Qu’est-ce qu’on célèbre le 21 avril, avec le jour de Tiradentes ? Littéralement « celui qui tire les dents ». Autrement dit : l’arracheur de dents, qui n’avait pas mauvaise réputation car, même si le mode opératoire pouvait être violent, il tirait la douleur. L'écrivain Machado de Assis n’aimait pas ce nom, le choc des syllabes blessait sa langue, et parce que Joaquim José da Silva Xavier lui paraissait mériter un autre titre plus digne. Il avait raison mais Tiradentes est devenu un nom sonore, étincelant, héroïque, qualités infusées en lui par le destin de celui qu’on appelait ainsi, non pas tant par mépris que par considération, et même par affection. Tiradentes est devenu synonyme de révolte, de liberté, d’indépendance.
Par Gérard Bodinier.
Le 21 avril a été inscrit comme fête nationale, entre le 1er janvier jour de la Fraternité et le 14 Juillet, par la République du Brésil, dès son instauration en 1889 par des militaires positivistes ou francs-maçons, ou les deux, épris de la Révolution française. On ne l’a pas appelé alors le jour de Tiradentes mais le jour des Précurseurs, ainsi considérait-on les participants de la Conjuration mineira, connue comme Inconfidência mineira, une tentative de révolution qui n’est pas allée jusqu’au bout, les principaux conjurés ayant été emprisonnés au printemps 1789. Le sous-lieutenant de cavalerie Tiradentes était l’un d’entre eux et les républicains de 1889 se reconnaissaient particulièrement en lui.
L’Inconfidência désigne un projet de soulèvement, organisé à partir du Minas Gerais, la capitainerie alors la plus riche du Brésil colonial, saignée de son or et de ses diamants par l’administration portugaise. Des soulèvements il y en eut bien d’autres, plus amples, plus violents, mais celui-ci est considéré comme ayant anticipé l’indépendance (en 1822). Est-ce parce qu’il fut mené par des personnalités d’exception, des lettrés, des poètes ? L’histoire qui a pour cadre les villes baroques du Minas, au terme de son siècle d’or, avec des ramifications et complicités à Rio de Janeiro, mêle la tragédie, l’amour, la trahison, la mort.
La médaille Tiradentes à des miliciens
Surtout, elle se déroule entre l’Indépendance des Etats-Unis et le début de la Révolution française, et ne fut pas une simple révolte de plus contre l’impôt. Les militaires, prêtres, magistrats, fazendeiros, qui en furent les protagonistes et qui représentaient l’élite de Vila Rica, aujourd’hui Ouro Preto, étaient imprégnés des Lumières. En témoignent leurs bibliothèques comptant de nombreux livres français alors que l’imprimerie était interdite au Brésil et qu’il fallait déjouer la censure. Les pensées les plus audacieuses rêvaient d’Etats-Unis du Brésil.
Douze furent condamnés à mort, d’autres à l’exil. Un seul fut exécuté, Joaquim José da Silva Xavier « Tiradentes », le 21 avril 1792. Était-il le chef ? On en débat encore aujourd’hui. Pendu, écartelé, les membres de son corps dispersés sur la route du Minas, et, pour frapper les esprits, sa tête exposée sur un poteau au milieu de la place principale de Vila Rica, cet apparat de la vengeance royale fit de lui un martyr et un héros, un symbole.
Il reste beaucoup d’incertitudes sur la préparation de ce complot. L’ombre qui l’épaissit est plus grande que Tiradentes et le mystère multiplie les interprétations. Il y a plusieurs Tiradentes. Il renaît différent selon les époques. Chacun se l’approprie. L’histoire de Tiradentes est celle de ses avatars, de ses métamorphoses. Mort à 46 ans, il a connu depuis de nombreuses vies, pour le meilleur et pour le pire. Récemment l’assemblée législative de l’Etat de Rio a distribué la médaille « Tiradentes » à des miliciens auteurs d’exécutions. Chaque époque le recompose à son image.
Guérilléro et patron de la Nation
Le monument d’infâmie élevé à l’emplacement de sa maison à Vila Rica, est détruit en 1821, la sentence de 1792 est déclarée barbare et honneur est rendu au « grand héros et martyr mineiro ». Dans son Histoire générale du Brésil qu’il commence à publier en 1854, Varnhagen écrit de Tiradentes qu’il est « insignifiant et sans discernement ». Charles Ribeyrolles, un républicain français exilé à Rio, s’enthousiasme pour Tiradentes dans un ouvrage bilingue, le Brésil pittoresque, paru en 1859. Il en fait un héros brave, intelligent, patriote, infatigable agent de la conjuration.
Mais l’Empire cultive plus la mémoire du poète Tomás Antônio Gonzaga, considéré le penseur de l’Inconfidência, à l’instar de Norberto de Sousa e Silva qui publie la première histoire documentée de la conjuration mineira en 1873. Les républicains prennent fait et cause pour Tiradentes. Ils rejettent l’image d’un Tiradentes pieux, tout en le béatifiant de leur côté. Norberto se défend : ce sont les franciscains qui lui ont amolli le cœur pendant ses trois ans de détention, « ils ont pris un patriote, ils ont exécuté un religieux ».
Mais en 1892, pour le premier centenaire de son exécution, l’adhésion populaire fait défaut selon Machado de Assis qui, lui-même, avait réclamé dès 1865 qu’on célèbre le 21 avril. Pour lui c’est moins l’instinct populaire que les historiens de l’Empire et les idéologues de la République qui ont fabriqué Tiradentes.
De bords opposés on s’accapare les reliques, on revendique Tiradentes, écartelé jusque dans sa mort, on se partage son héritage.
Le modernisme va se passionner pour les poètes de l’Inconfidência et pour le patrimoine en déshérence d’Ouro Preto, avec Oswaldo de Andrade qui salue l’avènement d’une culture de la liberté. Mais c’est quand il s’apprête à suspendre les libertés que Getúlio Vargas crée le musée de l’Inconfidência à Ouro Preto en 1936, mettant l’accent sur l’unité nationale.
La dictature militaire, préoccupée de sa légitimité, voulant se donner une image restauratrice, établit le jour férié tel que nous le connaissons par une loi du 9 décembre 1965, qui consacre Tiradentes patron de la Nation brésilienne, le prenant en otage. Les opposants de la dictature voient, eux, dans Tiradentes la figure de la liberté. Au théâtre, Arena conte Tiradentes d’Augusto Boal et Guarnieri montre un Tiradentes guérilléro. Les guérilléros fondateurs du Mouvement révolutionnaire Tiradentes sont torturés à mort.
De bords opposés on s’accapare les reliques, on revendique Tiradentes, écartelé jusque dans sa mort, on se partage son héritage. Le 21 avril 2011 les restes de trois inconfidents ont rejoint ceux, plus ou moins authentifiés, des treize qui étaient déjà rassemblés au mausolée d’Ouro Preto.
Histoire, littérature, cinéma, séries télévisées se sont emparés de l’Inconfidência, de la vie imaginaire de Tiradentes avec des versions parfois surprenantes comme celles qui prétend qu’il n’a pas été exécuté, qu’on lui a subsisté un autre condamné. Aujourd’hui la mode est à la déconstruction et banalisation du mythe, en attendant peut-être que des psychologues proposent au fantôme de Joaquim José de l’aider à se reconstruire.
Prisonnier de sa statue
Va-t-on déboulonner sa statue ? Laquelle ? Place Tiradentes à Rio, près du lieu de son exécution, la statue inaugurée en 1862 est celle du premier empereur du Brésil, Pedro Ier. On s’indigna. Un poète satirique écrivit que cette statue équestre a laissé la vérité à pied et mit le vice à cheval. La statue officielle de Tiradentes est celle érigée en 1924 devant la Chambre fédérale des députés, sur l’emplacement de l’ancienne prison d’où il est parti pour son exécution. Elle est l’œuvre de Francisco de Andrade, spécialiste de sculpture religieuse. Tiradentes a une barbe imposante de patriarche, une espèce de Moïse ayant guidé son peuple en vue de la terre promise. Ses mains enchaînées sont croisées sur la poitrine en signe de contrition. Il est prisonnier de sa statue.
On a voulu donner une image christique de Tiradentes, comme dans le célèbre et très académique tableau de Pedro Américo en 1893. La vérité, s’il y en a une, est que cette image religieuse existe depuis l’origine. Elle a été structurée par le rituel de l’exécution elle-même : une procession qui ressemble à une Passion, une théâtralisation de la mort sur les tréteaux de l’échafaud. Le savoir mourir était un devoir, il ne fallait pas rater cette occasion édifiante.
Un décret de la dictature, qui ne veut voir qu’une tête, décide en 1966 que la seule représentation autorisée de Tiradentes serait la copie de la statue d’Andrade. La dictature se desserrant a désenchaîné l’image de Tiradentes en annulant en 1976 ce décret. Tiradentes est de nouveau libre.
Dans sa poche il tenait, non pas une bible, mais un exemplaire en français des lois constitutives des États-Unis.
Il est le seul à avoir reconnu sa participation au complot, prenant sur lui toute la culpabilité, il s’est sacrifié, comme s’offrant « à se charger des péchés d’Israël », ainsi que l’écrit Machado avec sa lucidité mêlée de fine ironie, ne laissant à ses pairs qu’une « demi-ration de gloire ». S’il ne fut pas le chef de l’Inconfidência, il en fut l’un des principaux artisans. Les inconfidents prétendaient d’ailleurs qu’il y avait plusieurs têtes au mouvement. Tiradentes était le propagandiste, le recruteur. C’était aussi le stratège militaire. Il joue un rôle prépondérant lors de la réunion à laquelle participent les principaux conjurés le 26 décembre 1788 à Vila Rica.
Déconstruit, on veut le réduire quelquefois à un fanfaron, troquant une imagerie contre une autre. Ce n’était pas qu’un arracheur de dents, il remplaçait les dents par celles qu’il confectionnait. Il soignait avec des onguents, avec des plantes, avait créé une pharmacie. Il avait des projets ingénieux d’assainissement de l’eau à Rio. Il était aimé, joyeux. Il était actif, fougueux, courageux. Il avait sans doute la langue trop longue, ce qui l’a perdu.
Dans sa proche il tenait, non pas une bible mais un exemplaire en français des lois constitutives des Etats-Unis. Il répétait à l’envi que le Minas était riche, que sa richesse était pillée par le Portugal, il s’exaltait, on pourrait suivre l’exemple des Etats-Unis, le Minas peut être indépendant, peut être une république, le cœur d’un Brésil libre. Tiradentes et ses compagnons, qui ne se laissent pas si facilement enfermer, n’ont pas fini de nous emmener sur leurs chemins, malgré les détournements qu’on leur a fait subir, et de nous échapper.