La cité-État est juste derrière New-York en ce qui concerne le nombre de gratte-ciels (définis comme hauts de 100 m ou plus) démolis de manière volontaire à ce jour. Leur nombre est modeste (10), mais leur relative jeunesse (le plus vieux avait 45 ans) laisse à réfléchir sur les raisons et les conséquences d’une telle politique.
Singapour, un paysage en évolution permanente
Si vous demandez à des Singapouriens quel est l’oiseau national de Singapour, ils vous répondront en souriant « la grue », faisant référence à la fièvre de construction qui caractérise ce pays et que seule la pandémie a pu maîtriser un temps. Si vous quittez Singapour plusieurs années, vous risquez de ne plus reconnaitre certains quartiers à votre retour, tant de nouveaux bâtiments seront apparus entre temps.
La démographie est une des raisons de cette évolution. La population de Singapour s’accroit régulièrement. Elle a dépassé les 6 millions en juin dernier, soit une multiplication par 6 depuis 1950. Même si le taux de croissance s’est ralenti, il a encore été de l’ordre de 9% en moyenne ces dix dernières années, soit environ 50.000 habitants de plus chaque année. Pour les accommoder, plus de 15.000 logements HDB ont été construits en moyenne ces six dernières années, principalement dans les quartiers périphériques.
Mais la croissance démographique n’est pas le seul moteur de la construction. Il y a aussi le renouvellement de bâtiments anciens. Comme vous l’avez remarqué, il y a peu de bâtiments en déshérence à Singapour, sinon quelques propriétés privées, comme le palais Woodneuk, situé sur une immense propriété près du Jardin botanique et appartenant au sultan de Johore. En effet compte tenu du prix des terrains et de l’immobilier, les bâtiments délabrés représentent un manque à gagner important. Il est alors plus intéressant de démolir le bâtiment existant et d’en construire un nouveau, plus moderne et surtout présentant une superficie supérieure, pour maximiser son rapport. Pour la même raison, vous ne verrez pas beaucoup de terrains vagues à Singapour.
Un développement singapourien à la verticale
Singapour est à la fois un des pays le plus denses du monde (avec plus de 8000 habitants au km2, il est troisième derrière Macao et Monaco) et une des villes avec la plus grande proportion d’espaces verts (avec 47% de sa superficie consacré aux espaces verts, il est aussi troisième derrière Oslo et Vienne). Ce paradoxe est rendu possible par une politique délibérée de construire l’essentiel des logements et des bureaux à la verticale. La hauteur des bâtiments a augmenté avec le temps.
Dans les années 50, le plus haut bâtiment était le Cathay Building, aujourd’hui disparu (excepté sa facade classée monument historique), qui faisait 70 m et comptait 17 étages. Dans les années 70, c’était la Mandarin Singapore Tower (aujourd’hui l’hôtel Hilton Singapore Orchard), qui fait 152m et compte 40 étages. Depuis 2016, c’est la Guoco Tower, située à Tanjong Pagar, qui fait 284m et compte 64 étages. Les HDB ont aussi grandi, passant de pavillons de 2 étages à des géants de 50 étages.
Mais Singapour n’a jamais fait, comme d’autres pays, de la hauteur de ses bâtiments un sujet d’orgueil national, même si le Cathay Building a été un temps le plus haut bâtiment de l’Asie du Sud-Est. Il est vrai que la présence de pas moins de 7 aéroports civils ou militaires sur cette petite ile a conduit à limiter la hauteur des bâtiments à 280m (Guoco Tower a bénéficié d’une exemption). Cependant, 120 immeubles y dépassent les 150m.
Un remplacement accéléré des immeubles
Le territoire de Singapour est partitionné en zones bien définies correspondant à leurs usages : commercial, industriel, résidentiel, … Le résidentiel lui-même est divisé en immeubles (HDB et condominiums) et maisons (depuis la shop house à jusqu’aux luxueux bungalows entourés de parcs luxuriants).
Ces dernières années, les plus anciens HDB ont été démolis pour être reconstruits, soit parce qu’ils ne comportaient que quelques étages, et offraient donc une surface habitable limitée par rapport à la surface du terrain occupé, soit parce qu’ils comportaient des éléments d’infrastructure obsolètes ne respectant plus les normes actuelles et qu’il aurait été trop coûteux de remplacer. Ces « redéveloppements » sont facilités par une caractéristique fondamentale du paysage immobilier de Singapour qui est que 90% des terrains appartiennent à l’état et que l’essentiel des appartements sont situés sur des terrains mis a disposition dans le cadre de baux emphytéotiques et revenant automatiquement à l’état après une période donnée (typiquement 99ans).
Dans le cas des condos, ou plus généralement des immeubles collectifs privés, la dynamique est différente, même si la plupart d’entre eux sont aussi soumis à des baux emphytéotiques. C’est soit les « propriétaires », qui, voyant que le prix des terrains environnants prend de la valeur, décident de mettre en vente la propriété pour réaliser des gains financiers, soit un promoteur, intéressé par le terrain, qui les démarchent. Le processus, appelé « en bloc » et fortement règlementé, est assez lourd. Il peut avorter, soit que le quota de propriétaires désireux de vendre (80 à 90% de parts du condo selon son âge) ne soit pas atteint, soit que le prix offert par les acheteurs potentiels ne réponde pas à l’attente des propriétaires. Cependant sur les 4 dernières années, on compte une quarantaine de ventes « en bloc » réussies.
Les grands immeubles n’échappent pas à cette course de redéveloppement. Une dizaine d’entre eux ont été détruits ces dernières années pour faire place à de nouveaux immeubles a priori rentables. Certains avaient pourtant encore bonne mine, comme l’AXA Tower construite en 1986 pour abriter le Ministère des Finances (l’immeuble s’appelait alors « The Treasury »). Il a été démoli l’année dernière pour faire place à un nouvel immeuble, « the Skywaters ». C’est jusqu’à présent le plus haut immeuble jamais démoli volontairement dans le monde. Son remplaçant sera beaucoup plus haut (305 m au lieu de 235m, la fermeture planifiée de l’aéroport de Paya Lebar, permettant de rehausser la hauteur maximum des immeubles en centre-ville) et surtout 50% plus spacieux (149.000 m2 au lieu de 96.000 m2). Il accueillera des commerces, des bureaux, un hôtel, et des appartements de luxe.
Une autre démolition qui a défrayé la chronique il y a quelques années est celle de Pearl Bank. Lors de sa finition en 1976, c’était le plus haut et le plus dense immeuble résidentiel de Singapour. Situé en bordure de Chinatown et de style brutaliste, il avait une forme originale de fer à cheval avec un cœur évidé. Après plusieurs tentatives avortées de vente « en bloc » qui se sont étalées sur plus de dix ans, l’immeuble a été finalement vendu à un promoteur en 2018 et démoli en 2020. A cette époque, beaucoup ont réclamé que cet immeuble soit préservé, comme témoin d’une époque architecturale de Singapour, en vain. L’immeuble qui le remplacera, « One Pearl Bank », en conservera au moins la forme générale. Il aura une superficie intérieure à peine supérieure (57.000 m2 au lieu de 55.000 m2), mais sera sensiblement plus haut (178m au lieu de 113m) et contiendra presque trois fois plus d’appartements (774 au lieu de 280).
Remarquons que la taille des appartements diminue avec le temps. Les pièces dans les nouveaux condos ou HDB sont sensiblement plus petites que dans les anciens. Il n’y a pas de petits profits pour les investisseurs !
Singapour, un bilan environnemental mitigé
Alors que Singapour s’est engagé à la neutralité carbone à l’horizon 2050, on peut s’interroger sur les conséquences environnementales de ce remplacement accéléré des immeubles.
La réponse n’est pas évidente, car, si la démolition et la reconstruction d’un immeuble cause à l’évidence des émissions carbone, celles-ci peuvent être plus ou moins compensées par le gain en empreinte carbone dû à l’emploi de nouvelles technologies plus performantes dans le nouvel immeuble. La Building and Construction Authority (BCA), qui régit le domaine de la construction à Singapour, a d’ailleurs développé un outil permettant d’estimer l’impact environnemental d’un nouvel immeuble.
Par ailleurs, certaines modalités de redéveloppement peuvent être moins nocives pour l’environnement. Par exemple, dans le cas du redéveloppement de l’immeuble CPF en 2017 (aujourd’hui CapitaSky), la conservation des fondations a permis d’économiser 37% d’émission carbone. Mieux encore, lorsque le but est simplement de moderniser un immeuble devenu vieillot, mais dont la structure reste saine, un réaménagement peut suffire sans avoir à démolir et reconstruire, solution qui a été retenue pour le Republic Plaza en 2018.