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A Singapour ou ailleurs… L’univers déconcertant des religions chinoises

Que représente la décoration colorée des temples chinois ? Quels rites y sont pratiqués ? A quoi correspondent ces petits autels rougeoyants qui parsèment les lieux publics et les foyers chinois ? Quelle est la signification des offrandes aux « fantômes affamés » ? Autant de questions que l’occidental ne manque pas de se poser quand il découvre Singapour. Lepetitjournal.com vous donne quelques clés pour décrypter ce monde entre religion, philosophie et superstition.

Intérieur du temple taoïste Leong San See (© Wikimedia)Intérieur du temple taoïste Leong San See (© Wikimedia)
Intérieur du temple taoïste Leong San See (© Wikimedia)
Écrit par Jean-Michel Bardin
Publié le 30 avril 2025, mis à jour le 6 mai 2025

L’omniprésence des cultes chinois à Singapour

Les ¾ de la population résidente de Singapour étant d’origine chinoise, il n’est pas étonnant d’y rencontrer de nombreuses manifestations des religions de cette origine. Plus de mille temples chinois parsèment l'île. Il est difficile de se promener sans rencontrer au détour d’un food court, d’un centre commercial, voire d’un parking ou d’un terminal de bus, ces petits autels rougeoyants supportant des offrandes et des chandelles, qui ornent aussi beaucoup de foyers chinois. Ces mêmes offrandes et chandelles apparaissent au pied des immeubles, durant le mois des « fantômes affamés »*

 

*Lorsque quelqu’un meurt, son âme s’éclipse en toute tranquillité. Cependant, cette paix est impossible à trouver si la personne trépasse de façon violente ou si sa famille ne lui rend pas suffisamment hommage. Condamnées à une éternité d’errance, ces âmes reviennent lorsque les portes de l’enfer s’ouvrent pendant un mois chaque année, sous promesse de bonne chère et d’amusements aux dépens de vivants.


En savoir plus sur les fantômes affamés 

 

Offrandes lors du festival des fantômes affamés (© Reeracoen)
Offrandes lors du festival des fantômes affamés (© Reeracoen)

 

Une palette de croyances, de rites et d’enseignements remontant à la nuit des temps

On distingue traditionnellement trois religions chinoises : le bouddhisme, le taoïsme, et le confucianisme. Selon une publication du Pew Research Centre datant de 2023, elles sont suivies par 32% des habitants de Singapour. En effet la moitié des chinois de Singapour se disent chrétiens ou athées, même s’ils visitent des temples ou font des offrandes à leurs ancêtres occasionnellement. Les pères de ces trois religions, Siddhartha Gautama, Lao Tseu, et Confucius, ont vécu à peu près à la même époque, vers le 5ème siècle avant J.-C.

Mais chacune de ces religions compte plusieurs courants et leurs frontières ne sont pas étanches. Si vous visitez le plus ancien temple taoïste de Singapour, Thian Hock Keng, sur Telok Ayer street, vous y trouverez tout aussi bien un autel bouddhiste dédié à Guanyin, un autre dédié à Confucius, et un autre encore dédié à Mazu, la déesse de la mer. Ce syncrétisme se retrouve dans la plupart des temples. 

Plus surprenant encore, les visiteurs de ces temples peuvent aussi fréquenter des temples hindous, voire des keramats malais, comme à Kusu island. En effet, lors de leurs migrations les chinois ont intégré à leurs croyances et pratiques celles de pays qu’ils ont traversés. Vous trouverez même dans des temples chinois des statues de Ganesh, un des plus populaires dieux hindous, ou de Marie et Jésus.

Ces religions ont plusieurs dimensions, plus indépendantes que dans les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, et islam) : les croyances, les rites et les enseignements. Selon le Dalaï Lama lui-même, vous pouvez appliquer avec profit les enseignements bouddhistes sur le fonctionnement du corps et de l’esprit, sans pour autant croire à la réincarnation ou faire tourner les moulins à prière. De plus, le suivi de ces différentes dimensions varie selon le niveau d’éducation : les lettrés sont plus sensibles à l’enseignement, alors que les croyances et les rites importent davantage aux masses populaires. Ensuite, certains aspects de ces traditions peuvent paraître bien étranges, comme les médiums entrant en transe dans des temples ou le tirage de bâtonnets pour connaître son avenir, voire les numéros gagnants du loto. 

Enfin, ces religions se sont développées sur un fond de croyances et de rites remontant à plusieurs milliers d’années. Cette religion primitive, animiste, commune aux sociétés agraires jusqu’à l’Antiquité, imprègne encore aujourd’hui les coutumes actuelles.

 

Les religions chinoises sont plus ancrées dans la vie quotidienne, rendant floues les frontières entre culture et religion. La plupart des fêtes ont une dimension religieuse, les problèmes ordinaires peuvent trouver leur cause et leur solution dans l’intervention de puissances surnaturelles. La danse du lion effectuée dans une boutique vise à lui porter chance et à éloigner les puissances maléfiques. Il n’y a pas de barrière entre religion et superstition. 

 

Autel domestique pour vénérer les ancêtres (© Wikimedia)
Autel domestique pour vénérer les ancêtres (© Wikimedia)

 

Ces traditions, ramenées à Singapour par des immigrants venant principalement du Sud de la Chine au 19ème siècle, y ont été moins perturbées qu’en Chine, où la révolution communiste a profondément chahuté le paysage religieux.

 

Le taoïsme, prolongement des religions primitives

Le taoïsme plonge ses racines dans les cultes primitifs en vigueur dans la Chine néolithique. A l’époque, le but des rituels était de s’attirer les bonnes grâces des divinités pour vivre en paix, avoir de bonnes récoltes et voir son bétail fructifier : le dieu du ciel, Shang-Ti, était prié d’envoyer la pluie au bon moment. La nature transactionnelle de ces rites a traversé les millénaires : aujourd’hui, les étudiants vont prier dans les temples à la veille de leurs examens pour augmenter leur chance de réussite. Le culte des ancêtres et la divination sont d’autres aspects de ces religions primitives qui ont survécu jusqu’à nos jours.

Au fil des siècles, le panthéon s’est enrichi. Les divinités couvrent tous les phénomènes naturels (montagnes, rivières, tonnerre, pluie, …) et humains (amour, mort, richesse, guerre, ...). De plus, certains personnages remarquables ont été déifiés. Enfin, le monde fourmille d’esprits plus malveillants les uns que les autres, qu’il s’agit d’éloigner avec des talismans ou du bruit, d’où les pétards du Nouvel An chinois. Les chamans entrent en communication avec ces divinités et êtres surnaturels pour les apaiser, soignent les corps et les esprits, et prédisent l’avenir. 

 

Boîtes contenant des bâtonnets de divination (© National Archives of Singapore)
Boîtes contenant des bâtonnets de divination (© National Archives of Singapore)

 

Le taoïsme s’est développé sur la base des traditions primitives, en les théorisant et les enrichissant. Il a fini par imprégner tous les aspects de la vie quotidienne et devenir une religion d’état en Chine : la hiérarchie des innombrables divinités reflétait la bureaucratie de l’empire. 

Pour le taoïsme, l’univers est un tout, dont toutes les composantes sont en relation. Le meilleur moyen de vivre heureux est de suivre la voie de la nature, sans la contrarier. Pour éviter les comportements extrêmes, il faut comprendre que chaque chose vient inévitablement avec son contraire (le yin et le yang) et trouver l’équilibre entre les deux. Il y a aussi des aspects ésotériques, touchant à l’alchimie et à la magie, dont une aspiration à l’immortalité.

Le taoïsme, c’est la médecine traditionnelle chinoise, les arts martiaux (tai-chi, qi-gong, kung fu), et le fengshui. Il est à l’origine de la plupart des festivals chinois : Nouvel An, festival des lanternes, festival Qingming (analogue de notre jour des morts), festival des fantômes affamés, … L’anniversaire des neuf dieux empereurs, qui a lieu au neuvième mois du calendrier chinois (du 21 au 29 octobre en 2025), est le plus spectaculaire : durant 9 jours, de nombreuses cérémonies ont lieu dans les temples taoïstes ; le premier jour, les dévots vont accueillir leurs divinités au bord de l’eau et les y ramènent à la fin du festival. 

 

Les taoïstes attendant les neuf dieux empereurs lors de leur festival (© Straits Times)
Les taoïstes attendant les neuf dieux empereurs lors de leur festival (© Straits Times)

 

Les prêtres taoïstes, qui vivent au sein de la communauté, président aux cérémonies : funérailles, festivals, ou anniversaires des nombreux dieux. Ces cérémonies sont assez bruyantes, car accompagnées de musique de percussions et d’instruments à vent. Ils sont aussi sollicités par les personnes confrontées à un quelconque problème. Le prêtre écrit alors un talisman que la personne doit brûler, voire ingérer, après avoir récité quelques prières. En cas de problème grave, un médium peut être appelé : une fois entré en transe, il communiquera avec les esprits de l’au-delà pour trouver une solution. Ce documentaire montre la vivacité de ces croyances et de ces rites, même dans les jeunes générations : un visage souvent méconnu et difficilement imaginable du Singapour moderne d’aujourd’hui.

De manière plus courante, les Chinois viennent au temple pour prier et faire des offrandes, qui consistent en des bâtons d’encens, des fleurs, de la nourriture, ou des boissons. Mais ils peuvent faire cela aussi bien chez eux devant leur autels domestiques ou devant les nombreux autels publics qui parsèment le pays. Comme des millénaires auparavant, il s’agit de s’attirer la protection et l’aide des puissances de l’au-delà, tout en conjurant le mauvais sort.

Les offrandes peuvent aussi être dédiées aux ancêtres, proches ou lointains, pour les aider dans le long cheminement de leurs âmes à travers les dix cercles des enfers. Lors du festival des fantômes affamés, des offrandes en papier sont brûlées près des columbariums ou au pied des immeubles : cela va de la monnaie de l’enfer à des maisons entières, en passant par des voitures, des ordinateurs, et des sacs de marque. Des boutiques sont spécialisées dans ce genre d’offrandes.

 

Boutique vendant des offrandes aux ancêtres (© Jean-Michel Bardin)
Boutique vendant des offrandes aux ancêtres (© Jean-Michel Bardin)

 

Le rouge domine dans les temples et les autels, car symbole de bonheur, de vie, de fertilité, à l’image du soleil, du feu et du sang. De nombreux animaux symboliques ornent les murs des temples, comme le dragon (force et spiritualité), la tortue (longévité et ténacité), le tigre (royauté et force), ou le phénix (amour et immortalité).

 

Le confucianisme ou l’harmonie sociale

Confucius, né durant une période chaotique de l’histoire chinoise, a formalisé un système de préceptes visant à assurer la cohésion de la société. S’appliquant tout aussi bien aux dirigeants qu’au petit peuple, ils placent l’intérêt de la communauté au-dessus de celui des individus et promeuvent compassion, courtoisie, rigueur morale, et patience. Le respect des anciens, la piété filiale, le respect des hiérarchies et des règles, sont autant de manifestations du confucianisme toujours actuelles dans la culture chinoise.

« Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent » est une des règles d’or du confucianisme.

Mais au-delà de cette philosophie de vie, le confucianisme s’intéresse aussi à la mort et à ce qui se passe après, ce qui peut s'apparenter à une religion. Il a intégré le culte des ancêtres, d’où les offrandes de fleurs, d’encens, de nourriture ou de boisson faites sur les autels domestiques ou sur les tombes. Mais le confucianisme n’a pas de « dieu », ni de moine, ni de prêtre. Il n’y a pas de temple spécifiquement confucéen à Singapour. En revanche, beaucoup de temples chinois honorent Confucius.
 

Le rapport à la mort et à l’au-delà est peut-être la chose la plus surprenante pour les occidentaux. Tout d’abord les funérailles font l’objet de cérémonies importantes : les corps embaumés sont exposés pendant plusieurs jours pour permettre aux proches, parents et amis, de dire un dernier adieu au défunt avant sa crémation. Sa mémoire est ensuite régulièrement honorée par des offrandes pour faciliter sa vie dans l’au-delà. Une tablette à son nom peut figurer sur l’autel familial ou dans un temple.

 

Autel à Confucius dans le temple taoïste Thian Hock Keng (© Flickr)
Autel à Confucius dans le temple taoïste Thian Hock Keng (© Flickr)

 

Le bouddhisme à Singapour et ailleurs 

Le bouddhisme est d’abord un enseignement visant à se délivrer de nos souffrances humaines en suivant huit préceptes relatifs à la sagesse, la conduite de sa vie, et la concentration. On peut ainsi mettre fin au cycle des réincarnations et atteindre le nirvana. Le bouddhisme est arrivé en Chine en provenance de l’Inde à partir du 3ème siècle avant J.-C.  À Singapour, deux courants du bouddhisme sont représentés : le Theravada, forme originelle très présente au Tibet, en Thaïlande et Birmanie, avec des temples reflétant l’architecture et les coutumes religieuses de ces pays, et le Mahayana, majoritaire en Chine, et donc parmi les immigrants venus de ce pays. 

 

Le temple bouddhiste thaï Wat Ananda Metyarama sur Jalan Bukit Merah (© Flickr)
Le temple bouddhiste thaï Wat Ananda Metyarama sur Jalan Bukit Merah (© Flickr)

 

L’intérieur des temples bouddhistes est plus sobre : essentiellement des statues du Bouddha et de Bodhisattvas, qui, dans le Mahayana, sont des personnes qui ont atteint l’illumination mais qui restent sur terre pour aider leurs semblables à surmonter leurs souffrances. La plus révérée est Guanyin, modèle de compassion. Vous y trouverez aussi des statues d’anciens moines plus ou moins célèbres, et même des déités empruntées à d’autres religions. La musique y est limitée aux chants des moines, parfois ponctués de percussions discrètes : des psalmodies assez monotones tournant en boucle, destinées à favoriser la méditation, comme Om Mani Padme Hum.

 

Hall du temple de la relique de la dent du Bouddha (©Jean-Michel Bardin)
Hall du temple de la relique de la dent du Bouddha (©Jean-Michel Bardin)

 

Il n’y a pas de prêtres dans le bouddhisme, mais les moines et nonnes y jouent un rôle important. Non seulement ils prient et président à certaines cérémonies, mais ils sont aussi des propagateurs de l’enseignement bouddhiste et des conseillers aux personnes qui vivent des situations difficiles. Des événements sont régulièrement organisés, notamment dans des monastères, pour expliquer le bouddhisme et pratiquer des exercices de méditation. Beaucoup de ces événements sont accessibles à tous.

Le Vesak day, qui tombe le 12 mai en 2025, commémore la naissance, l’illumination et le passage au Nirvana du Bouddha. Cette grande fête bouddhiste est marquée par de nombreuses cérémonies dans les temples. La plus spectaculaire est la procession où les participants se prosternent tous les trois pas.

 

L’autel de Notre-Dame du Perpétuel Secours à Novena Church (© Flickr)
L’autel de Notre-Dame du Perpétuel Secours à Novena Church (© Flickr)

 

Les religions occidentales sont exclusives : le « fidèle » d’une religion ne peut pas suivre les rites d’une autre. Pour changer de religion, il faut se convertir. Rien de tel dans les religions chinoises, dans lesquelles chacun choisit ce qui lui paraît le plus efficace pour lui-même : une religion à la carte en quelque sorte. Certains chrétiens chinois participent parfois même à des rites traditionnels par respect filial. Réciproquement, l’église de Saint Alphonse (Novena church) attire de nombreux Chinois non chrétiens qui viennent y prier devant l’autel de Notre-Dame du Perpétuel Secours, qu’ils ont intégrée à leur panthéon de déités bienfaisantes.

 

Tablettes ancestrales au monastère Lian Shan Shuang Lin (© Wikipedia)
Tablettes ancestrales au monastère Lian Shan Shuang Lin (© Wikipedia)