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Devenir épicurien

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Écrit par Lepetitjournal Singapour
Publié le 16 juin 2020, mis à jour le 17 juin 2020

Se qualifier « d’épicurien » est quelque chose de répandu, c’est prétendre aimer prendre du plaisir à travers la gastronomie par exemple, mais pas seulement. Si le dénigrement du philosophe par ses concurrents contemporains a fait naître cette idée, le fondateur de l’école antique était pourtant bien étranger à ce genre de plaisir. Car pour Épicure, c’est l’évitement du déplaisir (l’ataraxie) qui procure le bonheur et non se ruer sur une côte de bœuf arrosée d’un grand cru. Il s’agit au contraire de savoir contenter de peu, ce qui est naturel et nécessaire (pain, eau, fromage) et rejeter toute autre forme de mets et de plaisirs non nécessaire. 

 

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Illustration d'après Buste d'Epicure, Musée du Vatican.

 

La société contemporaine a les moyens de tendre vers l’épicurisme bien plus aisément que trois siècles av. J-C. et pourtant l’absence de volonté, de courage ou de savoirs empêche de se tourner vers cette forme de plaisir. Prenons l’exemple de la consommation de la viande ou du poisson. S’il fait assez peu de doutes sur la nécessité que nous avons eue de manger de la viande à l’aube de l’espèce humaine (héritage du Néolithique) pour combler nos besoins nutritionnels, il y a bien longtemps que cette pratique n’a plus aucun sens, c’est même une aberration si on regarde ne serait-ce que l’enjeu environnemental que cela représente. En effet, la production mondiale de viande est l’une des plus grandes causes du réchauffement climatique, de la déforestation et de la pollution de la planète. Par ailleurs bon nombre d’études scientifiques ont maintes fois démontré en quoi la viande n’était pas nécessaire à notre survie, ni même à notre développement, dès lors qu’une alternative est disponible. En conséquence la question qui nous préoccupe ici s’arrête plutôt sur l’enjeu de la consommation de viande dans la perspective de prendre du plaisir. Il peut en effet paraître assez paradoxal que nous veillions à vivre mieux, plus en harmonie avec nous-mêmes et que, dans le même temps, nous ingurgitions un grand nombre de cadavres, des animaux élevés exclusivement dans le souci qu’un autre être vivant puisse prendre du plaisir.

Tout un chacun est pourtant bien informé des atrocités de l’élevage de masse, des conditions déplorables de transport des animaux, de l’absurdité de les nourrir, dans le seul but de les engraisser, avec un grand nombre de substances chimiques. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’écart est considérable entre la volonté des individus qui, globalement, est de ne pas nuire, et leurs façons d’agir envers les animaux. D’ailleurs, si nous continuons à consommer de la viande, c’est bien que nous ne prenons pas conscience de cet écart ; d’autant que nous déléguons la mort. En effet, autant de viande serait-elle ingurgitée si chaque carnivore devait aller tuer lui-même un animal ? 

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Il semble pourtant évident que le plaisir passe par le fait de causer le moins de mal possible. Il s’agit de s’interroger sur les souffrances que nous causons, au profit de qui, de quoi et pour quels effets ? Sans compter les conséquences extrêmement polluantes de la production de viande et il est clairement paradoxal d’être un défenseur de l’environnement et, simultanément, un consommateur de viande. Plutarque, dans son Usage des viandes, l’expose ainsi : « je vous demande avec étonnement quel motif ou plutôt quel courage eut celui qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui toucha de ses lèvres les membres sanglants d’une bête expirante, qui fit servir sur sa table des corps morts et des cadavres, et dévora des membres qui, le moment d’auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? Comment ses yeux purent-ils soutenir l’aspect d’un meurtre ? Comment put-il voir égorger, écorcher, déchirer un faible animal ? Comment put-il en supporter l’odeur ? Comment ne fut-il pas dégoûté et saisi d’horreur quand il vint à manier l’ordure de ces plaies, à nettoyer le sang noir qui les couvrait ? »

Depuis des siècles, l’homme est carnivore, et ce dans toutes les cultures, dans tous les coins du globe, et quelle que soit la religion, si ce n’est l’hindouisme. En faisant de l’homme le centre et le maître de la création, le judaïsme puis le christianisme ont fait en sorte que l’animal ne serve qu’à une seule fin : le bien de l’homme. Après des siècles de pratiques, d’usages et de traditions, nous ne pouvons remettre en question nos habitudes qu’avec de l’éducation et de la réflexion. Alors que les êtres humains sont omnivores, que l’abondance de variétés de nourriture sur Terre est considérable, pourquoi, dans leur grande majorité, consomment-ils encore de la viande, si ce n’est par réflexe, égoïsme ou ignorance ? « Quelle rage vous porte à commettre des meurtres, quand vous êtes rassasiés de biens et que vous regorgez de vivres ? », demande encore Plutarque.

 

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Celui qui se revendique végétarien aujourd’hui est l’anormal, c’est celui qui se différencie et doit se justifier. Plutarque note cette contradiction : « C’est de ceux qui commencèrent ces horribles festins, et non de ceux qui les ont enfin quittés, qu’on a lieu de s’étonner. Encore les premiers qui osèrent manger la chair des animaux pouvaient-ils s’excuser sur la nécessité. » Choisir une autre façon d’être, de faire, provoque naturellement de l’étonnement, il est tellement plus simple de faire comme les autres. Il est presque gênant d’inviter à dîner chez soi sans proposer viande ou poisson, cela ne constitue pas un repas digne de ce nom. Pour autant, il est finalement curieux que la convivialité d’un dîner se transforme en partage de cadavres, que l’on accepte dans le corps de nos invités et le nôtre. N’y a t-il pas quelque chose de malsain dans ce partage entre « humains » de la cruauté qui a été infligée, de la violence que nous célébrons à plusieurs.

Ce que nous ingurgitons a nécessairement une charge historique, sociologique, philosophique, que l’on se doit de connaître car elle a des conséquences sur notre personnalité, notre mode de vie. Nous ne pouvons pas faire comme si infliger de la cruauté à un être vivant n’avait aucune conséquence sur nous-mêmes, sur notre identité. Nous ne pouvons pas estimer l’intelligence des animaux, éprouver de la tendresse, de l’affection à les caresser, être ému en les montrant aux enfants, apprécier l’harmonie de leur chant, souligner leur frugalité, et dans le même temps négliger totalement la cruauté avec laquelle ils sont abattus. 

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S’il ne s’agit pas de devenir un épicurien dans son véritable sens nous pouvons y tendre cependant, au profit de soi comme au profit des autres, pour peu que nous commencions à s’interroger sur ce que nous faisons.

[1]. Plutarque, Sur l’usage des viandes, 993a.
[2]. Idem, 994a.
[3]. Idem, 993c.

 

Xavier Pavie est philosophe, Professeur à l'ESSEC Business School, Directeur académique du programme Grande Ecole à Singapour et du centre iMagination. Chercheur à l'Institut de Recherches Philosophiques à l'Université Paris Nanterre il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages concernant les exercices spirituels philosophiques et l'innovation responsable. 

Anne-Laure Herrezuelo est une consultante innovation & créativité, facilitatrice et artiste. Ingénieur agronome de formation, elle a travaillé en change mangement en tant que consultante en Europe pour des entreprises du CAC40. En Asie, sa progression dans les secteurs de la Tech et des entreprises sociales l'a inspirée à fonder sa propre entreprise, ALH Studio. Son équipe accompagne les dirigeants "to invest and grow the best asset of all, a creative and innovative team". Elle travaille aussi en tant que programmateur pour des festival culturels, engage des centaines de personnes dans de joyeux "social paintings" et aime peindre et le format immédiat des illustrations

 

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