Ils ont été les premiers à l’expérimenter, ils ne pourront pas s’en débarrasser. Le 22 mai, les 13 millions d’habitants de Hangzhou (Zhejiang) apprenaient avec stupéfaction qu’ils devront vivre avec les codes QR de santé, même après l’épidémie !
En effet, la municipalité compte « normaliser » l’usage d’un « index de santé » d’ici fin mai ou courant juin. Le système « nouvelle génération » prendra en compte les résultats des derniers examens médicaux et des informations liées au mode de vie pour établir un score personnel de santé jusqu’à 100 points. Selon la démonstration de la Commission municipale de Santé, 15 000 pas quotidiens vaudront 5 points, 200 ml de « baijiu » (alcool fort à base de sorgho) feront perdre 1,5 point, cinq cigarettes coûteront 3 points, tandis que 7h30 de sommeil permettront de récupérer 1 point ! La note sera réactualisée chaque jour et reflétée par une large palette de couleurs, du vert fougère au violet. L’utilisateur pourra également constater l’évolution de son classement comparé aux autres habitants. De nombreuses questions restent en suspens : comment ces données seront-elles obtenues ? Cet « index de santé » sera-t-il obligatoire ? Si oui, dans quelle situation ?
Le secrétaire du Parti de Hangzhou, Zhou Jiangyong, semble convaincu par l’idée : « cet index sera un gardien intime de la santé de ses habitants. Il sera utilisé si souvent et si apprécié que l’on ne pourra plus s’en passer », déclarait-il. La municipalité réfléchit même à un score équivalent pour les entreprises et les résidences. Ce système n’est pas sans rappeler celui de crédit social, utilisant les « big data » pour punir et récompenser les citoyens, déjà expérimenté à Hangzhou, sur des critères plus larges que celui de la santé.
Si Hangzhou se positionne en précurseur, ce n’est sûrement pas étranger à la présence d’Alibaba qui a son siège en ville. Le géant high-tech fondé par Jack Ma a d’ailleurs admis à demi-mot avoir été sollicité par la municipalité pour apporter son assistance technique au projet. Le groupe se défendait toutefois d’avoir été impliqué dans l’élaboration de ses règles.
Et pour cause, cette annonce a suscité un tollé sur la toile : « pendant l’épidémie, on n’a pas eu le choix. Aujourd’hui, j’espère avoir le droit de supprimer cette application, surtout pas d’en installer une nouvelle plus performante ! », écrivait un internaute. Même si une large majorité a soutenu l’usage de la technologie durant l’épidémie, ils étaient 82% à souhaiter que leurs données captées par les caméras à reconnaissance faciale soient supprimées. C’était justement l’objet de la proposition que portait Robin Li, le PDG de Baidu au Parlement la veille. Ces réactions reflètent la prise de conscience qui s’opére ces derniers mois au sein de la population chinoise, particulièrement chez les habitants des grandes villes, vis-à-vis de ces technologies envahissantes.
En un sondage sur Weibo, 86% des 6 600 utilisateurs se déclaraient « contre » ce « passeport santé numérique », craignant que leurs données de santé ne deviennent publiques. Un internaute s’inquiétait également des discriminations à l’emploi que pourrait provoquer un tel système : « désolé monsieur, mais nous ne pouvons pas vous embaucher, votre condition physique, telle qu’illustrée par votre code de santé, n’est pas adaptée aux heures supplémentaires », écrivait-il avec ironie. Sur Zhihu, plateforme de questions/réponses, certains anticipaient la possible exploitation de ces données médicales par les compagnies d’assurances et firmes marketing. D’autres mettaient en doute la faisabilité du projet : comment convertir différents états de santé en un algorithme fiable ?
Adopté dans l’urgence début février, les habitants de Hangzhou ont été les premiers à tester le code de santé que l’on connait actuellement en Chine. Le système aux trois couleurs (vert, jaune, rouge) est plutôt basique, supposément basé sur une poignée de critères (historique de voyage, contact avec une personne contaminée ou résultat d’un dépistage). Pourtant, il n’a pas échappé à certains bugs, attribuant un code « rouge » à 335 000 habitants sans raison. Élargi au pays entier, ce code a joué un rôle crucial dans la relance de l’activité, les villes comptant essentiellement sur cet outil pour évaluer la menace sanitaire que représentent leurs habitants. Il a même permis d’attraper un fugitif, accusé de meurtre il y 24 ans. Sans code QR de santé à présenter, il lui était impossible d’entrer où que ce soit… Selon Tencent, plus d’un milliard de Chinois sont couverts par ces codes, qui ont été scannés plus de neuf millions de fois depuis février.
Toujours dans le Zhejiang, province décidément à la pointe, un district de la ville de Taizhou testait un « code d’honnêteté » en trois couleurs jugeant de la droiture et de la diligence des cadres du Parti à accomplir leurs missions. Dans un village, un cadre était épinglé pour avoir mal utilisé les fonds publics : en guise de punition, son code passait au « jaune ». Il retrouva sa couleur verte après avoir « changé son attitude et s’être dévoué à son travail ». Par contre, ceux en « rouge » risquent une visite de la Commission de discipline.
Il est clair que le gouvernement chinois est fermement résolu à faire usage de ces technologies, sous prétexte d’accroître la sécurité ou de garantir la bonne santé de tous. Il s’agit surtout de déléguer une partie de son autorité aux algorithmes, selon des règles du jeu qu’il aura lui-même fixées, pour rendre plus performant son contrôle de la population. Ainsi, la multiplication de ces projets est à interpréter comme une quête de la meilleure formule à adopter. Face à la détermination du régime, quelle place est laissée à la population ? Jusqu’où va-t-elle l’accepter, et sous quelles formes ? Justement, la société est en plein questionnement. Comme le soulignait avec justesse un internaute, « il va être très difficile de limiter les pouvoirs du gouvernement à une « cage » institutionnelle maintenant qu’ils sont déjà dehors »…