particulier notre dispositif économique avec plus de 700 entreprises françaises présentes, 1000 si l'on inclut les entrepreneurs, dont beaucoup ont développé des centres de R&D. La France, l'Europe en général, souffre d'un déficit de visibilité. La visite a permis de donner un coup de projecteur sur l'excellence scientifique et technologique française. Ensuite, il était essentiel de nous doter de structures pour nous permettre de conduire une action dans la durée : c'est aujourd'hui le cas avec le French Tech Hub qui nous permettra, en fédérant l'ensemble des acteurs, d'intensifier les interactions entre les écosystèmes français et singapourien d'être plus visible et de faciliter l'installation de nouvelles start-ups. C'est une initiative très positive qui existe notamment à New York, Hong Kong, Tokyo?
Enfin, la visite a également été l'occasion de mettre en synergie tous les acteurs, agences singapouriennes, institutions scientifiques et culturelles françaises, entreprises. Une quinzaine d'accords et de mémorandums d'entente ont été signés à l'occasion de la visite d'Etat, ce qui est très encourageant.
Des entreprises faisaient partie de la délégation officielle. Un suivi de leurs projets à Singapour sera-t-il assuré par les services de l'Ambassade ?
M.A. - Bien évidemment, la cinquantaine d'entreprises françaises présentes dans la délégation du Président de la République sera accompagnée notamment par Business France pour appréhender les conditions d'un développement ou d'une extension de leurs activités à Singapour. Au-delà de la visite, c'est une préoccupation quotidienne pour l'Ambassade.
Et au-delà du volet économique, quels sont vos objectifs pour 2017 ?
M.A. - Le volet défense est également un pilier de notre partenariat stratégique. Dans ce domaine, nous avons avec la Cité-Etat des relations anciennes, notamment avec la formation des pilotes de chasse singapouriens en France sur la base militaire de Cazaux, dont nous fêterons les 20 ans l'année prochaine. Quasiment chaque année, notre ministre de la Défense participe au Shangri-La Dialogue, grand forum sur la sécurité en Asie. Mi-juin, la Mission Jeanne d'Arc fera escale à Singapour, dans le cadre de sa campagne en mer de Chine notamment, ce qui permet d'avoir des échanges avec la Marine singapourienne. Autre priorité, notre coopération en matière de sécurité qui se traduit par des actions de coopération en matière de contre-terrorisme et de cybersécurité. Bien entendu enfin, l'Ambassade sera également mobilisée par l'organisation des élections présidentielles et législatives.
Selon vous, quelles sont les forces et les faiblesses de la représentation française à Singapour ?
M.A. - Incontestablement, la France a un réseau dynamique et des atouts dans de nombreux domaines. Mais, parfois, il y a un manque de visibilité de ces acteurs. Nos autres partenaires européens n'hésitent pas à valoriser leur action ici à Singapour. Pour être plus visible, il convient d'amplifier les synergies entre tous les opérateurs, institutionnels et privés. A l'Ambassade, avec le service scientifique, Business France, l'Institut Français, nous soutenons cet effort de mise en réseau de tous ces acteurs. La consolidation d'une équipe France avec tous les opérateurs et le soutien de l'ensemble des représentations françaises, la Chambre de Commerce, l'Alliance Française, est pour nous une priorité absolue. Il faut également trouver un bon équilibre entre le temps d'animation de la communauté française, qui est d'abord le rôle du Consul, et celui d'influence politique que porte l'Ambassadeur.
Vous êtes arrivé en début d'année 2017 et la communauté française vous a découvert pour la première fois, lors de vos v?ux prononcés en chinois. Pouvez-vous nous éclairer sur votre parcours et vos liens particuliers avec l'Asie ?
M.A. - Je suis diplomate de carrière avec un cursus peut-être atypique par rapport à la plupart de mes collègues. Je suis rentré au Quai d'Orsay par le concours d'Orient, après des études en philosophie et une coopération à Taïwan où j'ai appris le chinois. Mon premier poste était à Pékin. J'ai ensuite continué à suivre les affaires asiatiques à Paris, en tant que sous-directeur Extrême-Orient. Je me suis ensuite orienté vers les affaires stratégiques et de défense.
Aujourd'hui, je suis très heureux de revenir en Asie. Si l'Asie du Sud-Est n'est pas la zone qui m'est la plus familière, je retrouve à Singapour une dimension chinoise et aussi une relation où les volets de défense et de sécurité sont particulièrement denses. Mes expériences antérieures me sont en cela très utiles. Je suis venu à Singapour en famille, avec mon épouse qui est suédoise et nos deux enfants scolarisés au LFS.
Quels sont les éléments qui vous ont le plus étonnés concernant Singapour depuis votre prise de fonction ?
M.A. - Ce qui m'a vraiment frappé est cet effet « amplificateur » de Singapour du fait de son ouverture totale au reste du monde, cette résonance à tous les enjeux politiques économiques, sécuritaires? Par exemple, les relations sino-américaines ont des conséquences directes et immédiates à Singapour, de même que le ralentissement de la croissance chinoise, ou les tentations protectionnistes américaines. Singapour est donc un lieu où l'on peut analyser les enjeux et défis du monde et c'est aussi la raison pour laquelle l'avenir s'invente ici. Le deuxième élément est cette identité singapourienne, multiple et qui n'est pas simplement une composante du monde chinois. Comment cette identité va-t-elle évoluer ? Comment l'héritage du bâtisseur visionnaire de Singapour Lee Kwan Yew va-t-il être géré ? Il y a aussi ce paradoxe entre une réussite économique spectaculaire et une conscience de vulnérabilité. C'est assez unique dans le monde. Je ne vois qu'Israël qui partage cette même vision.
Est-ce que votre formation en philosophie vous aide dans vos missions diplomatiques. Et si oui, de quelle manière ?
M.A. - Si vous m'aviez posé cette question il y a une dizaine d'années, je vous aurai probablement répondu que ma formation ne m'avait pas été utile dans ma carrière. Mais aujourd'hui, je pense différemment. Pour schématiser, je dirai que le philosophe est la combinaison d'un logicien et d'un poète, c'est-à-dire qu'il utilise l'esprit pour une saisie intuitive de la réalité. Si le philosophe n'était que poète, il serait submergé par la sensation, s'il n'était que logicien, il définirait un système rigide, sec et désincarné. Il faut combiner les deux et jouer de cette tension. Et pour un diplomate, c'est un peu pareil. Il y a forcément un appel à l'intuition, le fameux « facteur humain » et à l'implacable rationalité de la « realpolitik ». J'ajouterai aussi que la diplomatie est surtout un art d'exécution, ce qui la distingue sans doute de la philosophie.
En outre, un philosophe consacre son temps à analyser des problèmes, à les déconstruire pour les recomposer sous un jour nouveau. Et dans une négociation, cela aide. Face à une situation floue, ambigüe ou complexe, il faut essayer de dégager des lignes de force, faire ressortir des enjeux et problématiques qui vont ensuite faciliter la recherche d'une solution de compromis.
Propos recueillis par Clémentine de Beaupuy, www.lepetitjournal.com/singapour, le jeudi 16 mars, et complétés le 3 avril.